Quartett en tête-à-tête

Merteuil (Mojca Erdmann, soprano) et Francesca Ciaffoni (danse) au premier plan. © Monika Ritterhaus, Staatsoper Berlin.
Merteuil (Mojca Erdmann, soprano) et Francesca Ciaffoni (danse) au premier plan. © Monika Ritterhaus, Staatsoper Berlin.

L’opéra de Luca Francesconi d’après « Quartett » d’Heiner Müller, a été créé en anglais à Milan en 2011, l’œuvre est reprise cette année pour la première fois en allemand au Staatsoper de Berlin, dans une mise en scène de Barbara Wysocka.

Librement adapté des Liaisons dangereuses, Quartett est d’abord un duel entre Merteuil et Valmont, dans une langue aussi précieuse que brutale, où domine la prédation sexuelle non dissimulée. La rhétorique libertine y est pour ainsi dire évidée, et il s’agit souvent moins d’un dialogue que de traits d’un désir narcissique qui s’épuise.

Mais lorsque Valmont « devient » Merteuil, ou lui emprunte plus exactement son corps – et réciproquement – leur métamorphose n’est pas seulement un épisode de théâtre dans le théâtre, ni seulement une revanche sur la domination masculine. Continuant de désirer Merteuil et ses autres proies (Volanges et Tourvel), tout en les jouant lui-même, Valmont en Merteuil ne pourra jamais atteindre que son propre corps, ce qui est la suite logique d’un désir uniquement orienté vers son plaisir, où seule la chair parle à la chair.

Ce retournement très simple dans son principe est vertigineux dans ses conséquences. Il se prêtait particulièrement bien à une adaptation à l’opéra, où l’inversion du féminin et du masculin est une longue tradition, depuis les castras jusqu’aux jeunes pages chantés par des femmes. Luca Francesconi, a excellemment relevé ce défi, par les moyens les plus classiques comme les plus modernes, par exemple dans les passages d’aria lyriques à des récitatifs « secs », qui brisent les élans des personnages. L’usage des micros et la diffusion de sons « parasites » (coups de ciseaux, râles, grésillements) nous placent comme à l’oreille des personnages, dans une inquiétante intimité avec eux. L’orchestration est aussi riche en notes perlées de timbres clairs (xylophones, triangles, célesta, harpes, piano), alternant avec des plages sonores plus amples, pulsées dans les graves et dramatisées par les violons, qui suggèrent une épaisseur plus introspective et onirique, sous-jacente à l’agressivité du discours. Cette violence contenue fut magnifiquement prise en compte dans la mise en scène d’Alex Ollé de la compagnie Fura dels Baus (2011) où le décor se limitait à un espace en coffrage suspendu, seulement traversé par les projections lumineuses du désir.

Au Staatsoper de Berlin, Barbara Wysocka propose quant à elle une vision plus apocalyptique, située nettement dans le deuxième terme de l’« espace-temps » indiqué par Heiner Müller au début de la pièce : « Salon avant la Révolution française / Bunker après la Troisième guerre mondiale ». En plaçant les personnages sous la cloche d’un bunker en forme d’hémisphère, et parmi les derniers fragments de la civilisation projetés en images, Barbara Wysocka privilégie une lecture presque métaphysique de la pièce, qui lui fait peut-être négliger la signification plus politique du double portrait Valmont-Merteuil : le « bon plaisir » d’Ancien Régime et son emprise sur les corps.

Sur scène, la gestuelle des personnages semble raidie par le désir ou le vieillissement. Leurs propos semblent sans effet sur l’action, sinon par les passages d’une danseuse ou d’une enfant, qui semblent uniquement répondre aux fantasmes de Valmont. L’inversion des genres invitait bien sûr au travestissement, mais celui-ci a été considéré de façon peut-être trop simple comme un retournement. Or, Valmont en collants et talons, ou Merteuil en photographe dominatrice au gode-ceinture ne font qu’inverser les symboles de la domination, ils ne la modifient peut-être pas, et ne montrent pas non plus comment celle-ci cherche à se maintenir.

L’histoire la plus violente était pourtant explicitement convoquée par Heiner Müller dans les matériaux qu’il donnait à lire avec la version publiée de sa pièce, notamment le récit du supplice de Damiens, écartelé pour tentative de régicide, et rendu célèbre par Michel Foucault, ou le supplice manqué d’Hélène Gillet (1625), condamnée à mort pour infanticide après avoir subi un viol.

Ces matériaux sont des indications qu’on était libre de négliger. Mais ils auraient pu permettre de mieux relier l’image d’une « fin de l’Histoire » avec le huis-clos de Merteuil et Valmont, réduits à se jouer eux-mêmes et à mimer leurs propres victimes. Il est vrai que le texte pouvait se prêter à une lecture intégralement sadienne et apocalyptique. Mais si elle doit dominer dans la scénographie, il fallait peut-être aussi laisser voir les sursauts révolutionnaires possibles face à la jouissance sadique de la domination, qui est aussi tournée en dérision dans le texte. En pastichant Duras dans les derniers mots de la pièce (« Cancer mon amour »), Heiner Müller suggérait plutôt que l’enjeu n’est pas tant la puissance de destruction humaine jusque dans la guerre, mais de montrer comme elle s’origine dans la matérialité des corps, qu’elle soit douleur subie ou gangrène de la cruauté.

Pour aller plus loin

Quartett, opéra en douze scène et un épilogue (2011). Musique et texte de Luca Francesconi, d’après la pièce du même titre d’Heiner Müller. Première création de la version allemande au Staatsoper unter den Linden, Berlin (3, 8, 10, 18 Octobre 2020). Direction d’orchestre : Daniel Barenboim. Orchestre : Staatskapelle Berlin. Mise en scène : Barbara Wysocka. Scénographie : Barbara Hanicka. Dramaturgie : Jana Beckmann. Marquise de Merteuil : Mojca Erdmann. Vicomte de Valmont, Thomas Oliemans. Danse : Francesca Ciaffoni.

Lien vers la mise en scène de la Fura dels Baus, au Gran Teatro Liceu de Barcelone :

Auteur/autrice : Jean Tain

Jean Tain s'intéresse particulièrement aux mises en scène contemporaines d'opéra et aux diverses formes du théâtre chanté. Il est par ailleurs doctorant agrégé en philosophie.

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