Je danse donc j’en doute : récit d’une coopération entre la danse de rue et la pop philosophie pour la création de CRACKz de Bruno Beltrão 

CRACKz, Companhia de Dança de Rua de Niterói. Photo : Nina Kramer, reproduite avec l’autorisation de Bruno Beltrão.

À la fin de l’année 2011, il y a presque dix ans, le chorégraphe Bruno Beltrão, l’un des fondateurs de la compagnie Grupo de Dança de Rua de Niterói, m’a invité à faire partie de l’équipe de création d’un spectacle, encore sans titre à l’époque, qui a abouti à CRACKz – Dança morta (CRACKz – Danse morte) dont la première mondiale eut lieu en mai 2013 au Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles). Ma participation à ce processus de création consistait à être présent toutes les semaines avec les membres de la compagnie pour mettre en parallèle la danse et la philosophie et concentrer les débats sur des questions liées à l’acte créateur, au binôme original-copie et à la relation entre art et technologie. J’avais déjà collaboré de façon ponctuelle avec Bruno et ses danseurs et j’admirais beaucoup son travail. La proposition de Bruno était cette fois-ci plus radicale et j’ai accepté volontiers de relever le défi. Ce texte fait le récit de cette expérience qui a duré environ 18 mois et qui a mis en coopération la danse urbaine de Bruno Beltrão et mon propre projet de recherche autour de la pop philosophie, avec la rue comme paradigme commun et comme horizon d’inspiration.  

Photo prise par Bruno Beltrão, Paris, janvier 2014

Pop-Lab (Laboratoire d’études de la pop philosophie) 

Le Pop-Lab est un laboratoire de recherche transdisciplinaire autour de la philosophie, des arts et de la culture pop au Brésil. L’idée est de créer un espace permettant aux chercheurs et aux étudiants de différents domaines (philosophie, anthropologie du geste, sciences de l’éducation, histoire, muséologie, théâtre, cinéma, danse, etc.) de développer des recherches théoriques, d’organiser des événements scientifiques, de promouvoir des activités de vulgarisation et également de produire des « livrables » à caractère expérimental. Depuis 2006, le Pop-Lab établit un dialogue entre la philosophie et les langages contemporains qui impliquent corps, image et concepts, comme le théâtre, la danse, les arts dits de la performance et le cinéma.

Il convient de préciser que je n’ai pas inventé l’expression « pop philosophie » : je l’ai volée à Deleuze qui la mentionne très brièvement, sans la développer davantage, dans ses Dialogues avec Claire Parnet[1] lorsqu’il évoque l’impératif d’inventer de nouvelles manières de lire et d’écrire en philosophie. Mon appropriation du terme a été guidée par une envie d’expérimenter les approches méthodologiques que Deleuze lui-même n’avait peut-être pas envisagées.

Un autre avertissement important : l’utilisation ici du terme « pop » n’a rien à voir avec son sens courant, présent dans les titres d’émissions télévisées brésiliennes telles que Super-Pop et qui se réfère à un divertissement à caractère superficiel, facile et purement commercial. L’idée, bien au contraire, est de réhabiliter le projet du mouvement « Pop Art » des années 1950, où le concept de « pop » était considéré comme quelque chose d’imaginatif, d’hybride, de rebelle, d’original, d’irrévérent, de critique et de joyeux.

Le but ultime de la « pop philosophie » serait de ne pas faire la distinction entre « haute culture » et «basseculture », ce qui entraînerait le refus d’un canon philosophique hiérarchique constitué de questions traitées philosophiquement et d’auteurs supposés incontournables. Je suis convaincu que la philosophie ne doit pas se limiter à la réflexion sur la question de la liberté ou de la vérité chez Descartes ou Kant, mais qu’elle peut et doit également aborder des questions comme le pouvoir dans l’utilisation d’une télécommande au sein d’une famille ou le déroulement éthico-politique d’une bande dessinée, d’un jeu vidéo ou d’une chanson funk. 

La pop philosophie et la danse 

La danse est étonnamment absente, à de rares exceptions près, des grands systèmes philosophiques. Platon en fait un bref éloge dans les Lois (Livre II, 654c-657c) où il la décrit comme un moyen d’honorer les dieux et d’éduquer le corps du citoyen au combat. Aristote consacre également quelques brefs mots dans la Poétique à la danse pour démontrer qu’elle a également une structure mimétique, représentant des personnages, des expériences et des actions à travers des gestes rythmiques (Livre I, 1447a). Dans la Critique de la faculté de juger de Kant, il n’y a que deux passages où la danse est mentionnée. Cette forme d’expression artistique apparaît comme un « jeu de formes » [Spiel der Gestalten], contrairement au « jeu de sensations » [Spiel der Empfindungen] de la musique (§§ 14, 52). Dès le début de ses Leçons d’esthétique, Hegel nous met en garde contre les arts imparfaits [unvollkommene Künste], tels que la danse et le jardinage [Gartenbaukunst], qu’il ne mentionne qu’en passant, car il les considère comme secondaires[2]. C’est grâce à la réhabilitation nietzschéenne de la corporéité que la danse a été incluse dans la liste des théories esthétiques de manière plus continue et plus conséquente. 

Ma rencontre avec la danse a également été tardive et remonte à l’an 2000. Lors du symposium Assim Falou Nietzsche III – Para uma Filosofia do Futuro (Ainsi parlait Nietzsche III – pour une philosophie du futur), organisé par l’Université Fédérale de l’État de Rio de Janeiro (UNIRIO) et l’Université de l’État de Rio de Janeiro (UERJ), j’ai donné une conférence intitulée « Pourquoi la philosophie a-t-elle oublié la danse ? ». J’étais profondément gêné par le silence de la philosophie à l’égard de la danse (et des arts du corps en général), en comparaison à l’attention que la discipline a pu porter au cinéma ou à la littérature, par exemple. Dans le prolongement de cette communication, j’ai publié un essai[3]qui n’a pas eu beaucoup de répercussions dans le domaine institutionnel de la philosophie, mais qui m’a valu plusieurs invitations à participer à des groupes d’étude et des tables rondes transdisciplinaires, ce qui a déclenché mes recherches dans le domaine des arts du spectacle.

En tant que professeur à l’UNIRIO, j’ai ainsi commencé à diriger de nombreux mémoires de Master et des thèses portant sur la danse. À cette époque, j’ai orienté les travaux de spécialistes de la danse déjà renommés, telles que la critique Silvia Soter et l’ex-danseuse classique Vera Aragão. Entre 2003 et 2006, j’ai commencé à relier mon projet naissant de « pop philosophie » à des études dans le domaine des arts du spectacle en posant les questions suivantes : qu’est-ce qui constitue la dimension pop de la danse ? Comment la danse se modifie-t-elle au contact de la publicité, la mode, le vidéoclip et le jeu vidéo ? Serait-il possible d’établir un dialogue entre la danse contemporaine et les arts dits de l’image ? La danse contemporaine de Rio de Janeiro, en particulier, recyclait continuellement ses langages par contagion avec le cinéma, la vidéo et le théâtre. Mon objectif principal était d’interroger les manières dont le pop se manifeste dans la danse contemporaine carioca à partir des créations de chorégraphes comme Dani Lima, Lia Rodrigues et Micheline Torres.

Avec les philosophes et spécialistes de la danse Roberto Pereira (décédé prématurément en 2009 mais qui était à l’époque professeur à UniverCidade, à Rio de Janeiro) et Tereza Rocha (aujourd’hui enseignante-chercheuse à l’UFC, Universidade Federal do Ceará), j’ai organisé deux symposiums internationaux sur les lisières entre la danse et la philosophie, en 2005 et 2006, le PPGT/UNIRIO, en coopération avec le SESC/Copacabana, qui a accueilli des chercheurs tels que José Gil (Portugal), Isabelle Launay (France), Kuniichi Uno (Japon) et Ramsey Burt (Angleterre). En 2010, j’ai eu ma première expérience en tant que consultant philosophique sur une création chorégraphique pour le spectacle Eu prometo, isto é político [Je te promets, ceci est politique] de Micheline Torres dont la première a eu lieu au SESC-Copacabana (de Rio de Janeiro) et qui a tourné dans nombreuses villes au Brésil. J’ai de nouveau collaboré avec Micheline, en 2011 cette fois-ci, dans le processus de création du spectacle Pequenas Histórias de Pessoas e Lugares[Petites histoires de gens et de lieux].

Ma rencontre avec Bruno Beltrão

Bruno Beltrão est issu du milieu compétitif de la danse de rue, il avait eu plusieurs prix en tant que danseur avant de s’aventurer en tant que chorégraphe. Pour les critiques Silvia Soter et Roberto Pereira, ce jeune homme au crâne rasé qui portait toujours une casquette était l’un des espoirs de la danse contemporaine brésilienne. Pereira et Soter m’avaient également parlé de sa grande soif de connaissances philosophiques. Quand, en 2003, je l’ai rencontré personnellement pour la première fois, j’ai été étonné par sa maturité alors qu’il était si jeune. La Compagnie Grupo de Dança de Rua de Niterói a été créée en 1996 quand Bruno avait 16 ans ! 

Quelques années plus tard, en 2008, à l’occasion de la présentation de l’œuvre H3, je l’ai rencontré à nouveau lors du festival de danse contemporaine Panorama à Rio de Janeiro. Il m’a proposé de créer un groupe d’études avec lui et d’autres danseurs de sa compagnie. Durant 3 mois, nous nous sommes réunis chaque semaine, Bruno, Willow (Eduardo Hermanson, danseur exceptionnel, aujourd’hui en carrière solo), Thiago Almeida, d’autres danseurs et moi, pour parler des concepts fondamentaux de la philosophie autour des théories sur le réel et les différentes conceptions de l’art, positives ou négatives, de Platon à Heidegger en passant par Aristote, Kant et Hegel.

Ces échanges ont été intenses, mais ils ne misaient pas sur un projet précis. Les seules répercussions immédiates consistaient en des jeux improvisés citant des noms et des concepts de la philosophie dans les présentations ultérieures du groupe, notamment dans la reprise de Telesquat (2003), un spectacle axé sur les relations entre les corps et la technologie. Ce n’est que quelques années plus tard, en 2011, que Bruno Beltrão m’a invité à nouveau à collaborer avec sa compagnie, cette fois en tant que « philosophe de l’équipe » pendant les répétitions de CRACKz. Les répétitions et nos réunions ont eu lieu pendant environ 18 mois dans divers endroits, notamment au théâtre municipal de Niterói et au club de tennis de Grajaú à Rio de Janeiro. 

Souvenirs des répétitions de CRACKz

Les répétitions étaient longues et fatigantes. Les douze danseurs et une danseuse – très jeunes, presque tous noirs, originaires des banlieues de Rio de Janeiro – se plaignaient beaucoup des blessures, des chutes et de l’usure physique survenues lors de la création du spectacle, dans une lamentation joyeuse. Les conversations philosophiques ont eu lieu en général durant les pauses pendant les répétitions, moments où ils avaient souvent des séances de kinésithérapie. Nous y mêlions des remèdes pour le corps et l’esprit. Au début, les conversations étaient accueillies avec scepticisme par les danseurs mais, progressivement, ils sont devenus de plus en plus enthousiastes. La philosophie, comme tout bon médicament (pharmakon), peut comme le disait Chico Science « à la fois organiser pour désorganiser et désorganiser pour réorganiser »[4]. Ces effets ne proviennent pas tant de la quantité de la drogue ou du remède, mais plutôt la manière dont chacun habite le monde (ethos) et, surtout, du moment opportun (kairós) dans lequel chacun se trouve[5].

Carte de CRACKz (archives de Bruno Beltrão)

Lorsque j’observais les répétitions, ce qui m’impressionnait le plus était les chutes successives. Les culbutes m’effrayaient et je ressentais la douleur dans mon propre corps rien qu’à regarder ceux des danseurs. Nous avons parlé de la signification mythologique des chutes de Satan jusqu’au terrible épisode du 11 septembre 2001. Dans l’ontologie occidentale traditionnelle, la chute est principalement associée au mal, à l’échec, à la ruine, à la maladie, à la vieillesse et à la mort. Tomber, c’est perdre. En diabolisant la chute, l’ontologie traditionnelle diabolise non seulement le poids, la gravité et la matière, mais aussi le corps et ses affections, ses désirs, sa nudité, ses poils, ses rides, ses cernes et ses cicatrices, bref, les marques que le temps laisse sur la peau, vues comme des saletés sur une surface idéalement lisse et pure. Dans la danse, au contraire, surtout dans la danse de rue, la chute n’est pas seulement un risque, mais une affirmation de la disponibilité pour l’impondérable, une suspension de la planification technique du futur, une réconciliation avec la terre et surtout avec la finitude elle-même.

Dans ma façon pop d’explorer les thèmes et les questions de la philosophie, j’ai usé et abusé des vidéos d’art, de science et de sport pour aborder ces sujets. Lors d’une récente conversation avec Ugo Alexandre Neves – pionnier de la danse urbaine au Brésil, ancien danseur du Grupo de Dança de Rua de Niterói et chorégraphe assistant de CRACKz – nous nous sommes remémoré nos échanges lors des répétitions de CRACKz et de notre premier groupe d’études avec la compagnie. Ugo m’a confié que les problématiques soulevées, en particulier à partir des documents audiovisuels, dans les conversations pop philosophiques ont eu un grand impact sur son travail et qu’elles sont encore vives dans sa façon d’enseigner la danse. Selon Ugo, « il est indéniable que la proposition du Grupo de Rua de Niterói est toujours passée par l’intérêt pour la philosophie, ce qui a affecté tant le processus créatif que la vie quotidienne des personnes impliquées »[6]. On remarque alors une profonde affinité avec la position de Bruno qui m’avait dit à l’époque qu’il voulait que les danseurs aient la possibilité d’entrer en contact avec l’exercice de la pensée pour voir comment ils allaient l’assimilerdans leur manière de danser et dans leur vie quotidienne, à l’image des changements que cela avait pu provoquer dans sa propre vie. Ce que chacun a fait de cette expérience est une inconnue. Les effets sur le plateau de la collaboration avec la pop philosophie n’ont jamais été trop affichés, ils ont eu lieu bien plus dans la sphère des microévénements, c’est-à-dire avec une intensité subtile et imprévisible. 

Le thème principal de CRACKz était la question de la copie à l’ère numérique. Le titre du spectacle, comme cela a été souligné à plusieurs reprises, fait allusion à la violation des licences de logiciels commerciaux pour faciliter leur partage et donc leur accessibilité. Les danseurs ont été mobilisés pour chercher des gestes, des scènes et des mouvements qu’ils avaient envie de copier et j’ai été mobilisé pour réfléchir avec eux sur la question de la copie en philosophie. Dans une interview pour le festival Panorama 2013, la danseuse Barbara Dias a déclaré : 

« Ce spectacle […] a été créé à partir des mouvements de personnes que nous admirons, des icônes de la danse du monde entier, pas seulement des danses urbaines, mais aussi d’autres styles, comme le ballet classique et la danse contemporaine. […] Ensuite, nous sommes passés aux sports, aux mimes, etc. […] À partir de ces mouvements, nous créions de petites cellules […] à l’intérieur du spectacle de 45 minutes. L’idée était vraiment d’ancrer ces mouvements dans le moment présent, même s’ils sont adaptés, améliorés, modifiés, aggravés, ou non. »[7]   

Préparation avant la première à Bruxelles, mai 2013 (archives de Bruno Beltrão).

Dans le cadre de ce processus, ma proposition était de parler du pouvoir du faux et de l’impuissance de l’authentique. Une hypothèse largement débattue est que tout acte de création, de l’antiquité à la postmodernité, est un geste de remixage. Dans une scène du film Waking Life (Richard Linklater, 2002) montrée pendant les répétitions, l’un des personnages déclare que la différence entre nous, pauvres mortels, et des génies comme Mozart ou Shakespeare est plus grande que celle qui existe entre les êtres vivants et les êtres inanimés. C’est Kant qui a formulé de manière plus précise la « Métaphysique du génie » qui peut être identifiée par les caractéristiques suivantes : il n’imite personne, mais est imité par tout le monde. D’ailleurs, on ne peut pas expliquer comment il fait ses œuvres car il a reçu de la nature le talent d’être si créatif. La croyance dans l’inspiration semi-divine de l’artiste a été magistralement déconstruite par Nietzsche dans Humain, trop humain (§155) : « Les artistes ont intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. »[8] Nietzsche suggère qu’il est dans l’intérêt des élites culturelles de maintenir une aura de mystère autour de la création artistique en cachant leurs erreurs, leurs échecs, leurs apprentissages, leurs héritages, et en faisant passer tout cela pour un miracle. Il soutient justement le contraire : « Tous les grands [artistes, philosophes ou scientifiques] sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger. »[9]. Nietzsche a préconfiguré la thèse selon laquelle « tout acte de création est un remix », thèse qui constitue une réalisation importante des arts contemporains, ayant elle-même été remodelée dans la sagesse punk/hip hop des rues et synthétisée par le célèbre cri de guerre gravé sur les murs : « Fais-le toi-même » [do it yourself]. Cette sagesse avait déjà été parallèlement inspirée et transpirée d’une certaine manière dans les danses populaires urbaines depuis les années 1930.

Danse morte

La deuxième motivation de Bruno Beltrão pour la création de CRACKz – thématique qui l’accompagne depuis ses premières œuvres, est la relation entre l’art et la technologie. Ce thème a été largement abordé dans les essais, mais en général sous un angle affirmatif, sans être ni « intégré », ni « apocalyptique », selon la célèbre classification d’Umberto Eco[10]. Il existe manifestement un carrefour entre les arts et les technologies dans le monde contemporain mais j’insiste sur la thèse selon laquelle le carrefour [encruzilhada, en portugais], terme cher à la culture des religions afro-brésiliennes, ne devrait pas être vu à la manière occidentale, à savoir comme un point de crise où il faut prendre une décision pour sortir de l’impasse. La perspective afrocentrée, épousée par la pop philosophie, des carrefours [encruzilhadas] suggère au contraire d’occuper et de tirer le meilleur parti de la tension dans ces points où se rencontrent les différences de manière ludique et expérimentale. L’idée est d’explorer et même d’inventer des formes plus nombreuses et meilleures de carrefours, non seulement comme des lieux, mais aussi comme des moments propices à l’ouverture d’autres voies.

Bruno Beltrão et Ugo Neves, Paris, 2013 (archives de Bruno Beltrão)

Lorsque j’ai enfin vu CRACKz abouti pour la première fois en novembre 2013, j’ai été émerveillé par les mélanges, les hybridismes et les remixes corporels, mais aussi un peu surpris par une certaine atmosphère sinistre et lourde. Tout se passe comme si le minimalisme de Beltrão, capable d’apporter de la douceur à la fureur exubérante de jeunes corps entraînés dans la rue, finissait par générer une atmosphère dense, presque mélancolique, ce que la journaliste allemande Sylvia Staude a appelé « le côté obscur de la planète HipHop »[11]. Cette atmosphère mélancolique a été rendue encore plus évidente par le contraste avec le cercle d’improvisation des danseurs après la fin du spectacle, marqué par une explosion de joie retenue, tant sur scène que dans le public. Bruno Beltrão est un DJ des affections et des émotions. Cette ambiance sombre m’a évoqué le thème du nihilisme contemporain qui a été tellement débattu durant nos conversations et pendant les répétitions. Il existe au Brésil une forme spécifique de nihilisme, presque l’inverse de celle de l’Europe, où les corps ont tendance à être beaucoup plus valorisés que les concepts. Malheureusement, il s’agit surtout d’un corps-cliché, excessivement esthétisé, tonifié et médicalisé, mais paradoxalement impuissant à ouvrir de nouvelles voies. Le nihilisme européen et le nihilisme brésilien ont en commun la fatigue, une fatigue structurelle, un épuisement des corps qui ne supportent plus l’oubli auquel ils ont été condamnés, ni le retournement du travail forcé auquel ils ont été soumis à l’ère du capitalisme des émotions. 

(archives de Bruno Beltrão)

J’ai également été surpris, en voyant le spectacle pour la première fois, par le sous-titre du spectacle, Dança Morta (Danse morte), qui pour moi fonctionnait presque comme un vecteur opposé à l’élan créatif exprimé dans CRACKz. J’ai posé la question à Bruno Beltrão lors d’une conversation par courriel en février 2021 et il m’a répondu que c’était le résultat d’une sorte de déconstruction de son propre travail. La lecture d’un texte d’André Lepecki[12], dialoguant avec le Mal d’archive de Derrida, aurait généré un malaise provoqué par le constat que, peut-être, « tout effort documentaire pour fixer la danse trahirait la “matérialité” de la danse » : « surtout dans CRACKz, comme tout notre projet était basé sur la collecte d’actions provenant de documents, le sous-titre est apparu comme une autocritique de notre propre processus, qui par cette approche était “une danse qui serait déjà née morte” »[13]. Ayant reçu le surnom d’« intellectuel hip-hop », le rapport de Bruno à la pensée ne se limite pas à s’approprier tel ou tel concept de tel ou tel auteur, mais plutôt à chercher dans la philosophie une source pour entretenir la tendance au doute : sur le monde, sur la danse et sur lui-même. Plus qu’une inversion, les espaces affectifs critiques chorégraphiés par Bruno Beltrão opèrent une « transversalisation » du cogito cartésien : je danse, donc j’en doute.

CRACKz, Companhia de Dança de Rua de Niterói. Photo : Nina Kramer, reproduite avec l’autorisation de Bruno Beltrão.
CRACKz, Companhia de Dança de Rua de Niterói. Photo : Nina Kramer, reproduite avec l’autorisation de Bruno Beltrão.

Le coup de la philosophie

L’interaction hebdomadaire avec les jeunes danseurs du Grupo de Dança de Rua de Niterói a été une expérience très fructueuse pour tous les participants. L’idée que la pop philosophie est aussi une forme de philosophie de rue provient de cette rencontre et j’ai commencé dès lors à m’intéresser à la culture hip-hop (rap, graffiti, street dance). J’ai eu l’impression de suivre une déclaration encore sous-estimée de Nietzsche en 1881 qui dit : « Les grands problèmes sont dans la rue » [Die grosse Probleme liegen auf der Gasse] (Aurora, §127).  

La répercussion critique de CRACKz montre que la densité philosophique dans le projet de collecte et de recyclage de mouvements archivés sur Internet oscillant entre la culture pop et l’avant-garde a bien été perçu. Dans une interview accordée à un journal belge en 2013 au sujet de ces interprétations, Bruno a déclaré qu’il n’avait pas de grandes prétentions théoriques tout en parlant un peu de la relation intime entre la danse et la pensée dans CRACKz : 

Mais il n’en reste pas moins que tous ces mouvements ont une origine à questionner. J’ai fait appel à un professeur brésilien de philosophie qui enseigne à Vienne [sic], Charles Feitosa. Il a vu avec nous comment relier ces mouvements tantôt à Platon tantôt à Aristote. Platon, c’est l’image de l’image. Avec Hegel, on a vu comment créer c’est combiner des choses existantes. Chaque geste qu’on fait ne surgit pas de rien, rien ne vient du hasard, mais les réunir permet de faire ressortir quelque chose de nouveau. On a encore évoqué Nietzsche. Ces philosophes ne sont pas directement liés bien sûr à la danse que nous faisons, mais réfléchir avec eux aide à faire émerger des choses[14].

Bruno n’était pas présent à toutes les répétitions, mais il a revu avec Ugo Neves tous les enregistrements des réunions, en particulier des moments de conversation entre moi et les danseurs. Lorsque j’ai demandé à Bruno comment était né cet intérêt pour la combinaison de la danse et de la pensée, il a résumé son parcours, non sans une bonne dose d’ironie, à cette provocation de la part d’un ami qui lui avait dit qu’il avait fait le « coup de la philosophie » : 

Mon premier contact [avec la philosophie] a eu lieu en 4ème, mais je l’ai raté […] Je ne sais pas si la professeure était peu énergique, ou si tout cela était encore trop abstrait pour moi. Lorsque je suis entré en Licence de Danse en 2000, le professeur Roberto Pereira dispensait un cours de philosophie dans lequel il faisait des remarques sur le travail et le bagage chorégraphique que chacun apportait. C’est là que j’aiaccroché. Ce contact avec lui m’a beaucoup motivé, et j’ai commencé à regarder ce que nous produisions d’une manière très critique. J’ai tout problématisé dans notre travail et nos références se sont élargies. Un an plus tard, nous avons créé Do popping ao pop [Du popping au pop] qui, à mon avis, montre que quelque chose avait vraiment changé dans la façon dont nous regardions ce que nous faisions. J’ai un ami, cet enfoiré, qui a dit une fois que j’avais fait le « coup de la philosophie », comme si je l’utilisais pour donner un ton à mon travail qui n’existe pas »[15].

Si c’était un coup, alors c’était magistral, génial. Le mot « coup » [golpe] semble avoir été utilisé par l’ami malicieux dans le sens d’une action rusée, mais le terme (du latin colpus) indique à l’origine un coup avec impact résultant du contact d’un corps avec un autre. Il y a certainement un « coup » entre la danse et la philosophie dans le travail de Bruno Beltrão. Je me demande aussi parfois si je n’ai pas aussi fait le « coup de la danse » en me laissant « tomber vers le haut », du mode classique au mode pop en philosophie. On peut imaginer que la philosophie, notamment la pop philosophie, ainsi que la danse, notamment la danse urbaine, servent de dispositifs pour mettre les corps et les idées en mouvement. Paul Valéry disait que les métaphores sont des pirouettes du concept[16]. On peut peut-être dire par analogie que les pirouettes et les tourbillons du hip-hop sont des pensées corporelles, des idées en action, des concepts en rotation. La danse urbaine est une philosophie de la rue et dans la rue. 

Affiche des premières représentations de CRACKz à Rio de Janeiro en novembre 2013.

Bruno, le chorégraphe qui doute, reste plein d’incertitudes quant à la manière dont son travail se rattache aux grandes questions de notre époque : « En ce moment de tempête politique, de pandémie, d’effondrement climatique que nous vivons, j’aimerais que ce que nous créons puisse avoir plus de pertinence.  L’époque où je pratiquais la danse de rue juste pour me divertir est loin derrière moi ». Interrogé sur ses spectacles à venir, il a répondu : « Je m’interroge toujours sur ce désir de savoir si ce que nous faisons à un rapport direct avec ce que nous vivons […]. Je ne sais pas s’il est judicieux de se demander si notre danse est ancrée dans le monde, si nous sommes dedans. En d’autres termes, nous ne savons pas ce qui va se passer. Mdr »[17].

RÉFÉRENCES

Entretien avec Ugo Neves Ugo réalisé par Zoom le 29 janvier 2021.
Échange d’e-mail avec Bruno Beltrão en février 2021.

ARAGÃO Vera, Memória do Corpo: Ensino do Ballet no Brasil, mémoire de master dirigé par Charles Feitosa, UNIRIO, 2005.

ARISTOTE [attribué à], L’homme de génie et la mélancolie – Problème XXX, traduit par Jackie Pigeaud, Paris : Rivages, 2019.

CHICO SCIENCE & NAÇÃO ZUMBI, « Da Lama ao Caos » [musique], in Da Lama ao Caos, LP, Label Polysom, 1994.

« CRACKz : Bruno Beltrão, Grupo de Rua de Niterói » [vidéo], Chaîne YouTube du Festival Panorama, 2013, disponible sur : [https://www.youtube.com/watch?v=5AhFTVcF7cA], consulté le 10 février 2021.

DUPLAT Guy, « Beltrão: danse jubilatoire et virtuose », 16 mai 2013, disponible sur : [https://www.lalibre.be/culture/scenes/beltrao-danse-jubilatoire-et-virtuose-51b72cbfe4b0de6db974885d], consulté le 10 février 2021.

ECO Umberto, Apocalittici e integrati, Milan : Bompiani, 1964.

FEITOSA Charles, « Por que a Filosofia esqueceu a Dança? », in : C. Feitosa, M. Casanova, M. Barrenechea, R. Dias (orgs.), Assim Falou Nietzsche III, Rio de Janeiro : Sete Letras.

HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Ästhetik, Vol. II, Berlin : Aufbau-Verlag, 1976.

LEPECKI, André, « Inscribing dance », in : A. Lepecki (org.). Of The Presence Of The Body – essays on dance and performance theory. Middletown : Wesleyan University Press, 2004.

NIETZSCHE Friedrich, Humain, trop humain, trad. A.M. Desrousseaux et H. Albert, Le Livre de Poche, Paris, 1995.

PARNET Claire et DELEUZE Gilles, Dialogues, Flammarion, 2008.

SOTER Silvia, Danse et Communatunidade : Corpo de Baile da Maré, thèse dirigée par Charles Feitosa, UNIRIO, 2005.

STAUDE Sylvia, « The Dark Side of the planet HipHop Frankfurter Rundschau », Dossier Frankfurt Book Fair, 7 octobre 2013.

VALERY Paul, « Philosophie de la danse », in Œuvres IVariétéThéorie poétique et esthétique, Paris : N.R.F, Gallimard, 1957 [1857].


[1] Claire Parnet et Gilles Deleuze, Dialogues, Paris : Flammarion, 2008, p. 10.

[2] G.W.F. Hegel : Ästhetik, Vol. II, Berlin : Aufbau-Verlag, 1976, p.20.

[3] Charles Feitosa, « Por que a Filosofia esqueceu a Dança? » (Pourquoi la philosophie a-t-elle oublié la danse), in : C. Feitosa, M. Casanova, M. Barrenechea, R. Dias (orgs.), Assim Falou Nietzsche III, Rio de Janeiro : Sete Letras, p. 31-37.

[4] Chico Science & Nação Zumbi, « Da Lama ao Caos », chanson qui mélange de rock et maracatu, parue 1994 dans LP homonyme Da Lama ao Caos, du compositeur et chanteur brésilien Chico Science (1996-1997). 

[5] Je m’inspire ici de l’épistémologie du vin décrite dans le L’homme de génie et la mélancolie – Problème XXX, ouvrage attribué à Aristote.

[6] Entretien avec Ugo Neves Ugo, réalisé par Zoom, le 29 janvier 2021.

[7] « CRACKz : Bruno Beltrão, Grupo de Rua de Niterói » Chaîne YouTube du Festival Panorama, 2013, disponible sur : [https://www.youtube.com/watch?v=5AhFTVcF7cA], consulté le 10 février 2021.

[8] F. Nietzsche, Humain, trop humain, trad. A.M. Desrousseaux et H. Albert, §155, Le Livre de Poche, Paris, 1995. 

[9] Ibidem.

[10] Umberto Eco, Apocalittici e integrati, Milan : Bompiani, 1964. 

[11] Sylvia Staude, « The Dark Side of the planet HioHop Frankfurter Rundschau », Dossier Frankfurt Book Fair, 7 octobre 2013.

[12] Il s’agit de l’article Inscribing dance. Publié à l’origine dans : LEPECKI, André (ed.). Of The Presence Of The Body – Essays on dance and performance theory. Middletown : Wesleyan University Press, 2004, pp. 124-139.

[13] Échange d’e-mail avec Bruno Beltrão, février 2021.

[14] Guy Duplat, « Beltrão : danse jubilatoire et virtuose », publié le jeudi 16 mai 2013, disponible sur : [https://www.lalibre.be/culture/scenes/beltrao-danse-jubilatoire-et-virtuose-51b72cbfe4b0de6db974885d].

[15]  Échange d’e-mail avec Bruno Beltrão, février 2021.

[16] « Qu’est-ce qu’une métaphore, si ce n’est une sorte de pirouette de l’idée dont on rapproche les diverses images ou les divers noms ? » (Paul Valéry, Philosophie de la danse » (1938), in Œuvres IVariété, « Théorie poétique et esthétique », N.R.F, Gallimard, 1957, 1857 pages, pp. 1390-1403.

[17] Échange d’email avec Bruno Beltrão, février 2021.

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