Fin de partie de György Kurtág – « c’en sera fait du son »

Créé à Milan en 2018, l’opéra de György Kurtág d’après Fin de partie de Samuel Beckett se tient au plus près du texte et nous le révèle comme une partition première. Pour la première fois cette année à l’Opéra de Paris, jusqu’au 19 mai 2022.

Les secondes s’ajoutent aux secondes. À l’infini divisibles, les instants font que le temps passe, que les choses commencent et finissent. Une image récurrente hante la pièce de Beckett comme l’opéra de Kurtág. Rien, ou presque : des gouttes d’eau, des grains de sable ou de blé s’ajoutent les uns aux autres, des « instants nuls, mais qui font le compte » comme dit Hamm. Au plus près du texte de Beckett, Kurtág a pris lui aussi au sérieux la fable de Zénon, où tout commence et finit à chaque instant, paradoxe d’un mouvement immobile. Le compositeur a su construire une exceptionnelle densité sonore à partir des bribes des personnages de Beckett, dont il ne retire pas un souffle. Entre parole et silence, le souffle s’entend souvent à l’orchestre, comme dans les premiers moments de la pièce, lorsque les vents jouent à vide, ou bien dans des harmonies très ténues. Jouer à vide, marquer un temps, commencer et finir, autant de notations beckettiennes que György Kurtág a su traduire dans son langage musical et ses timbres subtils.

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Quartett en tête-à-tête

L’opéra de Luca Francesconi d’après « Quartett » d’Heiner Müller, a été créé en anglais à Milan en 2011, l’œuvre est reprise cette année pour la première fois en allemand au Staatsoper de Berlin, dans une mise en scène de Barbara Wysocka.

Librement adapté des Liaisons dangereuses, Quartett est d’abord un duel entre Merteuil et Valmont, dans une langue aussi précieuse que brutale, où domine la prédation sexuelle non dissimulée. La rhétorique libertine y est pour ainsi dire évidée, et il s’agit souvent moins d’un dialogue que de traits d’un désir narcissique qui s’épuise.

Mais lorsque Valmont « devient » Merteuil, ou lui emprunte plus exactement son corps – et réciproquement – leur métamorphose n’est pas seulement un épisode de théâtre dans le théâtre, ni seulement une revanche sur la domination masculine. Continuant de désirer Merteuil et ses autres proies (Volanges et Tourvel), tout en les jouant lui-même, Valmont en Merteuil ne pourra jamais atteindre que son propre corps, ce qui est la suite logique d’un désir uniquement orienté vers son plaisir, où seule la chair parle à la chair.

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Un Cosi… inouï ! 

À propos de la création de « COSÌ FAN TUTTE » par Anne Teresa De Keersmaeker à l’Opéra National de Paris

Par la force de l’opinion publique et sous la pression de l’engouement médiatique je regarde des opéras dans des représentations récentes, le plus souvent signées par des metteurs en scène convertis aux représentations lyriques par le chant des sirènes financières que les directeurs d’institutions toujours friands de « chaire fraîche » entonnent avec constance. Il suffit qu’un nom paraisse sur la scène théâtrale pour qu’à leur tour, ils paraissent : d’ailleurs leur présence dans la salle atteste la reconnaissance du succès. Ce fut récemment le cas pour Thomas Jolly en France… et tant d’autres. Et la mission impartie à ces nouveaux venus renvoie toujours au même voeu : « rafraîchir » l’opéra dont on souhaite la mise à jour, le camouflage des rides et l’affiliation agressive au quotidien… comme si, en craignant sa vétusté, on s’employait obstinément à camoufler  son âge, son passé. Chirurgie esthétique flagrante ! Opération fréquente chez ces « vieilles belles » qui se pavanent convaincues de la pérennité de leurs  charmes… restaurés ! Cela explique pourquoi ici les princes deviennent des prolétaires et les ouvriers des… princes. Personne n’est plus à sa place !  Continuer la lecture « Un Cosi… inouï ! « 

Autrices, compositrices, metteuses en scène, cheffes d’orchestres, où en sont-elles dans la création?

D’après un entretien avec Émilie Delorme réalisé par Leyli Daryoush

Directrice de l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence depuis 2009, Émilie Delorme joue un rôle essentiel dans le cadre de la création lyrique contemporaine. Créé en 1998 par Stéphane Lissner, les activités de l’Académie, workshops (ateliers) et concerts, se déroulent en parallèle aux productions lyriques du Festival. Continuer la lecture « Autrices, compositrices, metteuses en scène, cheffes d’orchestres, où en sont-elles dans la création? »

« Nous répétons dans l’ancien garage de la rue Borrens. » (et autres notes)

« Accents toniques » est un recueil de notes, la plupart inédites, rédigées depuis 1973 par Jean-Marie Piemme. Extrait 3 : notes rédigées durant les répétitions de « Katia Kabanova », créé en 1983 à La Monnaie (direction musicale Sylvain Cambreling, mise en scène Philippe Sireuil, dramaturgie Jean-Marie Piemme et Michel Vittoz).

– NOUS TRAVAILLONS BEAUCOUP SUR KATIA KABANOVA et nous sentons assez rapidement s’imposer l’idée d’un grand miroir qu’on traverse, idéal, propice, nous semble-t-il, à matérialiser un peu de ces regards que toujours Katia sent peser sur elle, propre aussi à susciter les connotations imaginaires de « l’autre scène», celle du désir, lorsque, comme il se doit dans la tradition, on en vient à le franchir. Bientôt Katia enfant, ce refuge souvent évoqué par Katia adulte, fera son apparition dans l’espace scénique amenant avec elle le rapport privilégié que le personnage entretient avec la musique. Après avoir renoncé à une première esquisse de décor faite d’un sol vallonné, d’un cyclo et d’une toile peinte en guise de rideau, nous avançons à grands pas vers les encadrements et les grandes photographies qui vont donner sa figure singulière à notre espace scénique et à notre point de vue dramaturgique : entre deux photographies de Katia enfant, le fil d’une vie et de sa mort. Entre deux instants du regard, le temps du tragique.

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