Georges, Le voyageur de l’émotion 

Hommage a Georges Banu par Patrice Junius

HOMMAGE À GEORGES BANU

Un texte de Bernard Debroux, in Les voyageurs du théâtre, coédition Alternatives théâtrales/ Institut de recherche en études théâtrales de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, février 2013

Mon enfant ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… 

Baudelaire, L’invitation au voyage

Il fut un temps, pas si lointain, où le théâtre était avant tout l’expression d’une communauté. Il lui renvoyait, comme dans un miroir, ses déchirements et ses errances, ses interrogations et ses espoirs, histoires de guerres et d’amour, parfums d’enfance et fuite du temps. 

En même temps, le théâtre est, depuis toujours itinérant. Les créations se transportent d’un lieu à un autre, élargissant le cercle des spectateurs. Ces migrations ont influencé l’art du théâtre. Qu’on ne prenne pour seul exemple que le voyage en Europe de l’Ouest du Berliner Ensemble en 1954 et la secousse qu’il produisit alors, en France notamment. C’est à partir de là que la pensée brechtienne se répandit comme une traînée de poudre. Même ceux qui n’avaient pas vu Mère Courage étaient hantés par les photographies d’Hélène Weigel, la bouche ouverte dans un cri «muet» d’effroi. 

Un peu partout en Europe ces visites décloisonnaient un théâtre replié sur lui-même, influençait ses valeurs, son esthétique et sa pensée. 

Ces rencontres étaient rares. Si leur impact était sensible, c’était dans un rythme calme, un processus lent, une appropriation raisonnée. 

Aujourd’hui nous sommes dans un tout autre cas de figure. La capacité de voyager a bousculé en profondeur l’art du théâtre. Ce ne sont plus seulement des tournées de spectacles étrangers qui sont proposées aux publics des théâtres. Tout le monde voyage : les artistes comme les publics. Les artistes collaborent, venant de territoires différents. Ils se mesurent, parfois se rejoignent dans des œuvres singulières, nées de leurs différences. 

Phénomène propre à ces trente dernières années : l’explosion des festivals. Longtemps en France, il n’y eut de festival que celui d’Avignon et celui à Paris du théâtre des Nations, et après lui le festival d’automne, auxquels vint se joindre le festival de Nancy. 

Aujourd’hui, presque chaque ville en France, en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Belgique revendique son festival et ouvre ses portes aux spectacles du monde. Même phénomène en Europe centrale et orientale, en Russie, pour ne pas parler du reste du monde. 

Le voyage, c’est aussi la rencontre et l’adaptation des esthétiques. Parmi les exemples célèbres, les traditions orientales chez Ariane Mnouchkine et celles de l’Afrique chez Peter Brook, pour ne citer que les plus emblématiques. 

Mais ce fut aussi l’influence de la «dramaturgie» allemande chez Jean- Pierre Vincent ou Patrice Chéreau en France, Marc Liebens, Philippe van Kessel et Philippe Sireuil en Belgique. 

Georges Banu naît en quelque sorte à la critique au moment de cette explosion. Voyageur infatigable – y a-t-il quelqu’un qui dans le monde du théâtre avale plus de kilomètres que lui dans une année ? – il a été en première ligne de ces découvertes, ces étonnements,ces influences. 

Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc
Georges Banu et Bernard Debroux_2015, photo Dmvmc

Pour avoir parfois voyagé avec lui ou pour l’avoir écouté au retour de ces pérégrinations, je le qualifierais volontiers de voyageur de l’émotion. Qu’il se rende à un festival en Europe ou en Amérique, son voyage est un mélange de proximité avec la chose artistique et la découverte de l’autre, de l’étranger. Il marche dans la ville (parfois tôt le matin ou tard le soir), envoie des cartes postales à des amis, toujours signifiantes d’un souvenir ou d’un projet, parle avec les gens (chauffeurs de taxi, antiquaires, garçons de restaurant), tachant de superposer l’air du temps et le spectacle du soir. 

Ces voyages du théâtre dans le monde, Georges en a fait profiter la revue Alternatives théâtrales dans des numéros devenus célèbres :  Le but et ses fantômes, Le théâtre au Portugal, Le théâtre de l’Hispanité, L’Est désorienté, La Scène Polonaise, Le théâtre au Japon, La Scène Roumaine… la revue l’ayant parfois précédé dans cette voie (Théâtre Contemporain en Europe, Les Américains par eux-mêmes) mais lui a surtout emboîté le pas : Théâtre en Suisse Romande, Canada 86, Théâtre d’Afrique noire, Théâtre à Berlin, Théâtre au Chili. Les titres mêmes de certains numéros s’inscrivent dans cette préoccupation : Aller vers l’ailleurs, territoires et voyages… 

Il est d’autres voyages dont Georges a été le témoin et dont il a fait partager la revue, ce sont ce qu’on pourrait appeler les voyages du sensible, les glissements des disciplines artistiques les unes dans les autres, les thématiques qui voyagent et traversent le répertoire d’un moment particulier : le théâtre testamentaire, le théâtre de la nature, le théâtre dédoublé, les liaisons singulières, le corps travesti, extérieur cinéma, côté sciences... Il s’agit là de voyages à l’intérieur même du théâtre, pendant nécessaire à l’exploration d’autres univers artistiques et culturels qui se développent ailleurs dans le monde. 

D’où vient à Georges cette disposition d’explorateur qui le fait voyager depuis tant d’années ? Je n’aurais pas la prétention de répondre entièrement à cette question qui offre des réponses multiples.
Il y a sans doute cette double appartenance culturelle qui lui a permis de comprendre très tôt les avantages qu’il y a à scruter l’âme humaine à partir de postes d’observation différents. Il y a du déchirement à se partager entre deux patries. Il y a aussi de la douceur à vivre à chaque retour les affections retrouvées. 

Georges banu et Bernard Debroux, 2015, photo Dmvmc

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