Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire par Jacques Martial au Théâtre de l’Épée de Bois

Créé en 2002 à Avignon par Jacques Martial, la mise en scène intégrale du Cahier d’un retour au pays natal est une magnifique incarnation de ce poème explosif et toujours bouleversant. Écrit d’abord en 1939, le poème a été largement retravaillé par Césaire jusqu’en 1947, comme s’il fallait nécessairement prendre en compte l’épreuve de la guerre afin de poursuivre le travail de sape et le dynamitage de la culture coloniale qui s’est vue confirmée et abimée à la fois dans le conflit mondial. 

Cette création de Jacques Martial est plus précieuse que jamais de nos jours – alors que les luttes anti-racistes sont parfois désignées comme “identitaires” ou “communautaristes”. Face à ces caricatures, la voix du poème déjoue par avance les assignations identitaires et se définit comme celle d’un « homme-juif / un homme-cafre / un homme-hindou de Calcutta / un homme de Harlem-qui-ne-vote-pas ». On ne cessera donc pas de redécouvrir ce texte fondateur de la « négritude », idée que Césaire prenait déjà soin de ne pas identifier à une race, car elle n’est pas « un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la souffrance », ajoutant aussi que « la vieille négritude progressivement se cadavérise », comme si la véritable négritude restait toujours à inventer dans la langue, à l’inverse du discours victimaire qu’on lui impute parfois.

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Peter Brook – « Merci à la vie »  

Peter Brook s’est éteint telle une bougie qui se meurt lentement, longtemps, et dont la fin sans drame procure la réconciliation avec l’ordre du monde. Mes dernières rencontres avec lui me le révélaient différent car s’il avait perdu l’énergie d’autrefois il se montrait plus affectueux que jamais. Son regard était lumineux et son sourire d’une tendresse infinie. Il se préparait et acceptait la perspective de la fin. Et cela ne pouvait qu’apaiser les amis qui l’entouraient sur un fond nostalgique de ce qu’il avait été. 

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Macadam Circus  dans le jardin du musée Angladon d’Avignon

Ce qui nous accroche, nous émeut dans un roman, un film, un spectacle c’est  le plus souvent lorsqu’il y a rencontre entre l’Histoire, la vie en société et les histoires des individus, leur vie intérieure.

Et que soit proposée une forme, inventée une expression qui relie ces deux mondes. Cette démarche, cet enjeu est au coeur du spectacle écrit par Thomas Depryck, mis en scène par Antoine Laubin et interprété par Axel Cornil. 

J’y ai retrouvé un ton, une ambiance qui était présente dans « les langues paternelles » créé par la compagnie De facto il y a plus de 10 ans.  Ce mélange d’humour et de tendresse, d’engagement et d’ironie,  de conscience et de distance.

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Fin de partie de György Kurtág – « c’en sera fait du son »

Créé à Milan en 2018, l’opéra de György Kurtág d’après Fin de partie de Samuel Beckett se tient au plus près du texte et nous le révèle comme une partition première. Pour la première fois cette année à l’Opéra de Paris, jusqu’au 19 mai 2022.

Les secondes s’ajoutent aux secondes. À l’infini divisibles, les instants font que le temps passe, que les choses commencent et finissent. Une image récurrente hante la pièce de Beckett comme l’opéra de Kurtág. Rien, ou presque : des gouttes d’eau, des grains de sable ou de blé s’ajoutent les uns aux autres, des « instants nuls, mais qui font le compte » comme dit Hamm. Au plus près du texte de Beckett, Kurtág a pris lui aussi au sérieux la fable de Zénon, où tout commence et finit à chaque instant, paradoxe d’un mouvement immobile. Le compositeur a su construire une exceptionnelle densité sonore à partir des bribes des personnages de Beckett, dont il ne retire pas un souffle. Entre parole et silence, le souffle s’entend souvent à l’orchestre, comme dans les premiers moments de la pièce, lorsque les vents jouent à vide, ou bien dans des harmonies très ténues. Jouer à vide, marquer un temps, commencer et finir, autant de notations beckettiennes que György Kurtág a su traduire dans son langage musical et ses timbres subtils.

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La formation sociale du corps du comédien – De la pratique à la théorie

Résumé

Qu’entendons-nous par vocabulaire du geste et de l’attitude du corps humain et mémoire somatique collective ? Que signifie l’incarnation corporelle d’un personnage ? Comment la connaissance de la formation socioculturelle du corps peut-elle aider le/la comédien.ne dans l’incarnation d’un personnage ?

En répondant à ces questions et à d’autres, le présent essai vise à développer la connaissance des éléments construisant le vocabulaire du geste et de l’attitude corporels ainsi que ceux de la mémoire somatique collectiveen se référant à un cas concret (le coaching du protagoniste du long métrage Pari). Nous montrerons ainsi comment cette connaissance peut être au service du comédien, surtout en ce qui concerne le corps, les gestes et les attitudes corporelles d’un personnage.

En nous appuyant sur cette expérience, ainsi que sur les observations et les résultats de celle-ci, nous chercherons à savoir ce que veut dire la formation sociale du corps.

Alternatives théâtrales #132 Lettres persanes et scènes d'Iran
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Marilyn au pays des merveilles

Le 4 août 2022, ce sera la commémoration des 60 ans du décès de l’actrice Marilyn Monroe. À cette occasion, nous nous sommes intéressés dans cet article à la manière dont son personnage a pu servir pour présenter sur la scène contemporaine iranienne une vision conforme à l’idéologie dominante. Il porte sur un spectacle intitulé Marlon Brando et présenté en 2019 par l’auteur et metteur en scène iranien, surtout connu pour ses rôles sur le petit écran, dénommé Mehran Ranjbar (né en 1982 à Khorramabad, capitale de la province du Lorestan) au Sepand Hall à Téhéran (repris quelque mois plus tard au Iranshahr Théâtre) où Marilyn Monroe est un des personnages principaux. Le spectacle paraît particulièrement pertinent pour réfléchir à la question de la représentation des femmes sur la scène en Iran, où elles sont traitées trop souvent comme des citoyennes de seconde classe et leurs droits bafoués aussi bien dans les domaines public (notamment celui du travail) que privé (comme celui du droit de la famille et la garde des enfants), et sur le rapport étroit et complexe qu’entretient une part considérable de la production scénique avec la doctrine imposée par la classe dirigeante.

Alternatives théâtrales #132 Lettres persanes et scènes d'Iran
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Le théâtre par temps de guerre et d’élections

Le théâtre est assimilé à un lieu et à une activité incertaine où le faux et le vrai s’enlacent et se disputent. Ce déchirement qui lui est propre se trouve être aussi à la source de l’amour et du désamour dont le théâtre éprouve le conflit. Déchirement qui intervient davantage encore lorsque le théâtre se trouve impliqué dans la vie, surtout dans des situations extrêmes qui, grâce à lui, se colorent d’une dimension excessive, marquée par l’impact d’un lieu ou d’une action étrangère au spectacle. Rien de pire que le théâtre en dehors du théâtre.
Un témoignage récent a surenchéri sur cette conviction qui m’accompagne depuis des années. Nous savions que bon nombre de civils ukrainiens s’étaient réfugiés dans le théâtre de Marioupol entièrement converti en abri pour ces démunis. Une metteuse en scène ukrainienne, Lioudmyla Kolosovitch, apporte un supplément d’informations (Le Monde daté du 11 avril) en racontant qu’en raison du froid qui régnait dans la grande salle, on avait ouvert la réserve des costumes afin de s’en servir pour se protéger de la rigueur météorologique. Quand le théâtre fut bombardé, bon nombre des victimes étaient couvertes d’habits de scène et cela donnait une dimension encore plus tragique au carnage. Parce que, dans un certain sens, le théâtre lui accordait une dimension grotesque inattendue…, de pauvres habitants ukrainiens travestis par des costumes de fortune sont tombés sous les bombes assassines.

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Virginia à la bibliothèque

A l’initiative d’Edith Amsellem, la compagnie ERd’0, créée à Marseille en 2012 a pour projet de faire vivre le théâtre dans des lieux particuliers, en dehors des scènes dédiées aux représentations de spectacle.

Dans l’esprit d’Antoine Vitez pour qui « il faut faire théâtre de tout », elle investit les terrains de sport, les cours de récré, les parcs et jardins publics pour y faire revivre en les adaptant les oeuvres de Choderlos de Laclos, Witold Gombrowicz ou des versions méconnues du Chaperon rouge.

Ce rapport entre espace réel et fiction trouve une très grande pertinence dans le spectacle Virginia à la bibliothèque (1) imaginé par Edith Amsellem et Anne Naudon d’après Un lieu à soi de Virginia Woolf.

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A Philippe

Le décès de Philippe van Kessel a profondément affecté le monde du théâtre en Belgique et au-delà.

Les nombreux hommages parus dans la presse et sur les réseaux sociaux témoignent du rôle éminent que Philippe a joué dans la vie théâtrale belge et internationale, mais aussi de ses profondes qualités humaines.

Il a depuis le début été lié à la vie d’Alternatives théâtrales. Membre du premier comité de rédaction de la revue, celle-ci a rendu compte de son travail, de ses positions, de son engagement tout au long des années où il a exercé les métiers du théâtre comme acteur, metteur en scène, pédagogue, animateur et directeur.

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Koltès toujours vivant

Tabataba de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Stanislas Nordey

Stanislas Nordey aime à rappeler son engagement pour un « théâtre élitaire pour tous » cher à Antoine Vitez.

En reprenant, plus de 20 ans après, sa mise en scène de Tabataba qu’il avait créé dans les quartiers de Seine-Saint-Denis alors qu’il dirigeait là-bas le théâtre Gérard Philippe, il permet à de nouveaux publics éloignés des grandes scènes de théâtre de découvrir ou redécouvrir un texte peu joué et méconnu de Bernard -Marie Koltès ; la revue Alternatives théâtrales avait publié Tabataba en février 1990, alors qu’il était inédit, dans le numéro emblématique (1) consacré à Koltès quelques mois après sa disparition prématurée : il avait 41 ans.

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