De peur et de sang frais : Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli 

Mathias Leander Olsen

« Ne pensez-vous pas qu’il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre et qui pourtant existent ? »

Une jeune fille rousse, vêtue d’une longue robe rose, erre dans l’obscurité, plongée dans un univers dont on ne voit rien, peuplé de sons étranges, envoûtants et inquiétants. Ainsi s’ouvre Dracula, Lucy’s Dream d’Yngvild Aspeli. La marionnettiste norvégienne « revisite de façon somptueuse le mythe de Dracula, en faisant la part belle aux personnages féminins et particulièrement à Lucy. Cette jeune fille « gentille et belle » est la première victime du célèbre comte des Carpates imaginé par le britanniques Bram Stoker ». Faire de Lucy le personnage principal de cette pièce étrange, où les frontières sont floues entre les vivants et les morts, entre ceux qui manipulent et ceux qui sont manipulés, permet à Yngvild Aspeli (qui signe ici sa première collaboration avec le Puppentheater Halle) de s’emparer du thème du vampirisme en poursuivant son exploration de la folie, déjà très présente dans Moby Dick et Chambre noire (The Dream Faculty)

Car Dracula ne semble surtout exister que pour Lucy, bientôt alitée. Ses proches affolés s’efforcent de la ranimer à coups de transfusions sanguines, tout en l’exhortant à reprendre son souffle. Et finalement, Lucy ne serait-elle pas plus morte que vive dans cet univers morbide qu’elle a peut-être inventé de toutes pièces ? Présent dans toutes sortes de cultures, le mythe du vampire est ancestral et témoigne d’une inquiétude profonde quant à la mort. Pour écrire son spectacle et livrer sa propre vision de ce roman, pleine d’onirisme et d’étrangeté, la metteuse en scène s’est inspirée de la traduction islandaise de Valdimar Ásmundsson, qui selon Yngvild Aspeli propose « une narration plus courte, plus percutante, plus érotique et encore plus suspensive » que sa version originale. 

(C) Vincent Arbelet

Comme toujours chez Yngvild Aspeli, l’atmosphère sonore, composée par Ane Marthe Sørlien Holen qui avait déjà officié sur Moby Dick, correspond à merveille à ce qui se joue sur le plateau. Qu’elle soit pulsionnelle comme le rythme cardiaque, qu’elle chante avec des intonations très scandinaves, ou qu’elle tinte de façon sourde, c’est une musique des profondeurs, particulièrement angoissante. Cette atmosphère d’angoisse, qui plane dans tout le spectacle, est renforcée par le jeu trouble qu’Yngvild Aspeli s’amuse à pratiquer entre les marionnettes et celles et ceux qui les manipulent. Les marionnettes sont à taille humaine, leur manipulation par les acteurs souvent visibles, et finalement, ce sont les créatures surnaturelles – chauve-souris, têtes de monstre, Lucy et Dracula – qui sont interprétées par des marionnettes. 

« L’utilisation des marionnettes permet de créer une distance. Ce sont des objets métaphysiques. Ce sont des objets morts qui prennent vie par les manipulateurs. Cet entre-deux leur permet d’être des médiums entre la vie et la mort. Tout ce qui est tu existe », nous racontait Yngvild Aspeli en 2020, à propos de son adaptation de Moby Dick. On retrouve ici sa volonté de faire parler le silence, d’exprimer beaucoup avec peu et de montrer des personnages révoltés contre leur sort. Presque mutique, Lucy, bouleversée, traumatisée, en proie à la folie, ne parle pas, ne parvient pas à exprimer autre chose que « non ». Comme quelqu’un qui serait prisonnier d’un cauchemar, elle se débat, sur son lit étroit dont les draps blancs évoquent le capitonnage d’un cercueil.

Bien sûr, le mythe de Dracula, et plus généralement celui des vampires, soulèvent une myriade de thématiques liées à la féminité dont Yngvild Aspeli s’empare ici, à commencer par le sang, qui symbolise la virginité, l’accouchement, la sexualité, et bien sûr la vie. « You’re mine now/Blood of my blood », déclare Dracula à Lucy. C’est aussi en creux la question de l’emprise qui se pose, dans cet univers de ténèbres où même les intentions des alliées sont troubles. De qui sommes-nous les vampires ? Comment nous échapper des forces obscures qui rôdent, y compris voire surtout lorsqu’elles ne sont qu’intérieures ? C’est également la mise en tension de deux mondes, d’un univers intérieur qui a pris possession de Lucy et d’un monde extérieur qui ne parvient pas à l’aider. Et bien sûr, un dialogue étrange et dérangeant entre l’agresseur et l’agressée, où la proie finit par vaincre, de la plus inattendue des façons.

Nous vous invitons à découvrir Dracula (Lucy’s Dream) d’Yngvild Aspeli à la Manufacture d’Avignon du 7 au 24 juillet 2023

Et retrouver cet article dans le N° 148 d’Alternatives théâtrales, consacré aux arts du cirque, de la marionnette et à la création dans l’espace public.

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