Quartett mis en scène par Jacques Vincey : de feintes passions

Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)

C’est l’une des grandes créations de l’automne. Jacques Vincey s’empare du Quartett de Heiner Müller avec deux comédiens prodigieux : Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey. Une splendeur subversive et pleine de féminin.  

La Merteuil est d’abord une voix. Avant d’apparaître, par transparence derrière un immense rideau gris perlé qui dissimule la scène. « Avez-vous un cœur ? » demande-t-elle à Valmont dans un monologue incisif et cruel. Le rideau se lève et ils surgissent. Elle (si intense et troublante, Hélène Alexandridis) d’abord. Lui ensuite, Stanislas Nordey, dont le jeu, tout en retenue et subtilité montre que cet acteur de génie, bien dirigé, est décidément capable de tout jouer.

Les anciens amants sont fardés, perruqués, sophistiqués. Ils se tiennent dans un salon qui semble abandonné, onirique aussi, peut-être constitué de « cette étoffe dont sont faits nos rêves ». Ou nos cauchemars. En effet, l’action pourrait se dérouler « dans un salon d’avant la Révolution française ou un bunker d’après la troisième guerre mondiale », avait écrit Heiner Müller à propos de cette pièce qui s’inspire des Liaisons dangereuses de Laclos sans jamais en devenir une adaptation. 

Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)

Merteuil et Valmont sont pâles comme la mort. Les traits tirés, comme couverts de poussière.  Après des joutes d’une méchanceté et d’une cruauté implacables, ces libertins vont se livrer au jeu dans le jeu imaginé par Heiner Müller avec délectation et intelligence. Comme le souligne Jacques Vincey, « le raffinement du Siècle des Lumières est l’apparat « naturel » de cet homme et de cette femme pétris de théologie et de philosophie, qui tentent désespérément d’échapper à l’état de nature ». Les répliques fusent, érotiques, cruelles, grinçantes, et bien sûr machiavéliques. 

Sans nul doute, la Marquise de Merteuil est celle qui met en scène et dirige ce jeu. Comme chez Laclos, comme dans ce Quartett écrit par Müller en 1980, mais comme rarement entendu sur scène, elle se révèle aussi, grâce au talent de la comédienne et à la subtilité de Jacques Vincey, être une femme qui, écrasée par sa condition, n’a d’autre solution que de porter un masque et de s’en jouer tout en se jouant –surtout- des autres. Une intention fine, d’un féminisme puissant où la victime ne révèle jamais ses intentions. Pourtant, plane aussi une ombre mortifère. Comme souvent dans les spectacles de Jacques Vincey, la mort n’est jamais très loin, la folie non plus. Et l’on joue, pendant cette heure jubilatoire, sur cette lisière avec délicatesse et splendeur, sans que l’esprit ne se relâche une seconde. Les remarques acerbes et vénéneuses fusent. Le jeu dans le jeu aussi. 

Comme dans un miroir dont ils ne pourraient sortir. La marquise de Merteuil devient le Vicomte de Valmont, qui devient la Présidente Tourvel avant qu’elle ne joue la jeune Cécile Volange, la nièce juste sortie du couvent, sacrifiée sur l’autel du libertinage. Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey passent de l’un à l’autre de ces rôles avec une subtilité remarquable, qui ne se départ jamais d’une inquiétante étrangeté. 

Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)
Quartett (crédit Christophe Raynaud de Lage)

C’est que Vincey, admirable directeur d’acteurs, joue sur les formes avec raffinement. Aux contours durs et incisifs de Merteuil et Valmont répondent une scénographie tout en courbes (ici quelques halos de fumée, là quelques monticules vaguement dissimulés) et des lumières de Dominique Brugière qui confèrent à ce dialogue féroce une étrange alchimie, un peu hypnotisante. Enfin, ce théâtre de la cruauté que l’on a regret à quitter lorsque s’achève la pièce, nous rappelle aussi, à travers Merteuil, la puissance du jeu. Valmont n’était finalement qu’un pion. Celle qui clame qu’il est bon « d’être une femme et pas un vainqueur » a peut-être tout imaginé de ce Quartett, fantasme éblouissant et subversif. 

Pour aller plus loin
Penser la lumière, Actes Sud-Papiers, Le temps du théâtre, septembre, 2017

Dominique Bruguière 

Chantal Hurault

Dominique Bruguière est une figure majeure de la scène théâtrale, opératique et chorégraphique. Une figure de l’ombre car son métier de créatrice lumière est méconnu du grand public, mais ses longs compagnonnages avec des metteurs en scène d’exception (Claude Régy, Jérôme Deschamps ou Patrice Chéreau, entre autres) ont tracé un parcours artistique singulier. Elle a su fonder au cours de multiples créations son propre langage dramaturgique sous l’angle de la lumière : fondre sa sensibilité dans celle du collectif et rendre compte de ce que le récit parfois dissimule.

Dans cet essai issu d’une série d’entretiens avec Chantal Hurault, membre du comité de rédaction d'Alternatives Théâtrales, la lumière de spectacle est dépeinte d’une manière à la fois sensorielle et émotive, au travers des souvenirs de Dominique Bruguière ; mais aussi d’un point de vue esthétique, avec le souci de clarté et l’exigence qui caractérisent son travail. Le lecteur prend alors conscience de la lente maturation nécessaire à la réalisation d’un éclairage appuyant à la fois la scénographie, le jeu des acteurs et des actrices ainsi que les ambitions de mise en scène. Cette parole d'artiste de la lumière se révèle captivant, riche et signifiant.
Dates de tournée :

– 26 septembre › 07 octobre 2023 / CDN de Tours – Théâtre Olympia
– 12 octobre 2023/ Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux
– 17 octobre 2023 / Le Gallia Théâtre – Saintes
– 22 février 2024 / La Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
– 5 › 8 mars 2024 / Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine
– 12 avril 2024 / MA scène nationale – Pays de Montbéliard
– 16 › 17 avril 2024 / Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
– 14 › 16 mai 2024 / La maison de la Culture de Bourges – Scène nationale

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