WEBER À VIF à la Scala d’Avignon(1)

« Homme libre, toujours tu chériras la mer » 

Baudelaire

Les textes de théâtre, qu’ils soient classiques ou contemporains sont un carcan pour l’acteur. Lorsqu’il participe à une belle aventure collective où metteur en scène, dramaturge, créateur de son, de lumière et ses camarades de plateau joignent leur art et leur intelligence de la scène pour faire vivre la représentation, le public, comme lui, en sort grandi et heureux.

Jacques Weber a, au cours de sa longue carrière, pratiqué son métier dans cette discipline des textes et son inscription dans les cadres des œuvres tirées au cordeau où la rigueur et la force de l’interprétation se déploient dans un travail collégial.

Est-ce pour cette raison que le désir lui est venu de s’échapper de la gangue d’une pièce « corsetée « pour se lancer dans une aventure de spectacle « libre » où tout ne serait pas construit d’avance ?

« Weber à vif » fait le pari d’associer deux musiciens d’exception- l’accordéoniste Pascal Contet et l’harmoniciste Greg Zlap – pour une rencontre insolite entre des univers d’improvisation de jazz et rock et de grands textes classiques et contemporains que Weber affectionne, qui tantôt s’enchaînent dans une fluidité d’évidence, tantôt s’entrechoquent et marquent des ruptures – le théâtre comme la vie bascule sans crier gare de douceur apaisante en violence insoutenable. Irriguant ces climats aux palettes multiples on ressent chez les trois protagonistes une vérité d’expression et une ludicité contagieuse.

Crédit Thomas o Brien

L’ambition de cette démarche est moins -comme cela se fait souvent au théâtre et au cinéma-de ponctuer les situations dramatiques par un univers musical qui les appuie ou les renforce que de proposer de véritables échanges où chacun des trois artistes peut développer sa propre expression et sa propre sensibilité en toute autonomie.

Le choix des textes, dont beaucoup ne sont pas des textes de théâtre renvoient au plaisir de la langue lorsqu’elle déploie sens et émotion ; il permet aussi de proposer au public une leçon de théâtre à travers l’Histoire et le temps: l’implacable texte journalistique de Marguerite Duras sur le suicide d’une famille seule et pauvre de l’Est de la France (2), la profession de foi du séducteur Don Juan à Sganarelle de Molière (3), l’impressionnante métamorphose de l’acteur de plus en plus vieillissant dans les pathétiques stances de Corneille à la marquise Thérèse de Gorla (4),la force de la brillante explication de texte d’un extrait de l’expiation de Victor Hugo (5), le poème nostalgique et tendre de Rimbaud « … on n’est pas sérieux quand on a 17 ans … ». 

Même si le bouleversant dernier texte du spectacle nous ramène à la folie d’Antonin Arthaud et son désir paradoxal de ne plus vouloir parler, c’est bien un moment de partage et d’humanité que ces trois artistes complices et généreux nous font vivre.

(1) Le spectacle se donnera dans cette même salle durant le festival d’Avignon 2023 du 7 au 29 juillet. (2) Marguerite Duras écrit en 1987 « le coupeur d’eau », nouvelle inspirée d’un fait divers tragique, publiée dans « La vie matérielle », Éditions P.0.L. (3) Molière, Don Juan, acte 1, scène 2. (4) Révélé au grand public par la très belle adaptation musicale qu’en fit Georges Brassens en y ajoutant la chute humoristique de Tristan Bernard. (5) « il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l’aigle baissait la tête… »

Avec Georges Banu… 

Georges Banu était une mémoire vivante du théâtre, que nous perdons avec lui. Il nous reste ses essais, ses articles, et les nombreux souvenirs d’échanges passionnants. Il avouait avoir eu une expérience désastreuse du plateau en tant qu’acteur. « Je ne suis pas l’homme du re-faire », disait-il. C’est fort de cette constatation qu’il a construit son devenir de critique, à la juste place de celui qui pense dans l’admiration des créateurs, auprès d’eux. Une leçon pour les critiques. Lorsque je me lançais dans ma thèse sur l’œuvre de Wladyslaw Znorko, c’est précisément Znorko qui m’a conseillé de m’adresser à lui pour la diriger. Ceci n’est pas anodin : l’artiste faisant l’éloge du critique. Et ils ont été tant à faire son éloge. Très tôt Antoine Vitez ou Jerzy Grotowski, mais encore Peter Brook, Krzysztof Warlikowski, Stanislas Nordey, Thomas Ostermeier, Wajdi Mouawad……………   

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The rest is silence, le départ d’Horatio 

HOMMAGE A GEORGES BANU

Mes premiers souvenirs avec Georges Banu sont d’abord ceux d’une étudiante. J’ai eu la chance de l’avoir comme professeur en licence et en master d’études théâtrales à la Sorbonne-Nouvelle. C’était à la fin des années 2000. Une époque où les smartphones ne concurrençaient pas encore les profs et où nous écrivions nos cours à la main. Nous passions des heures à écouter cet homme aux allures de Maître Hibou (le célèbre habitant de la forêt des Rêves bleus) nous raconter passionnément Peter Brook, ressusciter le Mahabharata ou nous faire courir aux Bouffes du Nord un dimanche après-midi par grand soleil pour découvrir la Flûte enchantée du grand metteur en scène anglais, dont il accompagna toute sa vie le travail. La reine de la Nuit était Noire, les Iks de l’Ouganda blancs. Nous plongions dans la magie du théâtre en compagnie de cet Horatio sensible, dont les cours étaient un savant mélange d’érudition et d’observation, d’anecdotes vécues ou entendues et d’un je-ne-sais-quoi de savoureux qui tenait beaucoup à ce qu’aucun cours ne ressemblait au précédent. Un parfum de soufisme flottait parfois dans la salle. Et les yeux pétillants, notre prof à l’accent roumain si chantant prenait un plaisir d’artiste à nous émerveiller.   

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Georges, Le voyageur de l’émotion 

HOMMAGE À GEORGES BANU

Un texte de Bernard Debroux, in Les voyageurs du théâtre, coédition Alternatives théâtrales/ Institut de recherche en études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, février 2013

Mon enfant ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… 

Baudelaire, L’invitation au voyage

Il fut un temps, pas si lointain, où le théâtre était avant tout l’expression d’une communauté. Il lui renvoyait, comme dans un miroir, ses déchirements et ses errances, ses interrogations et ses espoirs, histoires de guerres et d’amour, parfums d’enfance et fuite du temps. 

En même temps, le théâtre est, depuis toujours itinérant. Les créations se transportent d’un lieu à un autre, élargissant le cercle des spectateurs. Ces migrations ont influencé l’art du théâtre. Qu’on ne prenne pour seul exemple que le voyage en Europe de l’Ouest du Berliner Ensemble en 1954 et la secousse qu’il produisit alors, en France notamment. C’est à partir de là que la pensée brechtienne se répandit comme une traînée de poudre. Même ceux qui n’avaient pas vu Mère Courage étaient hantés par les photographies d’Hélène Weigel, la bouche ouverte dans un cri «muet» d’effroi. 

Un peu partout en Europe ces visites décloisonnaient un théâtre replié sur lui-même, influençait ses valeurs, son esthétique et sa pensée. 

Ces rencontres étaient rares. Si leur impact était sensible, c’était dans un rythme calme, un processus lent, une appropriation raisonnée. 

Aujourd’hui nous sommes dans un tout autre cas de figure. La capacité de voyager a bousculé en profondeur l’art du théâtre. Ce ne sont plus seulement des tournées de spectacles étrangers qui sont proposées aux publics des théâtres. Tout le monde voyage : les artistes comme les publics. Les artistes collaborent, venant de territoires différents. Ils se mesurent, parfois se rejoignent dans des œuvres singulières, nées de leurs différences. 

Phénomène propre à ces trente dernières années : l’explosion des festivals. Longtemps en France, il n’y eut de festival que celui d’Avignon et celui à Paris du théâtre des Nations, et après lui le festival d’automne, auxquels vint se joindre le festival de Nancy. 

Aujourd’hui, presque chaque ville en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Belgique revendique son festival et ouvre ses portes aux spectacles du monde. Même phénomène en Europe centrale et orientale, en Russie, pour ne pas parler du reste du monde. 

Le voyage, c’est aussi la rencontre et l’adaptation des esthétiques. Parmi les exemples célèbres, les traditions orientales chez Ariane Mnouchkine et celles de l’Afrique chez Peter Brook, pour ne citer que les plus emblématiques. 

Mais ce fut aussi l’influence de la «dramaturgie» allemande chez Jean- Pierre Vincent ou Patrice Chéreau en France, Marc Liebens, Philippe van Kessel et Philippe Sireuil en Belgique. 

Georges Banu naît en quelque sorte à la critique au moment de cette explosion. Voyageur infatigable – y a-t-il quelqu’un qui dans le monde du théâtre avale plus de kilomètres que lui dans une année ? – il a été en première ligne de ces découvertes, ces étonnements,ces influences. 

Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc
Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc

Pour avoir parfois voyagé avec lui ou pour l’avoir écouté au retour de ces pérégrinations, je le qualifierais volontiers de voyageur de l’émotion. Qu’il se rende à un festival en Europe ou en Amérique, son voyage est un mélange de proximité avec la chose artistique et la découverte de l’autre, de l’étranger. Il marche dans la ville (parfois tôt le matin ou tard le soir), envoie des cartes postales à des amis, toujours signifiantes d’un souvenir ou d’un projet, parle avec les gens (chauffeurs de taxi, antiquaires, garçons de restaurant), tachant de superposer l’air du temps et le spectacle du soir. 

Ces voyages du théâtre dans le monde, Georges en a fait profiter la revue Alternatives théâtrales dans des numéros devenus célèbres :  Le but et ses fantômes, Le théâtre au Portugal, Le théâtre de l’Hispanité, L’Est désorienté, La Scène Polonaise, Le théâtre au Japon, La Scène Roumaine… la revue l’ayant parfois précédé dans cette voie (Théâtre Contemporain en Europe, Les Américains par eux-mêmes) mais lui a surtout emboîté le pas : Théâtre en Suisse Romande, Canada 86, Théâtre d’Afrique noire, Théâtre à Berlin, Théâtre au Chili. Les titres mêmes de certains numéros s’inscrivent dans cette préoccupation : Aller vers l’ailleurs, territoires et voyages… 

Il est d’autres voyages dont Georges a été le témoin et dont il a fait partager la revue, ce sont ce qu’on pourrait appeler les voyages du sensible, les glissements des disciplines artistiques les unes dans les autres, les thématiques qui voyagent et traversent le répertoire d’un moment particulier : le théâtre testamentaire, le théâtre de la nature, le théâtre dédoublé, les liaisons singulières, le corps travesti, extérieur cinéma, côté sciences... Il s’agit là de voyages à l’intérieur même du théâtre, pendant nécessaire à l’exploration d’autres univers artistiques et culturels qui se développent ailleurs dans le monde. 

D’où vient à Georges cette disposition d’explorateur qui le fait voyager depuis tant d’années ? Je n’aurais pas la prétention de répondre entièrement à cette question qui offre des réponses multiples.
Il y a sans doute cette double appartenance culturelle qui lui a permis de comprendre très tôt les avantages qu’il y a à scruter l’âme humaine à partir de postes d’observation différents. Il y a du déchirement à se partager entre deux patries. Il y a aussi de la douceur à vivre à chaque retour les affections retrouvées. 

Georges banu et Bernard Debroux, 2015, photo Dmvmc

Oui, alors…. (Petite pièce en un acte)

HOMMAGE A GEORGES BANU par Serge Saada.
Texte traduit en roumain et publié dans Secolul 21 Bucarest, George Banu, contemporanul Nostru, 2020, Serge Saada.

Deux amis discutent à la sortie d’un théâtre…

SERGE    

Je l’ai bien vu, je crois que tu n’as pas tout aimé du spectacle

GEORGES

C’est un beau spectacle mais les seaux d’eau renversés à la fin, c’est inutile

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IMMENSE TRISTESSE.

Georges Banu nous a quittés ce vendredi 20 janvier 2023.

Avec ses nombreux amis d’Alternatives théâtrales, d’hier et d’aujourd’hui, nous n’arrivons pas y croire.

Il était si actif il y a encore quelques jours, fatigué certes, mais enthousiaste et gourmand, plein de projets d’articles pour nos publications à venir sur le Cabaret, Théâtre et paysage…

Nous publierons dans le prochain numéro, ARTS VIVANTS : MARIONNETTE, CIRQUE, CREATION DANS L’ESPACE PUBLIC, un de ses beaux textes intitulé « Formes orphelines » (N° 148 d’Alternatives théâtrales à paraître en février 2023).

Vous trouverez ci-dessous des extraits d’un texte qu’il m’avait demandé d’écrire, sur lui et pour lui, paru dans un ouvrage publié en Roumanie en 2020.

Nous publierons dans les jours qui viennent des textes d’amitié et d’hommage de la tribu Alternatives théâtrales, et republierons de nombreux textes brillants et poétiques de Georges, écrits depuis quatre décennies.

Il va énormément nous manquer. 

Nous pensons à sa femme Monique, à tous ses proches, au monde entier du théâtre qui perd un ami et un très grand penseur des arts de la scène.

Sylvie Martin-Lahmani, Directrice éditoriale et toute l’équipe d’Alternatives théâtrales

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Réflexions sur le travail d’Agnès Limbos/Cie Gare centrale

  • A propos de son écriture, par Karolina Svobodova
  • Autour de Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, par Evelyne Lecucq

Vous les retrouverez dans le numéro 148 à paraître fin février 2023 : ARTS VIVANTS : marionnette, cirque, création dans l’espace public.

Vous pouvez voir Il n’y a rien dans ma vie…, au Théâtre Mouffetard du 10 au 19 janvier 2023.

Site compagnie : https://www.garecentrale.be/

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Performance « Je suis Jina » en soutien avec la Révolution féministe « Femme, vie, liberté »

A lire : Lettres persanes et scènes d’Iran, Juin 2017

Dans cette performance, Rezvan Zandieh porte une tenue créée avec des masques blancs, représentant les femmes iraniennes prisonnières ou assassinées et lit la lettre d’une des activistes prisonnières, Leila Hossein Zadeh écrite depuis sa prison en Iran. Cette tenue transforme symboliquement le corps de l’artiste en un corps collectif résistant et parlant.

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HOMMAGE À FRANÇOIS TANGUY – Décédé le 7 décembre 2022 à l’âge de 64ans

Metteur en scène du Théâtre du Radeau et fondateur et de la Fonderie au Mans, avec Laurence Chable, ce grand homme de théâtre n’a eu de cesse, depuis les années 80, de créer des formes scéniques incomparables, empreintes de grâce et de poésie, des « mouvements » dont le souvenir persistant accompagne durablement ses spectateurs ; et de prendre part, aussi, à la Fonderie, aux combats et aux veilles éthiques et politiques de son temps.

Sa dernière création Par autan était à l’affiche du Festival d’Automne et aurait dû être jouée au Théâtre de Gennevilliers du 8 au 17 décembre.

Nous pensons à ses proches.

Sylvie Martin-Lahmani, directrice éditoriale, et toute l’équipe d’Alternatives théâtrales

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FINAL CUT DE MYRIAM SADUIS. UNE ENQUÊTE INTIME SUR UN CAUCHEMAR COLONIAL 

 L’origine de Final Cut, ce n’est pas tant la mort de ma mère que le succès d’un racisme politique vécu d’abord de manière intrafamiliale encore enfant. J’en ai pris conscience en 2002, l’année où Jean-Marie Le Pen passait au second tour des élections présidentielles1

Nous reviendrons longuement avec Myriam Saduis, autrice, metteuse en scène et actrice, sur l’écriture de Final Cut, sur ses origines familiales complexes et sur sa mise en scène qui met à distance le personnage qu’elle incarne, et dont elle dit : « C’est moi et ce n’est pas moi, c’est mon texte.» 

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