PHILIPPE QUESNE, LE SCÉNOGRAPHE-JARDINIER[1]

Venez découvrir Le Jardin des délices de Philippe Quesne au Festival d’Avignon du 7 au 18 juillet 2023 – Carrière de Boulbon

Vous pouvez lire cet entretien dans le N° 149 d’Alternatives théâtrales intitulé « Théâtre/Paysage », piloté par Christophe Triau et Chloé Larmet.

A partir d’un entretien en date du 12 avril 2023 (version complète ci-dessous)

Depuis la création du Vivarium studio et de la première pièce de la compagnie en 2003, La Démangeaison des ailes, le metteur en scène et scénographe Philippe Quesne poursuit sa quête d’ailleurs, invente des mondes parallèles si possible meilleurs. Privilégiant l’écriture de plateau et le collage d’idées, les cadavres exquis textuels et visuels, il prélève des parts du réel en arrosant ses paradis artificiels, agence des échantillons de paysages naturels, urbains ou extraordinaires ; il recrée des jardins utopiques sans souci de réalisme, ne s’interdisant aucun langage scénique ni plastique. 

Si son souci pour le devenir de la planète est sincère, qu’il se demande depuis toujours, avec Bruno Latour, Où atterrir ?, si ses préoccupations pour l’environnement et le commun des mortels humains et non humains[2] traversent ses créations, la représentation scénique de ces questions se traduit par des évocations poétiques et visuelles : des fantasmagories non dénuées d’humour, faisant appel à l’histoire de l’art et à l’imagerie liée à sa bande d’interprètes : jardiniers tout terrain, visionnaires d’outre-monde, habitants de terrariums qui cultivent joyeusement leurs imaginaires débridés pour créer collectivement des îlots habitables pour des communautés en quête de mondes à ré-enchanter. 

© Christophe Raynaud de Lage. LE JARDIN DES DELICES Conception, mise en scene et scenographie Philippe Quesne, Collaboration scenographique Elodie Dauguet, Costumes Karine Marques Ferreira, Collaboration dramaturgique Eric Vautrin, Assistanat a la mise en scene Francois-Xavier Rouyer. Avec Jean-Charles Dumay, Leo Gobin, Sebastien Jacobs, Elina Lowensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaetan Vourc’h

Sylvie Martin-Lahmani ‒ Que t’inspire l’alliance des termes « théâtre » et « paysage » ?

Philippe Quesne ‒ J’adore ce terme de paysage, c’est pour cela que j’ai tant de plaisir à faire du théâtre, mettre en scène des tableaux vivants. L’espace cadré de la cage de scène, l’analogie avec le terrarium, la possibilité pour le spectateur d’observer des corps en train de mener des expériences, avec des bords de la scène relativement ouverts et une illusion de reconstitution du réel dont le pacte est établi depuis des centaines d’années : le théâtre offre un cadre très propice à la mise en scène du paysage. Toute l’histoire du théâtre est constituée de fabriques du paysage. Même les grandes avancées esthétiques des toiles peintes, de la perspective, sont là uniquement pour faire évoluer notre relation à la façon de transposer la réalité sur scène. C’est un espace fantasmatique incroyable parce que le pacte est clair, les conditions sont posées. Au théâtre, même un sol en terre ou de véritables branches ne font pas illusion longtemps. C’est un art de la transposition. J’utilise du vrai-faux depuis vingt ans, en permanence : chute de pluie qui s’abat sur une toile peinte romantique (Le Chant de la terre, 2021), caverne de bâches plastiques et stalactites en mousse (La Nuit des taupes, 2016), paysage d’arbustes enneigés et rouleaux de coton (La Mélancolie des dragons (2008), île tournante en carton-pâte de Crash Park (2018). Loin d’un théâtre naturaliste, j’utilise un vocabulaire qui montre tous les artefacts et la façon dont les humains sont en capacité de reconstituer des mondes. Ce sont souvent des corps-jardiniers, des communautés de paysagistes qui organisent la scène. J’aime bien faire l’analogie entre le jardinier et le machiniste de théâtre, montrer des acteurs qui bougent eux-mêmes leurs propres objets, des éléments de décor qui évoluent durant la représentation. 

SML ‒ Cette alliance entre théâtre et paysage traverse tes créations de nombreuses façons. Commençons par tes explorations des espaces extérieurs, naturels ou industriels, à mi-chemin entre le land art et la création in situ. Je me souviens d’un petit livre de photos en espace naturel qui était extrêmement drôle.

Philippe Quesne ‒ Très rapidement après la création du Vivarium, en 2004, nous avons été invités en Bourgogne à créer Des expériences dans une forêt, autour d’un lac, la nuit. J’ai régulièrement immergé mon équipe dans la vraie nature pour faire des performances, des séances de photos. Pour ce petit livre, on a réfléchi aux actions en milieu naturel et à la vie des plantes en milieu urbain. Ces expériences assez confidentielles, réalisées dans le cadre de festivals dans le paysage de Riga ou au Potager du Roi à Versailles (2012), nous permettaient de conduire des spectateurs en pleine nature. Elles ont donné lieu à des séries de photos et à des films, que j’ai bientôt nommés Bivouacs. J’aimais sortir de la cage de scène et avoir un rapport de vrai et de faux, emmener mon équipe véritablement ressentir des paysages. Les Taupes, indirectement, ont aussi fait l’objet de nombreuses promenades et autres parades semi secrètes, avec des animaux comme guides pour aller dans des bois ou des endroits mystérieux de la ville, des sous-sols, des cavernes.

SML ‒ Dans Farm fatale, créé en 2019, il est question de nature et de paysans (certes aux allures d’épouvantails…), de dépaysement. Comme souvent, tu y représentes un microcosme de manière abstraite : pas d’imitation de la nature, juste un grand cyclo blanc et quelques bottes de paille en laine, des symboles et les ultimes enregistrements sonores d’une terre en péril…

Philippe Quesne ‒ Il s’agit d’une fable sur l’environnement, inspirée de la menace des sols par les pesticides, des horreurs qu’on est en train d’avaler. Et, curieusement, c’est là que j’ai le plus dénudé le plateau avec une toile blanche : comme le degré zéro du paysage, l’espace vide, un cyclo blanc pour accueillir les derniers survivants d’une communauté disparue et masquée. Les tomates, les blés, les océans, les forêts n’existent que dans les discours des personnages. Le vocabulaire choisi ici pour évoquer les espèces végétales et animales étant très explicite et réaliste, j’ai éprouvé le besoin de vider la scène. Il n’est resté que quelques bottes de paille et ces cinq épouvantails : ce sont les mots qui chargent la pièce d’un certain nombre d’images de la nature. Dans d’autres spectacles, j’ai eu besoin de reconstituer la nature parce qu’on n’en parlait pas.

C’est cet équilibre que je cherche toujours dans l’esthétique de mes scénographies. Le Swamp club (2013), par exemple, est assez réaliste. Il s’agissait de protéger un Centre d’art, implanté au centre d’un marécage, menacé d’anéantissement par un projet urbain. À la fin, les interprètes résidant au Swamp club finissaient par ranger les plantes artificielles dans ce centre, car dans mon théâtre on prend autant soin du réel que de l’artificiel ! C’est un vaste projet où l’on peut aussi bien arroser des plantes en plastique et les abriter, que floquer des branches de neige pour les ré-enchanter…

SML ‒ Tu t’inspires toujours de l’histoire de l’art, et tout particulièrement de grands peintres. Pour la mise en scène du Chant de la terre de Mahler, marquée par la nostalgie du romantisme et un lien privilégié au temps et à la nature, tu as installé dans un décor épuré d’immense toiles d’Albert Bierstadt (contemporain de Mahler) évoquant le cycle d’une vie. L’autre chantre du romantisme qui t’a nourri est Caspar David Friedrich. Peux-tu nous parler de Caspar Western Friedrich (2016) ?

Philippe Quesne ‒ J’ai créé ce spectacle à une période où je travaillais fréquemment en Allemagne. J’ai inventé une fable directement inspirée de cet artiste que j’estime beaucoup, qui a commencé à peindre de grandes étendues de nature en y perdant l’individu à une échelle infinie, à le faire même totalement disparaître de la toile – comme a su faire le romantisme pour mieux exalter l’âme humaine. Il a réussi à dépeindre et transposer des paysages, sans peindre d’après nature. Il s’y promenait bien sûr mais il « réinventait » tout dans son atelier à partir de croquis réalisés dans le réel mais sans chevalet posé dans la nature ! C’est une des choses qui m’a intéressé avec lui, ainsi que la cohabitation avec ses contemporains qui forment un grand « club du romantisme ». Caspar David Friedrich a écrit des mémoires sur son époque, des cahiers incroyables, des échanges avec ses contemporains. Au moment où Goethe fait la théorie des couleurs, Friedrich se questionne sur l’intérêt d’exposer ses peintures sur des murs uniques de commanditaire, suggère de pouvoir faire de la musique en même temps, d’éteindre la lumière quand on montre ses toiles dans les musées, de faire jouer des instrumentistes pour créer des mélodies qui accompagneraient la vision de ses tableaux. C’est un aspect plus méconnu de son œuvre que j’ai essayé de laisser infuser, en mettant en scène des cow-boys de western en train d’inventer humblement un musée du romantisme.

SML ‒ Pour les vingt ans du Vivarium studio et à l’invitation du Festival d’Avignon, tu es en pleine création du Jardin des délices d’après le triptyque de Jérôme Bosch. Comment as-tu engagé un dialogue à cinq cents ans de distance avec ce célèbre tableau ?

Philippe Quesne ‒ Comme souvent, le point de départ de cette création a partie liée avec l’histoire de l’art, et non avec un sujet politique ou social questionné frontalement. Pour ce célèbre triptyque de Bosch comme pour les pièces précédentes, la démarche reste la même. Le Jardin des délices commencera vraiment à s’écrire lors des répétitions. À ce jour (12 avril 2023), nous avons commencé à travailler notamment sur des pistes de scénographie, en construction dans les ateliers décor de Vidy Lausanne. Mais ce que j’aime à appeler la fable ou le rapport à la thématique n’est pas exploré : j’attends le début du travail d’enquête avec les acteurs.

SML ‒ Peux-tu quand même partager quelques-unes de tes rêveries autour de cette œuvre aussi délirante que fantastique et atemporelle ?

Philippe Quesne ‒ À ce stade, les idées foisonnent et sont liées à l’histoire de l’art et à la question du paysage, comme souvent dans mon travail : forêts enneigées et marécages déjà évoquées, cosmos dans Cosmic Drama (création 2022), île déserte pour Crash Park, la vie d’une île, monde dépeuplé de vie humaine pour Fantasmagoria, à la manière de ces anciennes lanternes magiques qui projetaient des fantômes et autres créatures. Les lieux de mes fables (souvent des jardins, des îlots, des endroits de nature) sont transposés de manière abstraite. Les jardins de Jérôme Bosch font naturellement partie de mes sources d’inspiration depuis plusieurs années puisqu’ils réunissent mon goût pour la nature et l’art.

Il m’est par ailleurs souvent arrivé de m’inspirer de tableaux. La parabole des Aveugles de Pieter Brueghel l’Ancien a été un point de départ important de D’après nature (2006). Même si le titre n’a pas été conservé, il en est resté une construction nourrissante pour la dramaturgie. Il s’agit également d’un tableau de la période de Bosch, qui met en scène un aveugle conduisant tous les humains à la fosse commune, un guide incapable conduisant les humains à la perte, au sens métaphorique. J’ai emprunté des références à ce même Brueghel dès La démangeaison des ailes, puisqu’on y reconstruisait le tableau La chute d’IcareL’Effet de Serge, c’est un peu secret, est directement inspiré de L’escamoteur de Jérôme Bosch, ce tableau génial qui montre la coulisse d’un illusionniste, s’adonnant à des tours de magie, pendant que des villageois se font déposséder de leurs bourses par des pickpockets. Ça peut paraître bizarre mais je suis souvent allé puiser dans cette famille de peintres flamands que j’affectionne, et dans cette période clé de passage du Moyen Âge à la Renaissance.

Toute cette histoire de la peinture m’intéresse bien sûr. Mais au-delà de l’intérêt intellectuel, j’éprouve d’étranges sensations en voyant le mélange des espèces animales et végétales, et tous les bestiaires monstrueux dans l’œuvre de Jérôme Bosch. Pour les vingt ans de la compagnie, quoi de mieux que de partir cette fois officiellement du titre d’un tableau comme on partirait d’un texte de Shakespeare ? Parce que Le Jardin des délices est un tableau aussi connu que de grandes légendes romanesques ou théâtrales ! Dans l’histoire des arts, c’est un tableau qui fascine autant pour son aspect historique ‒ la transition d’un Moyen âge révolu à l’ouverture d’un nouveau monde qu’était la Renaissance ‒, que pour son caractère totalement mystérieux pour des générations d’historiens. « Une œuvre ouverte » comme jamais, pour emprunter l’expression à Umberto Eco, peut-être même autant que certaines toiles de l’art abstrait !

Il y a très peu de témoignages sur l’œuvre par l’artiste lui-même. On sait qu’il s’agit d’une commande, Bosch était assez connu quand il a peint cette toile à la fin de sa vie. 

C’est génial de voir que 500 ans plus tard, cette œuvre résiste encore aux interprétations multiples, et de pouvoir la prendre comme le point de départ d’une création, comme on s’emparerait du Songe d’une nuit d’été ou de La Tempête de Shakespeare !

C’est très bizarre car j’ai eu le sentiment d’une page blanche, alors qu’il y a toute une imagerie dans ce tableau, avec Adam et Eve, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, les grands thèmes de l’histoire de l’art et de l’humanité…, un traitement d’une incroyable liberté à l’intérieur de chaque motif, un bestiaire fantastique (signe de conciliations, réconciliations et autres tensions entre l’homme et l’animal, entre les espèces) – autant d’éléments qui restent absolument mystérieux aujourd’hui.

Ce triptyque est aussi remarquable ouvert que fermé. Il a un « dos » comparable à une boîte avec son globe gris, la terre qui semble flotter, un sol vierge de toute espèce… Pour toutes ces raisons, ce tableau est passionnant en termes scénographiques.

© Christophe Raynaud de Lage. LE JARDIN DES DELICES Conception, mise en scene et scenographie Philippe Quesne, Collaboration scenographique Elodie Dauguet, Costumes Karine Marques Ferreira, Collaboration dramaturgique Eric Vautrin, Assistanat a la mise en scene Francois-Xavier Rouyer. Avec Jean-Charles Dumay, Leo Gobin, Sebastien Jacobs, Elina Lowensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaetan Vourc’h

SML ‒ La nature t’a toujours inspiré mais tu ne crées pas habituellement in situ…

Philippe Quesne ‒ C’est la première fois que je crée véritablement en plein air, avant de transposer en salle. J’ai souvent emmené mon équipe d’acteurs dans des sites naturels, forêts, ruisseaux… Mais c’est la première fois que j’ai la chance d’inventer une pièce qui part à ce point-là d’extérieurs. 

C’est le bon moment pour le Vivarium de tenter cette expérience, de faire rencontrer cette époque, ce tableau, la carrière de Boulbon et la vie de la Cie. Je suis habitué à agencer des espaces dans des sites paysagés divers et variés, et plus ou moins liés à un futur inquiétant.

Il y a de l’ironie dans le titre même du Jardin des délices, puisqu’on fait face à une apocalypse latente, avec des gens qui n’ont pas du tout l’air rassurés d’être entourés d’oiseaux merveilleux et multicolores, une sorte d’inventaire de l’espèce humaine et animale prête à décoller sur une autre planète… 

Il y a tant de sujets que j’affectionne dans cette peinture : le désintérêt d’Adam et Eve pour leur propre destinée, pendant que l’enfer, à droite, traduit presque une angoisse de la société de consommation de l’époque, l’arrivée des objets de la Renaissance – qui me font penser à Jacques Tati et à sa manière de démontrer les dangers des portails automatiques et du mixeur ! La partie de l’enfer est vraiment suréquipée, comme le monde d’aujourd’hui…, alors qu’au milieu réside le potentiel d’un nouveau monde, à découvrir.

SML : Comment as-tu travaillé avec ton équipe ?

Philippe Quesne ‒ On a partagé de nombreuses lectures, fait des exercices physiques pour ressentir la toile simplement et naïvement :  des imitations de parties du tableau, récits de comédiens inspirés de certains détails. 

On a travaillé avec des historiens de l’art, on est allés voir le tableau au Prado à Madrid.

J’aime discuter avec des historiens de cette époque.

Le travail s’élabore à partir de cette constellation de textes, peintures, d’interprétations savantes et naïves… J’ai rencontré le chef opérateur d’Almodovar, un homme génial et passionné par le tableau, qui a essayé de convaincre Almodovar de faire un film sur Jérôme Bosch.

J’ai une équipe de neuf acteurs, mes aventuriers traditionnels rejoints par quelques nouveaux. Mais on reste globalement dans mes histoires de communautés, de peuplades. La différence, c’est que cette fois, on plonge littéralement dans un immense paysage à Boulbon. Un site qui mêle l’archéologie et la mythologie du théâtre : un lieu d’extraction de pierres à l’origine, et de créations de Peter Brook et d’autres illustres metteurs en scène.

La pierre était là depuis des milliers d’année. Cet endroit me fait penser à un cratère, une base spatiale, un canyon, un paysage pour décoller, et à la fois un cul de sac, à une vingtaine de minutes d’Avignon…, avec des températures caniculaires. L’an passé, il y a eu des feux de forêt dans cette zone, c’est presque « inspirant » : on buvait des limonades ou des Spritz en terrasse d’Avignon-centre, et les cendres de Boulbon retombaient sur la ville Cette sensation de catastrophe climatique était incroyable, avec les festivaliers et le monde qui continue de tourner. 

Qui aurait dit que nos parc d’attraction, nos expériences en appartement avec La Démangeaison des ailes, nous conduiraient vingt ans plus tard à pouvoir mener ce type d’expérience à une telle échelle, avec la dimension très spectaculaires d’un tel site, une jauge à 1200 places…, et à pouvoir vivre de ce métier merveilleux !


[1] Cet entretien complète et prolonge le portrait réalisé pour Artcena par Sylvie Marin-Lahmani et paru en mai 2023, « Philippe Quesne, faire du théâtre autrement » : https://www.artcena.fr/actualites-de-la-creation/magazine/portraits/philippe-quesne-faire-du-theatre-autrement

[2] Philippe Quesne, « C’est la cohabitation humain/non-humain qui m’intéresse », entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati et Flore Garcin-Marrou, thaêtre [en ligne], Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène, mis en ligne le 10 juillet 2019 : https://www.thaetre.com/2019/06/02/cest-la-cohabitation-humain-non-humain-qui-minteresse/

Un paysage / Stifters Dinge, de Heiner Goebbels (2007)

Ce texte a été initialement été publié en 2008 dans le n° 98 d’Alternatives théâtrales (« Créer et transmettre »). Nous le reprenons ici dans le cadre des extensions numériques du n° 149 (juillet 2023) de la revue : « Théâtre/Paysage ».

Deux techniciens répandent successivement, à l’aide d’un tamis, une poudre blanche sur la surface des trois bassins rectangulaires qui s’offrent à nos yeux, l’un derrière l’autre, au début du spectacle ; puis ils disposent trois tuyaux plastiques par lesquels s’écoulera l’eau qui la dissoudra peu à peu. Ce sera la seule intervention humaine qui nous sera donnée à voir dans Stifters Dinge. Au fond, une masse encore comme sans relief se distingue : un collage de pianos, en tous sens, cordes à nu, d’où émergent comme d’une montagne des branches d’arbres. « Une œuvre pour piano sans pianiste mais avec cinq pianos, une pièce de théâtre sans acteur, une performance sans performer – un non one-man show ou peu importe la dénomination qu’on choisira »[1] : installation ou composition pour pianos mécaniques, sons, eau, lumières et autres chosesStifters Dinge (« Les choses de Stifter ») présente un paysage dont l’homme se serait absenté.

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L’univers du Tof Théâtre par le prisme du spectacle Échappée vieille

Nous vous invitons à découvrir Échappée vieille du TOF Théâtre (Belgique) en tournée française Théâtre de Laval,Festival Ideklic à Moirans en Montagne (39), Chalon dans la rue OFF…

Et à retrouver cet article dans le N° 148 d’Alternatives théâtrales, consacré aux arts du cirque, de la marionnette et à la création dans l’espace public.

En 1987, Alain Moreau fonde le Tof Théâtre. Le metteur en scène, constructeur, auteur, marionnettiste a monté près de trente spectacles, avec une patte qui rend ses œuvres immédiatement identifiables, malgré la diversité des formats adoptés. Le spectacle Échappée vieille, création de 2021, illustre plusieurs aspects de son travail.

Ce spectacle de marionnettes met en scène l’histoire de trois septuagénaires qui décident de goûter à la liberté, plutôt que de rester dans leur pension de retraite sous la surveillance d’une infirmière particulièrement autoritaire. Une forme de course poursuite du troisième âge s’engage, sur fond de sea, sex and sun décalé.

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De peur et de sang frais : Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli 

« Ne pensez-vous pas qu’il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre et qui pourtant existent ? »

Une jeune fille rousse, vêtue d’une longue robe rose, erre dans l’obscurité, plongée dans un univers dont on ne voit rien, peuplé de sons étranges, envoûtants et inquiétants. Ainsi s’ouvre Dracula, Lucy’s Dream d’Yngvild Aspeli. La marionnettiste norvégienne « revisite de façon somptueuse le mythe de Dracula, en faisant la part belle aux personnages féminins et particulièrement à Lucy. Cette jeune fille « gentille et belle » est la première victime du célèbre comte des Carpates imaginé par le britanniques Bram Stoker ». Faire de Lucy le personnage principal de cette pièce étrange, où les frontières sont floues entre les vivants et les morts, entre ceux qui manipulent et ceux qui sont manipulés, permet à Yngvild Aspeli (qui signe ici sa première collaboration avec le Puppentheater Halle) de s’emparer du thème du vampirisme en poursuivant son exploration de la folie, déjà très présente dans Moby Dick et Chambre noire (The Dream Faculty)

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WEBER À VIF à la Scala d’Avignon(1)

« Homme libre, toujours tu chériras la mer » 

Baudelaire

Les textes de théâtre, qu’ils soient classiques ou contemporains sont un carcan pour l’acteur. Lorsqu’il participe à une belle aventure collective où metteur en scène, dramaturge, créateur de son, de lumière et ses camarades de plateau joignent leur art et leur intelligence de la scène pour faire vivre la représentation, le public, comme lui, en sort grandi et heureux.

Jacques Weber a, au cours de sa longue carrière, pratiqué son métier dans cette discipline des textes et son inscription dans les cadres des œuvres tirées au cordeau où la rigueur et la force de l’interprétation se déploient dans un travail collégial.

Est-ce pour cette raison que le désir lui est venu de s’échapper de la gangue d’une pièce « corsetée « pour se lancer dans une aventure de spectacle « libre » où tout ne serait pas construit d’avance ?

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Avec Georges Banu… 

Georges Banu était une mémoire vivante du théâtre, que nous perdons avec lui. Il nous reste ses essais, ses articles, et les nombreux souvenirs d’échanges passionnants. Il avouait avoir eu une expérience désastreuse du plateau en tant qu’acteur. « Je ne suis pas l’homme du re-faire », disait-il. C’est fort de cette constatation qu’il a construit son devenir de critique, à la juste place de celui qui pense dans l’admiration des créateurs, auprès d’eux. Une leçon pour les critiques. Lorsque je me lançais dans ma thèse sur l’œuvre de Wladyslaw Znorko, c’est précisément Znorko qui m’a conseillé de m’adresser à lui pour la diriger. Ceci n’est pas anodin : l’artiste faisant l’éloge du critique. Et ils ont été tant à faire son éloge. Très tôt Antoine Vitez ou Jerzy Grotowski, mais encore Peter Brook, Krzysztof Warlikowski, Stanislas Nordey, Thomas Ostermeier, Wajdi Mouawad……………   

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The rest is silence, le départ d’Horatio 

HOMMAGE A GEORGES BANU

Mes premiers souvenirs avec Georges Banu sont d’abord ceux d’une étudiante. J’ai eu la chance de l’avoir comme professeur en licence et en master d’études théâtrales à la Sorbonne-Nouvelle. C’était à la fin des années 2000. Une époque où les smartphones ne concurrençaient pas encore les profs et où nous écrivions nos cours à la main. Nous passions des heures à écouter cet homme aux allures de Maître Hibou (le célèbre habitant de la forêt des Rêves bleus) nous raconter passionnément Peter Brook, ressusciter le Mahabharata ou nous faire courir aux Bouffes du Nord un dimanche après-midi par grand soleil pour découvrir la Flûte enchantée du grand metteur en scène anglais, dont il accompagna toute sa vie le travail. La reine de la Nuit était Noire, les Iks de l’Ouganda blancs. Nous plongions dans la magie du théâtre en compagnie de cet Horatio sensible, dont les cours étaient un savant mélange d’érudition et d’observation, d’anecdotes vécues ou entendues et d’un je-ne-sais-quoi de savoureux qui tenait beaucoup à ce qu’aucun cours ne ressemblait au précédent. Un parfum de soufisme flottait parfois dans la salle. Et les yeux pétillants, notre prof à l’accent roumain si chantant prenait un plaisir d’artiste à nous émerveiller.   

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Georges, Le voyageur de l’émotion 

HOMMAGE À GEORGES BANU

Un texte de Bernard Debroux, in Les voyageurs du théâtre, coédition Alternatives théâtrales/ Institut de recherche en études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, février 2013

Mon enfant ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… 

Baudelaire, L’invitation au voyage

Il fut un temps, pas si lointain, où le théâtre était avant tout l’expression d’une communauté. Il lui renvoyait, comme dans un miroir, ses déchirements et ses errances, ses interrogations et ses espoirs, histoires de guerres et d’amour, parfums d’enfance et fuite du temps. 

En même temps, le théâtre est, depuis toujours itinérant. Les créations se transportent d’un lieu à un autre, élargissant le cercle des spectateurs. Ces migrations ont influencé l’art du théâtre. Qu’on ne prenne pour seul exemple que le voyage en Europe de l’Ouest du Berliner Ensemble en 1954 et la secousse qu’il produisit alors, en France notamment. C’est à partir de là que la pensée brechtienne se répandit comme une traînée de poudre. Même ceux qui n’avaient pas vu Mère Courage étaient hantés par les photographies d’Hélène Weigel, la bouche ouverte dans un cri «muet» d’effroi. 

Un peu partout en Europe ces visites décloisonnaient un théâtre replié sur lui-même, influençait ses valeurs, son esthétique et sa pensée. 

Ces rencontres étaient rares. Si leur impact était sensible, c’était dans un rythme calme, un processus lent, une appropriation raisonnée. 

Aujourd’hui nous sommes dans un tout autre cas de figure. La capacité de voyager a bousculé en profondeur l’art du théâtre. Ce ne sont plus seulement des tournées de spectacles étrangers qui sont proposées aux publics des théâtres. Tout le monde voyage : les artistes comme les publics. Les artistes collaborent, venant de territoires différents. Ils se mesurent, parfois se rejoignent dans des œuvres singulières, nées de leurs différences. 

Phénomène propre à ces trente dernières années : l’explosion des festivals. Longtemps en France, il n’y eut de festival que celui d’Avignon et celui à Paris du théâtre des Nations, et après lui le festival d’automne, auxquels vint se joindre le festival de Nancy. 

Aujourd’hui, presque chaque ville en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Belgique revendique son festival et ouvre ses portes aux spectacles du monde. Même phénomène en Europe centrale et orientale, en Russie, pour ne pas parler du reste du monde. 

Le voyage, c’est aussi la rencontre et l’adaptation des esthétiques. Parmi les exemples célèbres, les traditions orientales chez Ariane Mnouchkine et celles de l’Afrique chez Peter Brook, pour ne citer que les plus emblématiques. 

Mais ce fut aussi l’influence de la «dramaturgie» allemande chez Jean- Pierre Vincent ou Patrice Chéreau en France, Marc Liebens, Philippe van Kessel et Philippe Sireuil en Belgique. 

Georges Banu naît en quelque sorte à la critique au moment de cette explosion. Voyageur infatigable – y a-t-il quelqu’un qui dans le monde du théâtre avale plus de kilomètres que lui dans une année ? – il a été en première ligne de ces découvertes, ces étonnements,ces influences. 

Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc
Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc

Pour avoir parfois voyagé avec lui ou pour l’avoir écouté au retour de ces pérégrinations, je le qualifierais volontiers de voyageur de l’émotion. Qu’il se rende à un festival en Europe ou en Amérique, son voyage est un mélange de proximité avec la chose artistique et la découverte de l’autre, de l’étranger. Il marche dans la ville (parfois tôt le matin ou tard le soir), envoie des cartes postales à des amis, toujours signifiantes d’un souvenir ou d’un projet, parle avec les gens (chauffeurs de taxi, antiquaires, garçons de restaurant), tachant de superposer l’air du temps et le spectacle du soir. 

Ces voyages du théâtre dans le monde, Georges en a fait profiter la revue Alternatives théâtrales dans des numéros devenus célèbres :  Le but et ses fantômes, Le théâtre au Portugal, Le théâtre de l’Hispanité, L’Est désorienté, La Scène Polonaise, Le théâtre au Japon, La Scène Roumaine… la revue l’ayant parfois précédé dans cette voie (Théâtre Contemporain en Europe, Les Américains par eux-mêmes) mais lui a surtout emboîté le pas : Théâtre en Suisse Romande, Canada 86, Théâtre d’Afrique noire, Théâtre à Berlin, Théâtre au Chili. Les titres mêmes de certains numéros s’inscrivent dans cette préoccupation : Aller vers l’ailleurs, territoires et voyages… 

Il est d’autres voyages dont Georges a été le témoin et dont il a fait partager la revue, ce sont ce qu’on pourrait appeler les voyages du sensible, les glissements des disciplines artistiques les unes dans les autres, les thématiques qui voyagent et traversent le répertoire d’un moment particulier : le théâtre testamentaire, le théâtre de la nature, le théâtre dédoublé, les liaisons singulières, le corps travesti, extérieur cinéma, côté sciences... Il s’agit là de voyages à l’intérieur même du théâtre, pendant nécessaire à l’exploration d’autres univers artistiques et culturels qui se développent ailleurs dans le monde. 

D’où vient à Georges cette disposition d’explorateur qui le fait voyager depuis tant d’années ? Je n’aurais pas la prétention de répondre entièrement à cette question qui offre des réponses multiples.
Il y a sans doute cette double appartenance culturelle qui lui a permis de comprendre très tôt les avantages qu’il y a à scruter l’âme humaine à partir de postes d’observation différents. Il y a du déchirement à se partager entre deux patries. Il y a aussi de la douceur à vivre à chaque retour les affections retrouvées. 

Georges banu et Bernard Debroux, 2015, photo Dmvmc

Oui, alors…. (Petite pièce en un acte)

HOMMAGE A GEORGES BANU par Serge Saada.
Texte traduit en roumain et publié dans Secolul 21 Bucarest, George Banu, contemporanul Nostru, 2020, Serge Saada.

Deux amis discutent à la sortie d’un théâtre…

SERGE    

Je l’ai bien vu, je crois que tu n’as pas tout aimé du spectacle

GEORGES

C’est un beau spectacle mais les seaux d’eau renversés à la fin, c’est inutile

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IMMENSE TRISTESSE.

Georges Banu nous a quittés ce vendredi 20 janvier 2023.

Avec ses nombreux amis d’Alternatives théâtrales, d’hier et d’aujourd’hui, nous n’arrivons pas y croire.

Il était si actif il y a encore quelques jours, fatigué certes, mais enthousiaste et gourmand, plein de projets d’articles pour nos publications à venir sur le Cabaret, Théâtre et paysage…

Nous publierons dans le prochain numéro, ARTS VIVANTS : MARIONNETTE, CIRQUE, CREATION DANS L’ESPACE PUBLIC, un de ses beaux textes intitulé « Formes orphelines » (N° 148 d’Alternatives théâtrales à paraître en février 2023).

Vous trouverez ci-dessous des extraits d’un texte qu’il m’avait demandé d’écrire, sur lui et pour lui, paru dans un ouvrage publié en Roumanie en 2020.

Nous publierons dans les jours qui viennent des textes d’amitié et d’hommage de la tribu Alternatives théâtrales, et republierons de nombreux textes brillants et poétiques de Georges, écrits depuis quatre décennies.

Il va énormément nous manquer. 

Nous pensons à sa femme Monique, à tous ses proches, au monde entier du théâtre qui perd un ami et un très grand penseur des arts de la scène.

Sylvie Martin-Lahmani, Directrice éditoriale et toute l’équipe d’Alternatives théâtrales

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