Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire par Jacques Martial au Théâtre de l’Épée de Bois

Crédit photographique AKO-Audrey Knafo Ohnon
Crédit photographique AKO-Audrey Knafo Ohnon

Créé en 2002 à Avignon par Jacques Martial, la mise en scène intégrale du Cahier d’un retour au pays natal est une magnifique incarnation de ce poème explosif et toujours bouleversant. Écrit d’abord en 1939, le poème a été largement retravaillé par Césaire jusqu’en 1947, comme s’il fallait nécessairement prendre en compte l’épreuve de la guerre afin de poursuivre le travail de sape et le dynamitage de la culture coloniale qui s’est vue confirmée et abimée à la fois dans le conflit mondial. 

Cette création de Jacques Martial est plus précieuse que jamais de nos jours – alors que les luttes anti-racistes sont parfois désignées comme “identitaires” ou “communautaristes”. Face à ces caricatures, la voix du poème déjoue par avance les assignations identitaires et se définit comme celle d’un « homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou de Calcutta / un homme de Harlem-qui-ne-vote-pas ». On ne cessera donc pas de redécouvrir ce texte fondateur de la « négritude », idée que Césaire prenait déjà soin de ne pas identifier à une race, car elle n’est pas « un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la souffrance », ajoutant aussi que « la vieille négritude progressivement se cadavérise », comme si la véritable négritude restait toujours à inventer dans la langue, à l’inverse du discours victimaire qu’on lui impute parfois.

Crédit photo AKO-Audrey Knafo Ohnon

Comment ne pas entendre alors la formidable puissance de rupture poétique avec toute identité figée, le grand cri du « partir » qui rappelle la césure rimbaldienne de « l’en-avant » ? L’appel au départ radical, à la libération difficile et nécessaire d’une humanité opprimée résonne plus de vingt fois dans l’anaphore inaugurale « Au bout du petit matin » suivie d’autant d’images de la Martinique et du monde entier. Face à un texte d’une telle énergie, face au vers libre et incantatoire de Césaire, parfois difficile, souvent ironique et satirique, Jacques Martial tient une ligne extrêmement exigeante, qui parvient à faire entendre les nombreux registres du texte. Cette rhétorique qui se joue de la rhétorique est tantôt emphatique ou surréaliste, tantôt bouffonne ou élégiaque. « Poreux à tous les souffles du monde », le poète et l’acteur ne font plus qu’un et se déplacent sur une scène jonchée des oripeaux du vieux monde. Les valises de l’exil et les chiffons des grandes villes composent une carte imaginaire sur le plateau. Les « îles cicatrices des eaux / îles évidentes blessures / îles miettes / îles informes » sont les images d’un « tout-monde » morcelé et qui reste à construire, à l’inverse d’une globalisation uniformisante. Le patchwork littéraire du Cahier est ainsi représenté avec une grande modestie et une économie de moyens particulièrement efficace. Par la grâce de la lumière, un papier froissé devient l’image fantasmée d’une France métropolitaine sous la neige. Une bâche de plastique peint peut suggérer l’horizon provisoirement bouché, une végétation tropicale sous serre ou encore la grande « carte du monde faite à mon usage / non pas teinte aux arbitraires couleurs des savants » mais rendue au poète comme toile de fond pour sa fresque de paroles.

Pourtant dramaturge, Aimé Césaire n’avait peut-être pas envisagé de mettre en scène le Cahier. Mais comme s’il avait prévu cette adaptation théâtrale, le poète met déjà en garde contre les pièges d’une tragédie trop simpliste : « la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ». Jacques Martial a eu l’excellente idée de prendre rigoureusement au sérieux ces mots du Cahier jusque dans leur scepticisme face au spectaculaire. Sa performance d’acteur est espacée de larges respirations en mouvement, comme pour témoigner de la lourde fatigue de l’oppression qui traverse parfois le poème. Elle fait aussi entendre le flux et le reflux du grand vent qui est un de ses personnages principaux… Car c’est à la force du vent que s’adresse la parole furieuse qui nous interpelle à la fin du poème. Le vent, c’est aussi le souffle de cette bombe littéraire qui continue de porter l’espoir d’une humanité qui s’exprime à la troisième personne du pluriel, qui serait « nous » jusqu’au bout de nous-mêmes, « jusqu’au nous furieux », qui nous « embrasse, embrasse NOUS ».

Toutes les citations sont tirées d’Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, éditions Présence Africaine, Paris, 1983. 

Il faut signaler également l’excellente biographie d’Aimé Césaire récemment publiée par Kora Véron : Aimé Césaire – Configurations, Seuil, Paris mai 2021.

Cahier d’un retour au pays natal, du 29 septembre au 16 octobre 2022 au Théâtre de l’Epée de Bois. Spectacle présenté par « La Compagnie de la Comédie Noire ». Mise en scène & interprétation : Jacques Martial Scénographie : Pierre Attrait Lumière : Jean-Claude Myrtil. Peinture : Jérôme Boutterin Accessoires : Martine Feraud  Assistant mise en scène : Tim Greacen 

Auteur/autrice : Jean Tain

Jean Tain s'intéresse particulièrement aux mises en scène contemporaines d'opéra et aux diverses formes du théâtre chanté. Il est par ailleurs doctorant agrégé en philosophie.

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