CONNAISSONS-NOUS STANISLAVSKI ? 

Photo 0. C. STANISLAVSKI dans les années 1930. © Musée du Théâtre d’Art

« Ceux qui ont à enseigner le jeu de l’acteur pour la première fois lisent Stanislavski, car ils craignent de ne rien savoir, mais, plus tard, enseignant à l’école de théâtre, ils ne lisent plus rien et construisent des méthodes à eux qui ne sont que de la bouillie. »[1]

Automne 1923. Stanislavski, qui pilote la tournée internationale du Théâtre d’Art, dicte fébrilement à sa secrétaire les dernières pages de son autobiographie. Il a besoin de dollars pour faire soigner son fils tuberculeux en Suisse et s’est engagé auprès d’un éditeur américain à publier ses souvenirs. Ils paraitront sous le titre My Life in Art au début de l’été 1924.

Couverture de la biographie artistique de Stanislavski, trad. J. Robbins, Boston, Little Brown and Co, 1924.D.R.

Our Life in Art est la variante imaginée par Richard Nelson pour évoquer cette aventure collective à partir d’un moment-clé : la nuit où la compagnie fête ses vingt-cinq ans. Il situe cette célébration à Chicago et souligne les pièges financiers dans lesquels les artistes moscovites sont tombés. Sur le plan historique, l’accent mis sur l’importance des représentations de la troupe russe aux Etats-Unis se justifie pleinement car c’était non pas l’Europe, traversée en chemin, mais « l’Amérique » qui constituait le véritable but de la tournée. La compagnie, nationalisée aux lendemains d’Octobre 1917, était financièrement au bord du gouffre et avait fini par obtenir des visas pour se rendre en pays capitalistes.  Les responsables culturels espéraient qu’à Prague, Berlin ou Paris, ils entretiendraient leur renommée, mais qu’en Amérique, ils la monnayeraient par une pluie de dollars. Les acteurs les plus prestigieux furent placés sous la responsabilité de Stanislavski, tandis que l’autre directeur restait à Moscou et se portait garant du retour des voyageurs. Les Bolcheviks faisait d’une pierre deux coups :  ils prouvaient aux Occidentaux qu’ils avaient conservé le patrimoine russe tout en permettant à la compagnie de s’autofinancer et de faire des réserves pour l’avenir, ce qui permettrait de réduire la dotation d’Etat. Ils réclamèrent aussi qu’une partie des bénéfices serve à alimenter un fonds d’aide aux artistes affamés. 

Mais l’Amérique fut loin d’être l’Eldorado tant espéré… 

Arrivée de la troupe du Théâtre d’Art de Moscou à Chicago, accueillie par l’impresario Morris Guest, 1923. © Musée du Théâtre d’Art

En transformant l’autobiographie de Stanislavski en un récit polyphonique sur la vie d’une compagnie qui se considérait comme une famille, abritée dans un théâtre-maison, Richard Nelson multiplie les facettes qui permettent d’appréhender à un moment clé –un anniversaire célébré autour d’un repas– le passé (avec Tchekhov), le présent (politiquement hostile) et le futur (incertain). 

Caricature parue dans Krokodil, 28 octobre 1923, intitulée « Le metteur en scène et la plèbe ». Les caricaturistes font dire à Stanislavski devant de riches capitalistes américains : « Lady and gentlemen ! Comme je suis heureux de ne pas voir devant moi la plèbe soviétique.» D.R.

Que Notre vie dans l’art soit accueillie au Théâtre du Soleil, célèbre famille théâtrale animée depuis 1964 par Ariane Mnouchkine, semble à la fois logique (la compagnie fête ses soixante ans) et paradoxal car le travail de dramaturge et de metteur en scène de Richard Nelson est à l’opposé de la pratique du Soleil. L’hospitalité doublée d’admiration d’Ariane Mnouchkine pour la pièce qu’elle a traduite dépasse les choix esthétiques « (..) c’est apparemment quotidien et puis d’un coup, vous ne savez pas pourquoi, vous avez envie de pleurer »[2] dira-t-elle. Notre vie dans l’art va au cœur de la (sur)vie d’une troupe permanente, au cœur des questionnements d’artistes qui continuent de vivre ensemble quand ils ne jouent ou ne répètent pas.  C’est alors que les règles de vie commune comptent et que les positionnements socio-politiques de chacun impactent tout le groupe.

La Mouette d’Anton Tchekhov, 1898. Assis au premier plan : Vsevolod Meyerhold dans le rôle de Treplev. Derrière lui : Olga Knipper dans le rôle d’Arkadina, à sa gauche Stanislavski dans le rôle de Gaev. © Musée du Théâtre d’Art

Dans cette nuit festive, arrachée à une succession harassante de représentations et de déplacements sur la côte est nord-américaine, Stanislavski reste en retrait. Il figure le patriarche, le référent, le responsable administratif. Mais à part son autocritique quant à sa manière de traiter Tchekhov et un rappel de la nécessité d’observer la vie pour créer ses personnages [3], son credo artistique et son Système restent hors champ. 

 « Que savez-vous du metteur en scène de théâtre russe Konstantin Stanislavski ? Si votre réponse ne va pas plus loin que : ‘Il a composé une méthode pour entrainer les acteurs’, vous êtes comme les spectateurs qui ont récemment été déconcertés par certaines parties de Notre vie dans l’art »,

faisait remarquer la correspondante du New York Times le 7 décembre 2023[4]. Cette question fait écho, près de soixante-dix ans plus tard, à la constatation du théâtrologue Bernard Dort dans sa préface de La Construction du personnage (second volume que Stanislavski a consacré au travail de l’acteur) :

« Connaissons-nous Stanislavski ? […] Pour la plupart des hommes de théâtre français, l’affaire est réglée une fois pour toutes ; Stanislavski est quelque chose comme un saint, un héros, un sage ou un fou ; il suffit de citer religieusement son nom en quelque occasion solennelle, et nous sommes quittes envers lui[5]. »

Le metteur en scène pédagogue a été enseveli sous son mythe et son Système dilué dans des « méthodes » et autres théories du jeu qui ont fini par brouiller sa démarche et ses principes à visée exclusivement pratique. Si la transmission de son héritage a été rendue complexe par les aléas géopolitiques et les partis pris esthétiques, il est temps de dissiper les malentendus et de faire le point.

Falsifications, brouillages

Pour le 150e anniversaire de la naissance de Stanislavski, en janvier 2013, le Théâtre d’Art de Moscou a présenté un spectacle composé de souvenirs, d’anecdotes, de répliques fameuses, échangées avec ceux qui avaient rencontré et entouré le maitre russe : Gordon Craig, Isadora Duncan, Vsevolod Meyerhold, Evguéni Vakhtangov, Mikhaïl Tchekhov, Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, les dignitaires soviétiques, etc. Ce montage, intitulé Au-delà de Stanislavski[6], visait sa désacralisation, en montrant à la fois sa grandeur et ses maniaqueries. En Russie, le temps était venu de relativiser cet héritage, obligatoire et falsifié pendant des décennies. L’ayant sacré « père du réalisme socialiste au théâtre », les exégètes soviétiques ont retiré de ses écrits tout ce qui revoyait à la spiritualité (en particulier l’utilisation du yoga et le recours au subconscient) et ils ont fabriqué la « méthode » des actions physiques en l’appuyant sur la science matérialiste. Les réflexes conditionnels de Ivan Pavlov ont été imposés comme base du Système dans sa dernière période, à la place de la mémoire émotionnelle, pourtant utilisée jusqu’à la fin de son parcours par Stanislavski pour former les comédiens.  Mais les ouvrages du Français Théodule Ribot qui en avait analysé le fonctionnement et que le pédagogue russe avait utilisés pour aider l’acteur à préparer ses personnages, furent condamnés pour idéalisme dans le cadre des campagnes anti-cosmopolites des années 1930[7].

Stanislavski et Gordon Craig, Moscou, 1910. D.R.

En Occident, ce sont d’autres types d’étiquettes qui ont été accolées à son nom et à son travail : champion du naturalisme, promoteur d’un jeu introspectif encourageant la passivité du spectateur, protégé par le quatrième mur. … Bertolt Brecht critiquait « le caractère liturgique » du Système et considérait le réalisme psychologique comme l’« apogée du théâtre bourgeois »[8]. C’est ainsi que continuèrent de le considérer les ennemis jurés de l’illusionnisme et de son corollaire, le réalisme. D’autres critiques ont pu être formulées en raison de partis pris idéologiques : représentant de l’ancien monde, il fut soupçonné de vouloir émigrer puis on l’accusa d’être devenu le favori du régime : il était mort dans son lit, à la différence de Meyerhold ou de Solomon Mikhoels… Dans les pays d’Europe centrale, passés après 1945 dans l’obédience de l’URSS, le Système de Stanislavski, parce qu’il fut imposé dans les écoles de théâtre, déclencha de solides rancoeurs et allergies… Aux Etats-Unis, en revanche, l’admiration semble sans bornes, grâce à Lee Strasberg, qui, à la tête de l’Actors Studio, a élaboré sa variante du Système. Il affirmera dans ses mémoires : 

« Bien que nous ayons été plus loin et trouvé des solutions aux problèmes qu’il n’avait pas su résoudre, les artistes de théâtre qui l’ont suivi, moi y compris, nous nous tenons sur ses épaules. Il n’y aurait pas eu Strasberg sans Stanislavski. » [9]

La « Method » nord-américaine s’est répandue dans le monde en se ramifiant et elle est confondue aujourd’hui avec le Système. En outre, de Stella Adler à Elia Kazan, de Sanford Meisner à Uta Hagen, des « disciples » de Stanislavski ont continué de promouvoir des variations autour du noyau russe, surtout à partir d’exercices. Car le pragmatisme du « prêt à l’emploi » l’a emporté sur la compréhension des intentions de Stanislavski qui composa une pratique de jeu valorisant le processus (les étapes de l’approche intérieure du personnage) et non le résultat. 

Richard Boleslavski en 1909 avec Lidia Koreneva dans Un Mois à la campagne de Tourgueniev
 1934 à Hollywood où il est devenu réalisateur de films. © Musée du Théâtre d’Art et D.R

En France, la réception de Stanislavski et de son Système s’est heurtée à de fortes résistances car c’est contre l’art « de la représentation », défini par Diderot dans Paradoxe sur le comédien, que le pédagogue russe a élaboré son « école du ressenti ». En outre, les artistes français se sont méfiés du mot « Système » qui a bloqué toute curiosité pour une approche du jeu jugée a priori contraignante, rigide, et qui a été découverte trente-deux ans après les Américains, dans une traduction réalisée depuis l’anglais[10]. Jusqu’en 1958, date de la parution de La Formation de l’acteur (premier volume consacré au travail de l’acteur)Stanislavski est resté dissocié de sa pédagogie. 

Après la tournée triomphale du Théâtre d’Art en France en 1922 et 1923, Antoine, Copeau et les membres du Cartel se sont fait les relais de la légende qui l’entourait, propagée par les livres de Gordon Craig, de Jacques Rouché et entretenue par les récits oraux des voyageurs ou des acteurs émigrés à Paris. L’admiration pour l’homme, l’acteur, le directeur d’une compagnie permanente et pour le fondateur de studios de recherches fut unanime. Mais il est symptomatique que Copeau et Vilar (qui ont préfacé respectivement Ma vie dans l’art et le premier volume du Système), ont rejeté l’idée que les lois de la nature puissent être reproduites au théâtre à travers une approche intérieure progressive et rigoureuse comme une grammaire. Copeau voulait redécouvrir la vie dans son jaillissement naturel mais sans théorie, à travers l’improvisation[11]. Pour Vilar, le style, l’exemple, l’école, la méthode de formation de Stanislavski « s’étendront à toute l’Europe, au monde entier », mais son collègue russe a eu tort « de vouloir à tout prix mettre en ordre l’inexprimable »[12]. Vitez lorsqu’il débute au théâtre dans les années 1950 et 1960 est un fervent admirateur de Stanislavski. Il lui est reconnaissant d’avoir inventé l’école, posé les bonnes questions et fourni un lexique commun aux comédiens et aux metteurs en scène qui permette de nommer les différentes étapes du travail[13]. Toutefois, il ne croit pas dans un système pédagogique progressif et complet[14].  

Jean Vilar et la troupe du TNP à Moscou en 1956. La visite de la maison de Stanislavski est guidée par la fille de Stanislavski.  ©BNF/Maison Jean Vilar

Aujourd’hui encore, la pédagogie de Stanislavski continue de susciter des réactions hostiles et sceptiques. Les notions complexes de « ressenti » émotionnel, mémoire affective, superobjectif, cercle de l’attention, parce qu’elles déroutent, sont souvent croisées avec les variantes plus simples proposées par les successeurs proches ou lointains de Stanislavski : Maria Knebel (l’analyse active) ou Anatoli Vassiliev (les structures ludiques).  Si le nom de Stanislavski reste une référence quasi-incontournable dans les conservatoires et sur les plateaux de répétition, il reste assorti de préjugés. En raison peut-être du poids de la tradition française, attachée à un « jeu de tête » et non « d’âme » pour reprendre la distinction proposée par Diderot[15]. Et en raison peut-être aussi d’un manque d’intérêt pour le jeu organique que suppose l’apprentissage du Système. Au travail à partir de soi, permettant d’accéder à « la vie vivante, organiquement recréée » dans les conditions artificielles du jeu scénique[16], ils préfèrent l’apprentissage de modèles de comportements artificiels, suivant en cela une filiation qui s’appuie, entre autres, sur la commedia dell ‘Arte, les codifications des théâtres orientaux et passe par Meyerhold, Brecht, Lecoq pour se déployer au Théâtre du Soleil[17].

Schéma du Système, 1935-1938, réalisé pour le chapitre consacré à l’état créateur dans le livre en russe consacré au Système. Ce schéma est absent de la version en anglais parue en 1936.
Caricature des années 1920 décomposant l’entrainement de l’acteur pour Le Cocu magnifique d’après F. Crommelynck, mis en scène par V. Meyerhold. Constructivisme, boxe, biomécanique sont les bases du jeu d’un acteur acrobate qui régule ses mouvements avec la précision d’un ouvrier. D.R

Actualité de Stanislavski

Si la modernité est liée aux idées d’émancipation, de progrès, de condamnation de la stagnation, alors Stanislavski a arraché le théâtre russe à des traditions surannées et importées (de France pour le théâtre, d’Italie pour l’opéra) et, par ses recherches, il l’a placé en tête des innovations à l’aube du XXe siècle.  Le Théâtre « d’art » qu’il a cofondé avec Nemirovitch-Dantchenko en 1898 se veut anti-commercial, indépendant des entrepreneurs. Il repose sur le financement de sociétaires qui seront au fil du temps les comédiens eux-mêmes. La troupe est constituée d’artistes minutieusement choisis pour leur jeunesse (ils n’ont pas eu le temps d’accumuler tics et recettes) et autant pour leur talent que pour leur aptitude à vivre dans un ensemble et à se soumettre aux règles collectives. Ce type de troupe permanente et soudée fera l’admiration de Craig, de Copeau et de beaucoup d’autres artistes européens. 

Bâtiment occupé par le Théâtre d’Art rue Kamerguerski depuis 1902 jusqu’à aujourd’hui. Il fut aménagé grâce au mécène Sava Morozov et décoré dans le style Art nouveau par l’architecte F. Chekhtel. D.R.

Dès la fin du XIXe siècle, Stanislavski a introduit la fonction de metteur en scène en Russie et l’idée d’un compagnonnage avec les auteurs, les décorateurs, les musiciens. L’interprétation des pièces est centralisée et, au début, notée dans des « cahiers de mise en scène » détaillés qui n’ont pas perdu de leur pertinence : Peter Stein, Alain Françon s’en sont inspirés pour monter Tchekhov. 

Cahier de mise en scène de La Mouette, manuscrit, 1898. © Musée du Théâtre d’Art

Ce dernier déclarait à propos de sa mise en scène de La Cerisaie au Théâtre de la Colline en 2009 : « Depuis La Mouette (création en 1995), chaque fois que j’ai mis en scène une pièce de Tchekhov, j’ai fait traduire le cahier de régie de Stanislavski (…). On peut certainement retenir toutes les objections que Tchekhov a formulées  (…). Cependant même si les indications de jeu des acteurs sont forcément datées, j’y ai trouvé une compréhension très contemporaine de l’œuvre, très organique, une volonté de chaque instant, inflexible, très belle, de rendre justice au texte. (…) Finalement, je n’ai pas trouvé de référence plus solide, plus forte que ce mouvement d’origine. Il m’a accompagné, soutenu, tout au long de ce travail. »[18]

Peu à peu, le metteur en scène va se doubler d’un pédagogue, devenir un « accoucheur » d’acteur, soucieux d’émanciper celui-ci et de lui donner les moyens d’être créatif. Stanislavski se met très tôt en quête d’une « grammaire du jeu » qui deviendra en 1909 le Système, un terme dont il n’était pas satisfait mais qu’il conserva faute de mieux. Il n’aura de cesse de le tester, développer, corriger, d’abord avec les comédiens du Théâtre d’Art, puis avec ses élèves en marge de la production de spectacles. Il enseigne, expérimente dans de petites structures, les « studios », et forme ainsi des disciples qui diffuseront le Système.  L’acteur nouveau ne sera pas un dilettante bricoleur, un jour clown-acrobate, le lendemain méchant de mélodrames, et le surlendemain tragédien. Il ne se formera pas simplement à jouer des rôles : il apprendra à vivre dans l’art, à être responsable devant l’auteur, le public, ses partenaires. Pour Stanislavski, les vrais acteurs sont ceux qui savent parler avec des mots, mais aussi « avec les yeux, les élans de l’âme, le rayonnement du sentiment » et ces artistes-là sont formés « dans la famille théâtrale » du Théâtre d’Art et de ses studios.[19]  

Les membres du Premier Studio du Théâtre d’Art. On y voit son directeur artistique et spirituel, Leopold Soulerjitski (au centre, deuxième rang), Evguéni Vakhtangov à côté de Maxime Gorki venu en visite (assis, de droite à gauche), 1914. © Musée du Théâtre d’Art

La curiosité de Stanislavski doublée d’un esprit de rigueur l’amena à s’informer des dernières recherches scientifiques de son temps. Grâce à un psychiatre de formation qui se passionna pour le théâtre au point de devenir son assistant, il eut accès à des ouvrages complexes de physio-psychologie (une science émergente à l’époque) qui lui furent expliqués, parfois résumés. Faisant feu de tout bois pour enrichir ses recherches, il consulta aussi des ouvrages de théologie, de théosophie, s’intéressa à la vulgarisation du yoga réalisée par l’Américain Atkinson, tout en annotant Théodule Ribot, William James ou Ivan Setchenov. 

Page annotée par Stanislavski de l’ouvrage de T. Ribot sur la mémoire affective. D.R.

Poussé par les circonstances (le besoin de devises pour payer les sanatoriums allemands ou suisses où son fils se faisait soigner) le maitre russe s’est lancé en pionnier dans un pari pour le moins risqué : organiser et coucher sur le papier ses observations pratiques de pédagogue afin que ses écrits servent de livres de chevet « pour toutes les nations car tout le monde a la même nature […] »[20]. Il ne mesura sans doute pas les retentissements de cette décision : en publiant le fruit de ses recherches en anglais, il leur donna un rayonnement international. 

La troupe du Théâtre d’Art est reçue à la Maison-Blanche par le président John Coolidge en 1924. © Musée du Théâtre d’Art

Ce rayonnement fut renforcé par les circonstances politiques : l’émigration de nombre d’artistes de théâtre russe, notamment de ceux qui avaient été formés au Théâtre d’Art[21]. Ils diffusèrent largement la légendaire pratique du jeu stanislavskien, réinterprétée et adaptée aux sols sur lesquels elle se greffa. Ce n’était pas pour déplaire à son auteur qui envisageait et encourageait la transformation du Système en cas de transplantation en terre étrangère, comme il le confiait à l’acteur américain Joshua Logan venu le voir à Moscou en 1931 : 

« Nous avons appris sur le tas, en tâtonnant, en rafraichissant des notions usées et en essayant d’approcher au plus près de la vérité. Vous devez faire de même. Mais à votre manière, pas en nous imitant. […] Les artistes doivent apprendre à penser et à sentir par eux-mêmes et trouver de nouvelles formes. […] vous êtes Américains, vous avez un autre système économique, vous travaillez à une autre époque […] »[22].

Jerzy Grotowski est un bon exemple d’adaptation des enseignements stanislavskiens à ses propres questionnements. Admirateur fanatique du maitre russe qu’il considérait comme son modèle par sa personnalité, l’opiniâtreté de ses recherches, le renouvellement constant de sa pratique, il estimait que Stanislavski avait posé « les questions clefs dans le domaine de la méthode. Mais nos réponses divergent et, dans bien des cas, sont diamétralement opposées. » [23]

Le jeu organique continue d’attirer les artistes qui, afin d’explorer « la possibilité d’une vie plus vraie dans un monde créé », recourent aux ressentis, à la mémoire associative, à l’intuition, aux flux de l’inconscient. « Dans le personnage, nous utilisons notre propre personne privée. Ce n’est pas une métaphore, c’est un acte mesurable du « je », aussi organique qu’un acte physiologique intervenant dans la sphère du corps », affirme Krystian Lupa[24].

Depuis les années 1990, l’héritage de Stanislavski a pris une nouvelle résonnance. Ses intuitions quant à la recréation d’un état naturel dans une situation artificielle : le jeu en public, peuvent aujourd’hui être reprécisées par la notion de « body schema »[25]. La notion « d’espace d’action partagé », qui a pu être dégagée grâce à l’observation du rôle des neurones miroirs dans la perception de l’autre, renvoie au phénomène de l’empathie, à la constitution d’un espace scénique dans lequel les émotions des acteurs et des spectateurs se mêlent, s’intensifient, circulent en se nourrissant les unes des autres[26]. L’importance de la posture et de la respiration pour déclencher l’émotion, découverte par Stanislavski à travers les livres de yoga notamment, a été démontrée au cours d’expériences scientifiques menées par Susana Bloch depuis les années 1970 sur les « modèles effecteurs des émotions »[27].

A travers son Système, Stanislavski a légué un processus d’éducation de l’artiste, soumis à une éthique du travail en communauté qui trouve des résonances dans les collectifs théâtraux d’aujourd’hui[28].

Lev Dodine (au centre, monté sur une souche) et ses comédiens répètent dans la nature La Cerisaie de Tchekhov en 1993. Dodine a l’habitude de se rendre en expédition avec sa troupe pour une immersion dans les lieux, parmi les gens qui les occuppnt, et pour une recherche collective qui passe par le « vivre ensemble ». ©MDT, St-Petersbourg

Il a proposé une pédagogie du jeu où l’action prévaut sur la diction du texte et où la mise en valeur de l’acteur va de pair avec l’effacement du metteur en scène : on peut y voir les prémices du théâtre performatif qui se déchiffre dans l’immédiat, dans la confrontation avec le spectateur. 

De l’obsolescence des « systèmes »

Aujourd’hui, les barrières des genres ont sauté et le post-dramatique a marqué une étape entre « l’état d’esprit dramaturgique » et « l’état d’esprit performatif »[29] : alors à quoi peuvent servir les « systèmes » et autres méthodes de travail de l’acteur ? Dans un espace globalisé, l’artiste cherche à se réapproprier d’autres formes théâtrales que celles qu’il pratique et qui appartiennent souvent à d’autres cultures et traditions. L’ouverture sur plusieurs modes de training, liés à des formations et expériences multiples, relativise la formation traditionnelle auprès d’un ou plusieurs « maitres ». Il y a souvent plusieurs types de jeu simultanés au cœur d’une même création et le travail avec la vidéo, les écrans, les hologrammes, les marionnettes, voire les automates, transforme radicalement les principes avec lesquels le comédien travaillait à la fin du XXe siècle. Alors, que transmettre ? des théories ? des fondamentaux ? Quelle(s) mémoire(s) du théâtre doi(ven)t-elle être activée(s) ? Faut-il former l’acteur pour le rendre créateur ? 

Une réponse à ces questions peut être apportée par la pratique du metteur en scène allemand Thomas Ostermeier qui montre comment l’héritage stanislavskien, sur le plan esthétique (recours au réalisme), éthique (le théâtre comme idéal de communauté et de solidarité) et artistique (refus du tout théâtral, quête d’un « art d’attitude » où la vie prend le pas sur l’esthétique et les concepts abstraits) a pu se marier avec bonheur à d’autres méthodes : celles d’Artaud, Meyerhold, Brecht, Meisner. Art de l’instant, le théâtre est pour Ostermeier « un moment d’action virtuelle et pourtant crédible, ancré dans la réalité physique », porté par des comédiens qui sont des « auteurs créateurs » de leurs personnages : ils utilisent leur biographie pour travailler sur les « circonstances proposées » par le texte et s’appuient sur des « études » (le storytelling) qui recréent des situations vécues[30]. Ostermeier incite l’acteur à puiser dans son intimité pour être le créateur d’un « théâtre non théâtral » et il a adapté la notion de « circonstances proposées » pour que le jeu soit déclenché par une situation rendant la confrontation entre les partenaires nécessaire et évidente[31].

LA MOUETTE Mise en scène: Thomas Ostermeier Traduction et adaptation: Olivier Cadiot, Thomas Ostermeier Musique: Nils Ostendorf Scénographie: Jan Pappelbaum Dramaturgie: Peter Kleinert Costumes: Nina Wetzel Lumière: Marie-Christine Soma Peinture: Katharina Ziemke Assistanat mise en scène: Elisa Leroy, Christèle Ortu Construction du décor: Atelier du Théâtre de Vidy Avec: Bénédicte Cerutti Valérie Dréville Cédric Eeckhout Jean-Pierre Gos François Loriquet Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française Mélodie Richard Matthieu Sampeur Et Marine Dillard (peinture) Copyright by Arno Declair Birkenstr. 13 b, 10559 Berlin Telefon +49 (0) 30 695 287 62 mobil +49 (0)172 400 85 84 arno@iworld.de Konto 600065 208 Blz 20010020 Postbank Hamburg IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE 273950403 St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

Un siècle après sa conception, le Système pourrait être davantage qu’une référence obligatoire dans les cours d’art dramatique : en connaitre les fondements, contextualisés, clarifiés et corrigés à partir d’un retour à l’original russe, permettrait de constituer un socle que l’apprenti comédien enrichirait, prolongerait de façon critique.  Si l’universalité de cette approche du jeu est aujourd’hui contestable, elle peut néanmoins servir de ferment à partir duquel pourront se développer d’autres techniques. Elle peut aussi constituer l’un des éléments de l’hybridation, du mixage, voire du recyclage des méthodes que les comédiens aujourd’hui pratiquent lorsqu’ils sont au contact de nouvelles cultures et esthétiques. Un tel usage s’inscrirait dans les perspectives que le pédagogue russe avait entrevues à travers cette métaphore : « Un arbre a ses propres racines, ce qui n’empêche pas son tronc de se diviser, de se déployer en milliers de branches aux formes les plus diverses, aux feuillages les plus inattendus et de se couvrir des fleurs les plus tendres et fragiles »[32].


[1]Krystian Lupa, Utopia. Lettres aux acteurs, trad. E. Veaux, Arles, Actes Sud/Le Temps du théâtre, 2016, p.40. 

[2] Richard Nelson, Notre vie dans l’art, in L’Avant-scène théâtre, N°1548, nov. 2023. « Extrait d’une rencontre avec le public du Théâtre du Soleil », non paginé.

[3] Ibidem, pp.71 et 104-105.

[4] https://www.nytimes.com/2023/12/07/theater/our-life-in-art-stanislavski.html

“What do you know about Russian theater director Konstantin Stanislavski? If your answer doesn’t go much further than ‘He designed a method for training actors’, you are much like the audience members who were recently mystified by parts of Our Life in Art (…).” Laura Cappelle. Consulté le 30 déc. 2023.

[5] Bernard Dort, « Une grande aventure », préface de Constantin Stanislavski, La Construction du personnage, trad. C. Antonetti, Paris, Olivier Perrin, 1966, p. IX.

[6] Le texte a été composé par M. Dournenkov et mis en scène par K. Serebrennikov, Tous deux vivent aujourd’hui en exil.

[7] Voir M.-C. Autant-Mathieu, Le Système de Stanislavski. Histoire, genèse et interprétations d’une pratique du jeu de l’acteur, Paris, EOE, 2022, pp. 65-77 et 210-244.

[8] Bertolt Brecht, Ecrits sur le théâtre, t.1, Paris, L’Arche, 1972, pp. 369-371 (années 1935-1941).

[9] The Lee Strasberg Notes, ed. Lola Cohen, London & New York, Routledge, 2010, p.144.

[10] My Life In Art parut en 1924, deux ans avant la variante russe, plus longue. An Actor Prepares (La Formation de l’acteur) parut en 1936, deux ans avant la version russe, différente par son contenu et son titre : Le Travail de l’acteur sur soi durant le processus du ressenti.

[11] Jacques Copeau, Registres VI, L’Ecole du Vieux-Colombier, Paris, Gallimard, NRF, 2000, p.410.

[12] Jean Vilar, « Introduction », Constantin Stanislavski, La Formation de l’acteur, trad. C. Antonetti, Paris, Olivier Perrin, 1958, p.13.

[13] Antoine Vitez, Ecrits sur le théâtre. T.1 : l’école, Paris, P.O.L.,1994, p. 61.

[14] Ibidem, p.56.

[15] Denis Diderot, Ecrits sur le théâtre. t.2 : les acteurs, ed. Alain Ménil, Pocket, 1995, p. 130. 

[16] K. Stanislavskij, Iz zapisnyh knižekt.2, Moskva, VTO, 1986, p. 235.

[17] Guy Freixe, La Filiation Copeau-Lecocq-Mnouchkine. Une ligne de jeu de l’acteur, Montpellier, L’Entretemps, coll. Les Voies de l’acteur, 2014.

[18] La Cerisaie, Programme, 2009.

[19] K. Stanislavski, lettre du 31 décembre 1929, in Correspondance, éd. et trad. M.-C. Autant-Mathieu, Paris , EOE, 2018, pp. 375-376.

[20] K. Stanislavskij, Sobranie sočinenij v 9 tomax, t.4, Moskva, Iskusstvo, 1990, p.382.

[21] Richard Nelson dans Notre vie dans l’art mentionne Boleslavski (Richard), le couple des Boulgakov (Varvara et Lev) qui restèrent aux Etats-Unis. D’autres émigrés s’installèrent à Prague, Berlin, Paris, Sofia.

[22] Joshua Logan, My Up and Down, in and Out Life, New York, Delacarte Press, 1976, p. 53.

[23] Jerzy Grotowski, « Vers un théâtre pauvre », 1965, in Ecrits. Vol.1 : 1954-1969, trad. M.-T. Vido-Rzewuska, Paris, L’Arche, 2023, p.301.

[24] Krystian Lupa, op. cit., pp. 32, 57, 136, 146.

[25] La notion est formulée par le philosophe Shaun Gallagher en 2005. Voir Gabriele Sofia, « Towards a 20th Century History of Relationship between Theatre and Neuroscience”, in Brazilian Journal on Presence Studies, Porto Alegre, 2014, vol. 4, n°2, p. 316.

[26] Giacomo Rizzolatti, Corrado Sinigaglia, Les Neurones miroirs, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 143.

[27] Dorys Faria Calvert, « Théâtre et Neuroscience : l’éveil d’un nouveau dialogue entre arts et science, in Brazilian Journal on Presence Studies, 2014, pp. 238-239. 

[28] Voir Créer, ensemble. Points de vue sur les communautés artistiques (fin du XIXe-XXe siècles), éd. M.-C. Autant-Mathieu, Montpellier, L’Entretemps, 2013.

[29] Joseph Danan, Entre théâtre et performance : la question du texte, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2013, p. 27.

[30] Thomas Ostermeier, Le Théâtre et la peur, trad. J. Goriaux-Pelechovà, Arles, Actes Sud/Le temps du théâtre, 2016, pp. 84, 111, 115.

[31] Master-class du 26 juin 2015 à Paris, http://www.lemonde.fr/scenes/article/2015/06/26/thomas-ostermeier-detaille-sa-methode-lors-d-une-master-class-a-paris_4662878_1654999.html#uVZxiMsKGu7JocOR.99, consulté le 25 août 2017.

[32] Entretien de février 1919. K. Stanislavskij, Sobranie sočinenij v 9 t., t.6, Moskva, Iskusstvo, 1994, p. 481.

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