« Parfois la nouveauté est là où on ne l’attend pas »

Entretien avec les traductrices Angela Leite Lopes et Alexandra Moreira da Silva

Angela Leite Lopes : J’ai commencé à traduire des pièces brésiliennes en français en 1985. Je faisais une thèse de doctorat, à Paris 1, sur le tragique dans l’œuvre de Nelson Rodrigues, auteur qui était alors inconnu en France. Aucune de ses pièces n’avait été ni traduite, ni présentée en France. Alors, pour que les éventuels lecteurs de ma thèse puissent avoir un accès direct à ses pièces, sans être limités aux citations faites dans mon texte, j’ai traduit en annexe deux pièces de Rodrigues : Senhora dos Afogados (Dame des noyés) et Doroteia (Doroteia).

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La ville de São Paulo, le théâtre et le Fomento

Depuis 2002, la scène théâtrale paulista a été bouleversée par un phénomène politico-culturel inédit au Brésil : le Programa de Fomento ao teatro para a cidade de São Paulo (Programme de promotion du théâtre pour la ville de São Paulo) a encouragé l’émergence de nouvelles modalités de rapports entre le théâtre et la ville. Il s’agit là de l’instauration d’une politique publique portée par une mobilisation sans précédent du milieu théâtral et qui a permis des innovations dans la manière de faire du théâtre (le teatro de grupo) ainsi qu’une décentralisation géographique unique et une autre manière d’appréhender la ville et l’espace urbain[1]. Je présenterai ici brièvement le Fomento, en précisant le contexte de son élaboration et de sa mise en œuvre, et en évoquant les principaux apports de ce programme, ainsi que ses limites et les menaces qui pèsent sur lui – notamment  avec « l’anti-projet » national qui mis en œuvre par le gouvernement brésilien actuel, étayé par une croisade contre les institutions, dont celles relatives à la culture et aux arts.

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Le Rêve d’Isolde

Aimer jusqu’à la mort a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Au festival d’Aix-en-Provence, le metteur en scène australien Simon Stone transpose « Tristan und Isolde » en 2020, et met le mythe wagnérien à l’épreuve de notre modernité.

            L’actualisation radicale de l’opéra de Wagner par Simon Stone n’est pas originale en tant que telle. C’est aujourd’hui un véritable exercice de style de demander ce qui serait encore « actuel » dans un opéra, et de répondre en transposant l’action… dans le présent. Simon Stone joue pleinement cette carte, qui a le double avantage de proposer une lecture critique des œuvres du répertoire, tout en proposant de mieux comprendre notre présent à partir d’elles. Mais cela suppose de montrer à quoi tient la singularité du présent, et de dire pourquoi certains mythes ne seraient plus les nôtres. En effet, si l’histoire de Tristan et Isolde est une image de l’insatisfaction du désir, de quel point de vue serait-elle aujourd’hui dépassée ? L’immense intérêt de la mise en scène de Simon Stone ne tient donc pas dans son geste d’actualisation, mais à la manière singulière dont il le fait. En voulant confronter le mythe de l’amour à mort (Liebestod) avec les expériences amoureuses d’aujourd’hui — réelles ou fantasmées — Simon Stone propose une relecture de Wagner profondément ambiguë. Il s’agit bien sûr d’une démystification, réalisant scéniquement la phrase d’Adorno qui voyait dans Tristan une sublimation du vaudeville bourgeois. Mais si Tristan est vraiment un pur fantasme, cela implique pour Simon Stone de limiter sa critique aux ilots privilégiés de nos sociétés où l’adultère n’engage pas — le plus souvent — de risque mortel. Cette restriction du champ est assumée par le metteur en scène, qui formule son diagnostic dans un dispositif astucieux, où la démystification se situe elle-même sur le plan du rêve amoureux : Isolde ne peut que rêver aujourd’hui son aventure avec Tristan, car plus rien ne s’y oppose vraiment, et la tragédie de l’amour impossible n’en est plus une, il n’y a que « relation » ou solitude. Simon Stone cherche à explorer cette contradiction, en suggérant que si le mythe de Tristan n’a plus de sens dans une société comme la nôtre, nous continuons de le fantasmer d’autant plus et le faisons survivre sous d’autres formes, à commencer par celle du cinéma.

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« Innocence » et l’innommable

Créé au Festival d’Aix-en-Provence, le nouvel opéra de Kaija Saariaho, mis en scène par Simon Stone, sonde les ressorts d’une violence qu’on voudrait croire gratuite. C’est aussi une grande œuvre sur le deuil et la survie.

Dès les premières mesures, la musique de Kaija Saariaho frappe par sa densité. La pulsation sourde des cordes dans les graves est comme un autre rideau noir, où les timbres clairs du célesta et des harpes se détachent en arpèges, invitant à l’introspection. Au lever de rideau, la magnifique étrangeté et intimité de cette musique vient rencontrer un espace scénique dont la fonction est toute autre : accrocher et déjouer les regards en quête de transparence. Le metteur en scène Simon Stone a construit un décor tournant, une véritable maison d’architecte (de théâtre), dont les pièces sont des fenêtres ouvertes sur l’intimité des personnages et ménagent des points aveugles au fur et à mesure de la rotation du décor, comme si les nombreuses facettes de l’intrigue et de la musique s’emboitaient dans une logique implacable sans jamais épuiser un fond de cruauté qu’on soupçonne à l’arrière-plan d’une fête de famille, dont le fils (Markus Nykänen) se marie avec une jeune femme rencontrée en Roumanie (Lilan Farahani). Mais la mère (Sandrine Piau) et le beau-père (Tuomas Pursio) délibèrent sur la nécessité de dire la vérité à leur belle fille, en lui parlant d’un absent que personne ne parvient à oublier. La mise en scène emprunte beaucoup aux codes du drame familial et du thriller nordique, mais le suspense ne durera pas. L’absent et sa venue au mariage ne sont pas le véritable enjeu de la pièce. Il s’agit plutôt des différentes personnes qui l’ont connu dix ans plus tôt, et qui chantent chacune dans leur langue maternelle une expérience profondément traumatisante.

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À propos d’OSCaR, projet d’économie circulaire appliqué aux décors d’opéra

Pour en savoir plus sur l’opéra et l’écologie(s), découvrez notre publication d’octobre 2021 !

http://www.alternativestheatrales.be/catalogue/revue/144-145

L’idée initiale d’OSCaR[1] est née fin 2016. Quand on songe à l’accélération opérée par le champ culturel depuis deux ans sur les questions de soutenabilité, cinq années paraissent une éternité. Il nous aura fallu deux ans pour réunir un consortium et concevoir le projet. Pensé comme un projet d’innovation, OSCaR a réuni des profils d’acteurs très divers. Trois opéras, représentés par leurs ateliers de décors : Lyon, Göteborg et Tunis. Et quatre organismes experts : la Cité du design (Saint-Etienne), la Chaire UNESCO sur le changement climatique et l’analyse du cycle de vie (ESCI-UPF, Barcelone), le CIRIDD – Centre international de ressources et d’innovation sur le développement durable (Saint-Étienne), et AdMaS, centre de recherche sur les matériaux et l’ingénierie civile (Brno). Il a été cofinancé par le programme Europe créative de la Commission européenne.

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Delphine Peraya, une nouvelle auteure de théâtre

L’arrivée d’une maison d’édition de textes de théâtre en Belgique francophone est trop rare pour ne pas être saluée et encouragée ! C’est au cœur de la pandémie, en 2020, qu’Aurélie Vauthrin-Ledent a fait le pari un peu fou de soutenir la création théâtrale par l’édition en lançant, dans une démarche coopérative, une collection de petits livres de théâtre au format A5 et au prix de 10 euros (!) sous le joli nom de « les oiseaux de nuit ».

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Wajdi Mouawad et sa Mère Courage

Un grand spectacle autobiographique au Théâtre de la Colline — Paris

« Comme Dieu ne pouvait pas tout faire, Il a inventé les mères », dit un proverbe du Proche-Orient. Dans bon nombre de cultures et des situations extrêmes, elles agissent comme Son substitut et, vouées à cette tâche extrême, les mères s’épuisent en efforts, s’érigent en gardiennes de leurs proches, veillent sur eux et s’assument meurtries jusqu’au sacrifice de soi. Elles s’érigent en Dieu, un Dieu laïque, familial et souvent débordé par les épreuves de la vie. Comme Mère Courage de Brecht ou une autre, de la même famille, cette Mère de Wajdi Mouawad. Les deux se trouvent confrontées à la guerre… comment être mère pendant la guerre ? À la même question, réponses similaires. Mères qui se protègent des émotions et livrent un combat sans merci sur fond d’exaspération excessive qui ne peut conduire qu’à la défaite finale, défaite crainte et pourtant inévitable. Mères Courage… Wajdi renonce et à l’article défini de « la mère » et à l’épithète « courage » pour proposer le titre générique de… Mère.

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Danses sacrées afro-brésiliennes : Eshou et la communication entre les mondes visibles et invisibles

ENTRETIEN AVEC FANNY VIGNALS, réalisé en visioconférence au Centquatre-Paris, le 23 janvier 2021(1)

José Vincente Gualy Blanco : Nous avons lu la synthèse de votre projet de recherche La Bouche du Monde. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur Eshou et les divinités orishas en général?

Fanny Vignals : On se trouve ici sur une ligne qui vient d’Afrique. Le culte aux orishas a été déplacé au Brésil par les yorubas du Bénin, du Nigeria, du Ghana et du Togo, pendant les vagues d’esclavage des XVIe et XVIIIe siècle. Arrivés au Brésil, ces peuples étaient mélangés à d’autres esclaves, dans le but d’être fragilisés. Les orishas ont donc été rassemblés dans une sorte de famille divine recomposée, qu’on retrouve aujourd’hui dans la religion du candomblé, dans la ligne du candomblé qu’on appelle ketu plus exactement. Les orishas peuvent aussi être présents dans d’autres cultes comme l’umbanda, le quimbanda ou le Tambor de Mina. Chaque orisha correspond à un élément de la nature mais aussi à des mythes et à des traits de caractères spécifiques. En yoruba « orí » c’est la tête, et « sha» est associé à la lumière. Donc l’orisha est comme« la lumière de la tête ». On dit que chaque personne a un orisha « de tête », une divinité qui constitue une partie de son essence, et avec laquelle il est bon de communiquer.

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Le cercle de la violence. Baby Doll, portrait de réfugiées

Propos recueillis par Leyli Daryoush

À l’opéra, en raison du livret, je ne suis pas libre d’écrire l’histoire qui me traverse. Baby Doll[1]est une commande de l’Orchestre de chambre de Paris pour la 250ème année de la naissance de Beethoven. Le choix d’une symphonie du compositeur m’a été accordé et j’ai proposé la 7ème pour en faire une sorte d’opéra pour notre temps.

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Loco

d’après le journal d’un fou de Gogol.

Un spectacle de Natacha Belova et Teresita Iacobelli.

Au théâtre avoisinent le grand et le petit. 

En découvrant la remarquable adaptation que Natacha Belova et Teresita Iacobelli ont faite du journal d’un fou  de Gogol (« loco » signifie fou en espagnol) (1), je me suis rappelé l’impressionnant Revizor (l’inspecteur général)  du même Gogol mis en scène par Mathias Langhoff au tournant du siècle que j’avais invité au théâtre National  dans le cadre de Bruxelles 2000, ville européenne de la culture.

Un bondissant Martial di  Fonzo Bo (tiens, un Argentin, pas loin du Chili de Teresita…), mélange de Buster Keaton et de Charlie Chaplin évoluait dans un immense décor en forme de tour de Babel. Langhoff prenait appui sur la fable ( un blanc-bec bien  fringué se fait passer pour l’envoyé du gouvernement et en profite pour s’en mettre plein les poches) pour déployer un comique dur et blessant qui faisait mouche  ; un théâtre de la rage.

Avec Loco, c’est un tout autre Gogol qui est mis à jour  : celui de la tendresse et de la fragilité humaine.

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