The rest is silence, le départ d’Horatio 

Georges Banu, Les recits d'Horatio, Actes sud-Papiers, 2021
Georges Banu, Les recits d'Horatio, Actes sud-Papiers, 2021

HOMMAGE A GEORGES BANU

Mes premiers souvenirs avec Georges Banu sont d’abord ceux d’une étudiante. J’ai eu la chance de l’avoir comme professeur en licence et en master d’études théâtrales à la Sorbonne-Nouvelle. C’était à la fin des années 2000. Une époque où les smartphones ne concurrençaient pas encore les profs et où nous écrivions nos cours à la main. Nous passions des heures à écouter cet homme aux allures de Maître Hibou (le célèbre habitant de la forêt des Rêves bleus) nous raconter passionnément Peter Brook, ressusciter le Mahabharata ou nous faire courir aux Bouffes du Nord un dimanche après-midi par grand soleil pour découvrir la Flûte enchantée du grand metteur en scène anglais, dont il accompagna toute sa vie le travail. La reine de la Nuit était Noire, les Iks de l’Ouganda blancs. Nous plongions dans la magie du théâtre en compagnie de cet Horatio sensible, dont les cours étaient un savant mélange d’érudition et d’observation, d’anecdotes vécues ou entendues et d’un je-ne-sais-quoi de savoureux qui tenait beaucoup à ce qu’aucun cours ne ressemblait au précédent. Un parfum de soufisme flottait parfois dans la salle. Et les yeux pétillants, notre prof à l’accent roumain si chantant prenait un plaisir d’artiste à nous émerveiller.   

Georges Banu m’a toujours terriblement impressionnée. Par son érudition, ses remarques qui faisaient mouche, par ses livres dans lesquels je me plonge régulièrement depuis mes dix-huit ans. En un mot Georges Banu a beaucoup nourri mes « humanités ». Mais longtemps, le croisant à la sortie du théâtre, je me suis gardée, paralysée par la timidité, de lui demander ce qu’il avait pensé du spectacle. Il impressionnait par son savoir mais aussi par son sens de l’à-propos. Et puis j’ai appris à le connaître autrement. A Paris 3 d’abord où il est devenu l’un de mes collègues –rapidement émérite- puis au sein du comité de rédaction d’Alternatives théâtrales, revue qu’il a fait naître avec Bernard Debroux et à laquelle il a su donner le rayonnement qu’on lui connaît. 

Georges Banu se dévouait au théâtre mais il savait garder l’oreille ouverte sur le monde et sur les autres. Je me souviens notamment de sa curiosité pour les étudiants étrangers auxquels il posait toujours des questions sur le théâtre dans leurs pays et les raisons de leur présence à la Sorbonne-Nouvelle. Par ailleurs, bien que paraît-il rétif aux mondanités nocturnes, toujours à l’affut d’un bon vin, d’un bon mets ou d’un bon mot, c’était aussi un formidable camarade de festival ou de colloque. Une foule de souvenirs à Reims, Avignon, Paris ou Louvain-La-Neuve m’assaillent en écrivant ces lignes. 

Impossible d’écrire sur Georges Banu sans penser aussi à ses colères. Elles étaient nombreuses, souvent cinglantes et parfois très à propos. Dans cette époque aseptisée, où tout le monde fait sans cesse attention à ne pas blesser l’autre comme s’il s’agissait d’une délicate statue de porcelaine, ses colères, que je n’ai jamais connues empreintes de rancœur ou de frustration, me manqueront. Elles étaient profondément vivantes. 

Ce n’était pas un maître à penser pour moi. Plutôt quelqu’un dont la lecture et la fréquentation « à combustion lente », comme disait Antoine Vitez, me donnait des idées, des réflexions sur des sujets divers. Une certaine idée de la roublardise aussi. 

Deux semaines avant sa mort, nous intervenions tous deux au sein de la même table-ronde dans un colloque consacré à Jean-Marie Serreau à la Comédie-Française. Après avoir vertement remis en place Coline Serreau qui l’avait piqué au vif par une remarque déplacée à notre égard (en gros les universitaires sont des gens d’un insupportable sérieux), Georges avait subjugué la salle en racontant les spectacles de Jean-Marie Serreau qu’il avait vus, jeune homme en Roumanie, et le temps qu’ils avaient passé ensemble. Son récit racontait Serreau bien sûr. Mais en creux, il était question de sa propre jeunesse entravée par un régime politique oppressant qui l’avait contraint bientôt à partir. Comme lorsqu’il parlait de Peter Brook, Banu invoquait les pouvoirs du théâtre sur l’âme et les destinées. Ce jour-là, Georges m’a demandé le regard lointain, si j’avais remarqué que Peter Brook ne figurait pas dans les « Dix grands disparus de l’année 2022 » de Libération. 

Mon intervention, sur Jean Genet et Jean-Marie Serreau, l’avait intéressé. Quelques jours plus tard, il m’avait écrit pour me demander de lui envoyer. Ce que j’avais fait avec plaisir mais en réécrivant mon texte. C’était cela aussi Georges Banu, une curiosité sans limite à l’égard de la jeunesse, une volonté de transmission bien grande et une exigence qui donnait envie de se dépasser. Ce témoin de l’ombre est peut-être parti rejoindre les Nuées. « Nous savons qui nous sommes mais nous ne savons pas ce que nous allons devenir », dit le personnage d’Ophélie qu’il cite dans Les récits d’Horatio, ce texte testimonial où il se met métaphoriquement à la place du grand ami d’Hamlet. The rest is silence, dit-il. 

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