Le théâtre par temps de guerre et d’élections

Le théâtre est assimilé à un lieu et à une activité incertaine où le faux et le vrai s’enlacent et se disputent. Ce déchirement qui lui est propre se trouve être aussi à la source de l’amour et du désamour dont le théâtre éprouve le conflit. Déchirement qui intervient davantage encore lorsque le théâtre se trouve impliqué dans la vie, surtout dans des situations extrêmes qui, grâce à lui, se colorent d’une dimension excessive, marquée par l’impact d’un lieu ou d’une action étrangère au spectacle. Rien de pire que le théâtre en dehors du théâtre.
Un témoignage récent a surenchéri sur cette conviction qui m’accompagne depuis des années. Nous savions que bon nombre de civils ukrainiens s’étaient réfugiés dans le théâtre de Marioupol entièrement converti en abri pour ces démunis. Une metteuse en scène ukrainienne, Lioudmyla Kolosovitch, apporte un supplément d’informations (Le Monde daté du 11 avril) en racontant qu’en raison du froid qui régnait dans la grande salle, on avait ouvert la réserve des costumes afin de s’en servir pour se protéger de la rigueur météorologique. Quand le théâtre fut bombardé, bon nombre des victimes étaient couvertes d’habits de scène et cela donnait une dimension encore plus tragique au carnage. Parce que, dans un certain sens, le théâtre lui accordait une dimension grotesque inattendue…, de pauvres habitants ukrainiens travestis par des costumes de fortune sont tombés sous les bombes assassines.

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Virginia à la bibliothèque

A l’initiative d’Edith Amsellem, la compagnie ERd’0, créée à Marseille en 2012 a pour projet de faire vivre le théâtre dans des lieux particuliers, en dehors des scènes dédiées aux représentations de spectacle.

Dans l’esprit d’Antoine Vitez pour qui « il faut faire théâtre de tout », elle investit les terrains de sport, les cours de récré, les parcs et jardins publics pour y faire revivre en les adaptant les oeuvres de Choderlos de Laclos, Witold Gombrowicz ou des versions méconnues du Chaperon rouge.

Ce rapport entre espace réel et fiction trouve une très grande pertinence dans le spectacle Virginia à la bibliothèque (1) imaginé par Edith Amsellem et Anne Naudon d’après Un lieu à soi de Virginia Woolf.

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A Philippe

Le décès de Philippe van Kessel a profondément affecté le monde du théâtre en Belgique et au-delà.

Les nombreux hommages parus dans la presse et sur les réseaux sociaux témoignent du rôle éminent que Philippe a joué dans la vie théâtrale belge et internationale, mais aussi de ses profondes qualités humaines.

Il a depuis le début été lié à la vie d’Alternatives théâtrales. Membre du premier comité de rédaction de la revue, celle-ci a rendu compte de son travail, de ses positions, de son engagement tout au long des années où il a exercé les métiers du théâtre comme acteur, metteur en scène, pédagogue, animateur et directeur.

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Koltès toujours vivant

Tabataba de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Stanislas Nordey

Stanislas Nordey aime à rappeler son engagement pour un « théâtre élitaire pour tous » cher à Antoine Vitez.

En reprenant, plus de 20 ans après, sa mise en scène de Tabataba qu’il avait créé dans les quartiers de Seine-Saint-Denis alors qu’il dirigeait là-bas le théâtre Gérard Philippe, il permet à de nouveaux publics éloignés des grandes scènes de théâtre de découvrir ou redécouvrir un texte peu joué et méconnu de Bernard -Marie Koltès ; la revue Alternatives théâtrales avait publié Tabataba en février 1990, alors qu’il était inédit, dans le numéro emblématique (1) consacré à Koltès quelques mois après sa disparition prématurée : il avait 41 ans.

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Le théâtre, l’histoire, l’utopie

À propos de L’Île d’or.

Ariane Mnouchkine – Théâtre du Soleil(1)

« Vite, une île ! » Présentée à la Cartoucherie de Vincennes depuis le 3 novembre 2021, la nouvelle création collective du Théâtre du Soleil, sous la direction d’Ariane Mnouchkine, convoque l’île comme thème littéraire et objet de réflexion. L’appel d’Hélène Cixous dans sa note pour le programme signale que l’île y est avant tout conçue comme virtualité d’ordre philosophique et politique. « Vous vous souvenez d’Utopia naturellement. Une île presqu’incroyable… » Utopie : voilà ce qu’incarne avant tout l’île, pour Cixous, Mnouchkine et l’ensemble de la troupe. Mais quelle utopie ? Un espoir, un projet ? Ou peut-être un rêve – c’est du moins ce que peut laisser penser Cornélia, l’héroïne malgré elle d’Une chambre en Inde, qui se trouve cette fois malade du Covid et, de sa chambre d’hôpital, rêve qu’elle est au Japon.

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« Parfois la nouveauté est là où on ne l’attend pas »

Entretien avec les traductrices Angela Leite Lopes et Alexandra Moreira da Silva

Angela Leite Lopes : J’ai commencé à traduire des pièces brésiliennes en français en 1985. Je faisais une thèse de doctorat, à Paris 1, sur le tragique dans l’œuvre de Nelson Rodrigues, auteur qui était alors inconnu en France. Aucune de ses pièces n’avait été ni traduite, ni présentée en France. Alors, pour que les éventuels lecteurs de ma thèse puissent avoir un accès direct à ses pièces, sans être limités aux citations faites dans mon texte, j’ai traduit en annexe deux pièces de Rodrigues : Senhora dos Afogados (Dame des noyés) et Doroteia (Doroteia).

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La ville de São Paulo, le théâtre et le Fomento

Depuis 2002, la scène théâtrale paulista a été bouleversée par un phénomène politico-culturel inédit au Brésil : le Programa de Fomento ao teatro para a cidade de São Paulo (Programme de promotion du théâtre pour la ville de São Paulo) a encouragé l’émergence de nouvelles modalités de rapports entre le théâtre et la ville. Il s’agit là de l’instauration d’une politique publique portée par une mobilisation sans précédent du milieu théâtral et qui a permis des innovations dans la manière de faire du théâtre (le teatro de grupo) ainsi qu’une décentralisation géographique unique et une autre manière d’appréhender la ville et l’espace urbain[1]. Je présenterai ici brièvement le Fomento, en précisant le contexte de son élaboration et de sa mise en œuvre, et en évoquant les principaux apports de ce programme, ainsi que ses limites et les menaces qui pèsent sur lui – notamment  avec « l’anti-projet » national qui mis en œuvre par le gouvernement brésilien actuel, étayé par une croisade contre les institutions, dont celles relatives à la culture et aux arts.

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Le Rêve d’Isolde

Aimer jusqu’à la mort a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Au festival d’Aix-en-Provence, le metteur en scène australien Simon Stone transpose « Tristan und Isolde » en 2020, et met le mythe wagnérien à l’épreuve de notre modernité.

            L’actualisation radicale de l’opéra de Wagner par Simon Stone n’est pas originale en tant que telle. C’est aujourd’hui un véritable exercice de style de demander ce qui serait encore « actuel » dans un opéra, et de répondre en transposant l’action… dans le présent. Simon Stone joue pleinement cette carte, qui a le double avantage de proposer une lecture critique des œuvres du répertoire, tout en proposant de mieux comprendre notre présent à partir d’elles. Mais cela suppose de montrer à quoi tient la singularité du présent, et de dire pourquoi certains mythes ne seraient plus les nôtres. En effet, si l’histoire de Tristan et Isolde est une image de l’insatisfaction du désir, de quel point de vue serait-elle aujourd’hui dépassée ? L’immense intérêt de la mise en scène de Simon Stone ne tient donc pas dans son geste d’actualisation, mais à la manière singulière dont il le fait. En voulant confronter le mythe de l’amour à mort (Liebestod) avec les expériences amoureuses d’aujourd’hui — réelles ou fantasmées — Simon Stone propose une relecture de Wagner profondément ambiguë. Il s’agit bien sûr d’une démystification, réalisant scéniquement la phrase d’Adorno qui voyait dans Tristan une sublimation du vaudeville bourgeois. Mais si Tristan est vraiment un pur fantasme, cela implique pour Simon Stone de limiter sa critique aux ilots privilégiés de nos sociétés où l’adultère n’engage pas — le plus souvent — de risque mortel. Cette restriction du champ est assumée par le metteur en scène, qui formule son diagnostic dans un dispositif astucieux, où la démystification se situe elle-même sur le plan du rêve amoureux : Isolde ne peut que rêver aujourd’hui son aventure avec Tristan, car plus rien ne s’y oppose vraiment, et la tragédie de l’amour impossible n’en est plus une, il n’y a que « relation » ou solitude. Simon Stone cherche à explorer cette contradiction, en suggérant que si le mythe de Tristan n’a plus de sens dans une société comme la nôtre, nous continuons de le fantasmer d’autant plus et le faisons survivre sous d’autres formes, à commencer par celle du cinéma.

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« Innocence » et l’innommable

Créé au Festival d’Aix-en-Provence, le nouvel opéra de Kaija Saariaho, mis en scène par Simon Stone, sonde les ressorts d’une violence qu’on voudrait croire gratuite. C’est aussi une grande œuvre sur le deuil et la survie.

Dès les premières mesures, la musique de Kaija Saariaho frappe par sa densité. La pulsation sourde des cordes dans les graves est comme un autre rideau noir, où les timbres clairs du célesta et des harpes se détachent en arpèges, invitant à l’introspection. Au lever de rideau, la magnifique étrangeté et intimité de cette musique vient rencontrer un espace scénique dont la fonction est toute autre : accrocher et déjouer les regards en quête de transparence. Le metteur en scène Simon Stone a construit un décor tournant, une véritable maison d’architecte (de théâtre), dont les pièces sont des fenêtres ouvertes sur l’intimité des personnages et ménagent des points aveugles au fur et à mesure de la rotation du décor, comme si les nombreuses facettes de l’intrigue et de la musique s’emboitaient dans une logique implacable sans jamais épuiser un fond de cruauté qu’on soupçonne à l’arrière-plan d’une fête de famille, dont le fils (Markus Nykänen) se marie avec une jeune femme rencontrée en Roumanie (Lilan Farahani). Mais la mère (Sandrine Piau) et le beau-père (Tuomas Pursio) délibèrent sur la nécessité de dire la vérité à leur belle fille, en lui parlant d’un absent que personne ne parvient à oublier. La mise en scène emprunte beaucoup aux codes du drame familial et du thriller nordique, mais le suspense ne durera pas. L’absent et sa venue au mariage ne sont pas le véritable enjeu de la pièce. Il s’agit plutôt des différentes personnes qui l’ont connu dix ans plus tôt, et qui chantent chacune dans leur langue maternelle une expérience profondément traumatisante.

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À propos d’OSCaR, projet d’économie circulaire appliqué aux décors d’opéra

Pour en savoir plus sur l’opéra et l’écologie(s), découvrez notre publication d’octobre 2021 !

http://www.alternativestheatrales.be/catalogue/revue/144-145

L’idée initiale d’OSCaR[1] est née fin 2016. Quand on songe à l’accélération opérée par le champ culturel depuis deux ans sur les questions de soutenabilité, cinq années paraissent une éternité. Il nous aura fallu deux ans pour réunir un consortium et concevoir le projet. Pensé comme un projet d’innovation, OSCaR a réuni des profils d’acteurs très divers. Trois opéras, représentés par leurs ateliers de décors : Lyon, Göteborg et Tunis. Et quatre organismes experts : la Cité du design (Saint-Etienne), la Chaire UNESCO sur le changement climatique et l’analyse du cycle de vie (ESCI-UPF, Barcelone), le CIRIDD – Centre international de ressources et d’innovation sur le développement durable (Saint-Étienne), et AdMaS, centre de recherche sur les matériaux et l’ingénierie civile (Brno). Il a été cofinancé par le programme Europe créative de la Commission européenne.

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