Metteur en scène du Théâtre du Radeau et fondateur et de la Fonderie au Mans, avec Laurence Chable, ce grand homme de théâtre n’a eu de cesse, depuis les années 80, de créer des formes scéniques incomparables, empreintes de grâce et de poésie, des « mouvements » dont le souvenir persistant accompagne durablement ses spectateurs ; et de prendre part, aussi, à la Fonderie, aux combats et aux veilles éthiques et politiques de son temps.
Sa dernière création Par autan était à l’affiche du Festival d’Automne et aurait dû être jouée au Théâtre de Gennevilliers du 8 au 17 décembre.
Nous pensons à ses proches.
Sylvie Martin-Lahmani, directrice éditoriale, et toute l’équipe d’Alternatives théâtrales
Vous pourrez lire ou relire des articles sur François Tanguy parus dans notre revue depuis 1991 :
- Un texte de Didier Goldshmidt, « Jeu de Faust. Le Radeau ou pourquoi nous avons besoin du théâtre » dans le n° 38 « Mettre en scène aujourd’hui », 1991
- Un texte de l’acteur Marc Bodnar, « Un radeau, ça va lentement. Sur le travail au Théâtre du Radeau » dans le n° 52-53-54 « Les répétitions », 1996
- Un texte de Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Trauerspiel-Playtime. Le chœur dialectiquement démembré du Radeau » dans le n° 76-77 « Choralités », 2003
- Un texte de Christophe Triau, « Le remuement. 6 remarques sur Ricercar, François Tanguy et le Radeau » dans le n° 98 « Créer et transmettre » (en partenariat avec le Festival d’Avignon), 2008.
Nous publions ici un texte de Christophe Triau, paru en 2008 dans le n° 98 d’Alternatives théâtrales (« Créer et transmettre »)
Le remuement
6 remarques sur Ricercar, François Tanguy et le Radeau
Et à la mémoire de Marc François
1.
« La contemplation du paysage à la fenêtre me permet de noter que ce qui passe dépasse parfois en grâce, en beauté, en noblesse, ce qui est arrêté, ou qui résiste. En cet instant, par exemple, les arbres et les arbustes sont secoués par le vent pour la seule raison, immédiatement perceptible, qu’ils sont persévérants. Dans la mesure où ils se relâchent, par moments, le secouement peut naître. S’ils n’étaient pas enracinés, on ne pourrait pas parler d’un murmure de leur feuillage, et par conséquent, plus question de rien entendre. Qui dit entendre, dit murmure, qui dit murmure, dit remuement et qui dit remuement dit cette concrétude qui est plantée quelque part et qui prend son essor à partir d’un point précis. » (Robert Walser, L’Ecriture miniature[1] ; dernier texte de Ricercar).
Il faudrait toujours commencer par dire, avant tout développement sur le travail de François Tanguy et du Radeau, cette chose toute simple mais capitale ; avant toute question de forme, toute considération plastique, ce fondement : si cette œuvre est essentielle et d’une force exceptionnelle, c’est que ses racines sont profondément ancrées dans le réel, qu’elle est l’œuvre d’un metteur en scène et de toute une équipe (le Radeau, et la Fonderie toute entière) sans cesse à l’écoute du bruit du monde et dans l’interrogation permanente de leur participation à celui-ci. Ce théâtre est le lieu où est cultivée et réinventée en permanence une forme singulière, puisant aux sources élémentaires de la théâtralité et les magnifiant, s’imposant par sa force plastique et la qualité de présence scénique qu’elle dégage ; mais la beauté de Ricercar comme celle des spectacles précédents, cette qualité de présence même, n’est permise et effective que parce qu’elle est en tous points « chargée », comme on dit, nourrie de cet ancrage — traversée par le monde. Et si la scène ne mime pas celui-ci, et ne propose sur lui nul discours, elle ne nous « parle » que de lui, de notre relation à lui. Par l’interrogation et l’activation de notre perception, elle le et nous met en jeu — puisque notre perception n’est autre chose que les modalités de notre participation au réel, le cadre de la relation instaurée avec lui. Cela s’appelle l’émotion — cette faculté de la perception de toucher le sujet et de le mettre en mouvement. Cela s’appelle aussi l’humanité, sans doute. Et, comme pour les arbres de Walser, c’est cet ancrage qui fait que tout ce mouvement ne produit pas une dispersion, mais, justement, un remuement, un murmure, une musique.
2.
Lieu d’activation de la perception, de mise en mouvement des affects et des sensations, la scène du Radeau fonctionne tout à la fois comme une chambre d’écho et comme une chambre optique. C’est d’ailleurs cette double nature complémentaire qui fait que les images et les voix présentées peuvent tout aussi bien nous sembler surgir du plus profond de nos rêves que s’imposer dans l’irréductibilité de leur présence, concrète et indubitable. Hors de nous et en nous, tout à la fois matérialité et cosa mentale, c’est en cela qu’elles nous troublent et nous touchent, inquiétant notre perception[2], c’est-à-dire la tenant toujours en éveil. « Il avait vu dans son sommeil, ou bien rêvé… » (Gadda, premiers mots du spectacle) ; « je l’ai peut-être rêvée ! Ou alors, c’était avant le rêve ? Le fait est que je la sens là » (Pirandello)…
C’est le même espace, à peu près, que pour les précédents Coda ou Les Cantates que l’on retrouve au début de Ricercar ; les mêmes éléments, du moins, en attente de leur circulation : les mêmes tables sur le plancher attendant d’être déplacées, la même profondeur de champ non encore complètement dévoilée mais qui s’ouvrira par la suite, les mêmes panneaux posés sur le côté en attente d’être mis en mouvement. S’y sont ajoutées, pour Ricercar, quelques petites lampes sur pied, penchées, inclinées, qui reposent contre le rebord de certaines tables. Ce « penché » sera une figure discrètement récurrente du spectacle : du cadre lumineux dessiné par un carré rouge incliné à la manière toute simple dont les acteurs peuvent manier un tabouret pour se le passer délicatement par-dessus une table ; dans l’image d’un acteur se tenant sur une seule jambe, encadré par deux panneaux de biais et accroché à un tabouret lui-même penché à 45 degrés, déclamant en italien comme luttant contre le vent ou porté par lui, entre déséquilibre et élan ; ou dans l’étrange et bouleversante cérémonie de quatre acteurs, au fond de l’espace, soulevant et retournant un panneau pour le déposer contre un mur, appuyé sur deux de ses coins, et le regarder ainsi incliné comme pour la première ou la dernière fois, avant de se mettre en ligne et d’ôter leurs chapeaux – comme à un enterrement, incongru et poignant. Ce léger et tendre penché, potentiellement mélancolique mais qui est aussi une position de guingois toute burlesque, désaxe l’image ; il induit un déséquilibre, ou un équilibre précaire et d’autant plus dynamique ; il est l’indice d’un décalage du regard et de l’ouverture d’autres lignes de fuite ainsi esquissées dans l’espace.
3.
« Travailler sur le motif. C’est une expression d’Artaud, dans son Van Gogh. Travailler sur le motif renvoie à l’insistance autour d’un thème, l’indéfiniment répété qui cherche à saisir, par la reprise d’un même trait, l’ensemble de ses variations. Travailler sur le motif, répéter avec insistance, découpent un champ de travail où ce qui est à l’œuvre n’est pas l’incertitude de la forme, mais sa conviction, sa détermination, perpétuellement redéfinie, son affirmation [de] la puissance de ses possibles. (…) Ricercar, dans l’essence même du mot emprunté à l’italien, ne désigne pas seulement une nouvelle recherche, mais la redite de ce qu’elle encercle, sa définition continuellement temporaire »[3].
Faire sentir ce qui échappe, en tant qu’il échappe, et dans l’ouverture que cette échappée même suscite. Cerner le réel dans ce qu’il a d’inassignable, le mouvement du sensible. Tout fonctionne alors ici, au fil de la succession des séquences comme autant de fragments autonomes, par échos et récurrences, qui s’ils produisent des passages par des points similaires le font à chaque fois selon de tout autres mouvements, rythmes et trajectoires. Rien ne se fige, tout s’enchaîne en se dissociant, s’associe en se diffractant. On passe ainsi d’une veste à un veston — celui de l’homme mort dans un texte de Danielle Collobert, celui de Mandesltam restant dans les mains de sa femme lorsqu’il se laisse glisser du rebord de la fenêtre dans le vide —, ou d’une femme à perruque à une autre et de Dante à Pound via la simple répétition d’une phrase ; d’une « marquise » costumée en fond de scène, objet muet de regards, à la même avançant vers nous en déclamant avec emphase… Un acteur pourra sortir presque aussitôt rentré pour refaire, ailleurs, son entrée ; ou bien se lever et se retourner juste pour présenter le profil opposé de celui qu’il vient d’offrir… Tout peut se dédoubler mais rien ne se redouble. Dans ce théâtre fondamentalement dynamique, tout circule, se déplace et se métamorphose, en un mouvement organique de transformation permanente qui agit la scène, reconfigurant constamment l’espace des sensations.
Tout cela par les seuls et simples moyens du théâtre : des corps et des voix, des jeux d’ombres projetées sur un panneau… Quelques branches d’arbres et des hommes qui défilent de profil devant un papier peint à fleurs constitueront un petit paradis de théâtre pour accompagner le texte de Dante ; un panneau et une planche de bois rectangulaires manipulés en tous sens créeront une petite tempête, de théâtre ; et quelques panneaux aménagés construiront même sur la scène, pour deux dialogues de Pirandello, un petit théâtre de théâtre…
La scène joue de la pluralité de ses niveaux de profondeur — de la face au lointain en passant par l’espace intermédiaire —, ne cesse de varier le champ de notre regard (Manganaro en parle comme d’une « longue-vue »[4]) ; les figures et les panneaux se rapprochent ou s’éloignent, en lentes avancées ou en débandades rapides ; les effets de cadre sont multipliés à tel point qu’aucun ne s’impose pour conditionner la vision. Tout cela instaure un jeu de changements perpétuels de focales, produit par le déplacement et la reconfiguration des panneaux, par de brusques bascules de lumière ou par des changements de musique comme des changements de couleurs. Les points de vue se succèdent en un jeu de variations constantes, en un mouvement dynamique, multipliant les angles de perception tout autant que les intensités et les forces agissantes.
4.
« Quand par l’effet du plaisir ou de la douleur qui s’empare de l’une de nos facultés, l’âme se ramasse entièrement en elle-même, il semble qu’elle ne connaisse plus que celle-ci, et ce fait contredit l’erreur qui croit qu’une âme en nous s’allume sur une autre. Aussi, quand on entend ou qu’on voit une chose qui attire l’âme très fort à soi, le temps s’en va sans qu’on le voie, car autre est la puissance qui le perçoit, autre est celle qui tient l’âme tout entière : la première est liée, la deuxième flottante. J’eus de ceci une expérience vraie… » (Dante, Purgatoire[5]).
« Et à quelle distance une chose est de nous, c’est l’image qui fait que nous le percevons et veille à l’indiquer : car, une fois émise, elle chasse aussitôt en avant, le poussant, tout air interposé entre les yeux et elle, lequel air, se glissant en nos yeux tout entier, de toute sa longueur balaye les pupilles, pour ainsi dire, et passe. Et c’est cela qui fait que nous voyons toujours la distance des choses. (…) De même du miroir : l’image, à peine émise, en venant au regard chasse et pousse en avant tout air interposé entre les yeux et elle, et fait que nous pouvons percevoir tout cet air… c’est que, lorsque l’image arrive sur le plan du miroir et le heurte, elle n’en revient pas indemne… » (Lucrèce, De la nature des choses[6]).
Il y a toujours chez Tanguy un recours – un retour – singulier, à travers certains des textes qui habitent les spectacles, aux termes et aux images d’une science ancienne, disant les sensations et les perceptions par le biais des analogies les plus concrètes qui soient : comme des matières qui se modèlent, des forces et des mouvements qui se heurtent, influent les uns sur les autres, interagissent, produisent causes et effets. La pensée et le sensible y relèvent d’une physique (qui englobe une dynamique, et une optique) à travers laquelle se donnent sans cesse à lire les phénomènes et notre vision, le réel et notre relation à lui ; on y scrute et interroge, matériellement, les lois qui le régissent et nous régissent, les données et les modalités de sa présence et de notre présence à lui, ses mécanismes, les forces qui l’agitent et le meuvent. La scène du Radeau intrique ainsi une physique de la scène et une poétique des sensations, et l’art de Tanguy semble relever comme d’une modernité toujours en train de commencer : d’une perpétuelle « renaissance », sans qu’elle ne désigne une quelconque époque puisqu’elle peut aussi bien être celle d’un poète-philosophe matérialiste comme Lucrèce que celle de Dante, celle de Hölderlin que celle de Büchner, le poète qui passait ses nuits à disséquer des barbeaux pour en comprendre le fonctionnement du système nerveux… Si l’on veut voir le théâtre de Tanguy comme l’atelier d’un peintre, c’est alors dans la lignée des grands artistes-artisans-physiciens-philosophes-etc., expérimentant inlassablement le dispositif perspectif pour révéler la concrétude des choses et leurs agencements, ce qui agite et ce qui relie, ce qui anime le vivant et qui fait un monde.
5.
Récurrent également, dans les spectacles de Tanguy, est le passage par le mythe, en des moments d’évocation d’une nature harmonieuse et toute entière bruissante de l’évidence des présences, habitée de dieux que la parole suffirait à convoquer : panthéisme pastoral, plénitude paisible où tous les sens sont en éveil, unité édénique d’un monde comme d’avant une chute ou une dislocation. Dans Ricercar, c’est en particulier la voix des Cantos d’Ezra Pound qui porte cet imaginaire mythique : « Quand l’esprit rêve auprès d’une herbe / une patte de fourmi peu vous sauver / la feuille du trèfle a le goût et l’odeur de sa fleur/ Le nouveau né est descendu, / depuis la boue sur la tente jusqu’à Tellus, / comme pour aimer la couleur il va dans les herbes / saluant ceux qui demeurent sous CHTONOS CHTONOS / OI CHTONIOI ; porter de nos nouvelles / eis chtonious à ceux qui demeurent sous la terre, / nés de l’air, qu’il y ait des chants dans la maison de / Coré, / PERSEPHONIA… » ; « Lynx, garde bien ce verger / Qui a pour nom Melagrana / ou le champ de Grenade / La mer n’est pas plus clair dans l’azur / Ni les Héliades porteurs de lumière / Voici des lynx Voici des lynx / entendez-vous dans la forêt / le léopard ou la bassaride / ou le crotale ou le mouvement des feuilles ? // Cythère voici des lynx / Le chêne nain va-t-il se couvrir de fleurs ? »[7]. Havre précaire — comme un souvenir ou un rêve un temps resurgi. Le suspens d’une telle harmonie est lui aussi amené à être pris dans le « branle » du monde, soumis à la dispersion (rassembler les membres, dispersés, d’Osiris : c’est bien ainsi que Pound désignait sa tâche poétique). La scène alors s’assombrit comme le ferait un ciel, en un mouvement de dramatisation — porté par la musique, la lumière, l’agitation des corps. Cette brisure, cet assombrissement, on pourra l’appeler la perte, le deuil, ou la mort – comme on voudra.
Une femme qui se glisse jusqu’à l’avant de la scène pour, appuyée à une table, délivrer deux textes, doucement, sobrement, au-delà de l’expressivité : l’absence d’un disparu, la trace vide de lui d’une veste (Danielle Collobert) ; la vision par sa femme de Mandelstam enjambant la fenêtre et se laissant glisser — pour tomber sur un carré de terre fraîchement bêché (c’est du premier étage qu’il a chuté). Des ombres projetées sur un panneau au son d’une montée de violons, avant de disparaître. L’avancée d’un panneau porté à bout de bras par la silhouette d’un homme, en longue jupe, veste et chapeau. Le Roi des aulnes chantonné par trois hommes sur un violon strident. Une femme qui fond vers un groupe d’hommes et les disperse. L’œil-faisceau d’un projecteur qui nous regarde, pointé dans le noir. Une musique. La « déposition » – ou l’enterrement – d’un panneau, les quatre hommes qui le regardent, se reculent et s’alignent pour ôter leurs chapeaux, tourné vers lui en un dernier salut… La mort passe, elle jette son ombre. Motif au même titre que les autres, cependant, qui ne construit aucun propos, mais ouvre un point de vision, opère une modification du point de vue : renversant lui aussi la perspective, instaurant un autre point de regard – concret, sensible, poignant. Un point de vanité, peut-être.
Car, parmi mille autre choses, Ricercar pourrait aussi être cela : une vanité. « Rabaisse ta vanité, je dis rabaisse-la ! » : la phrase en français émerge étrangement de l’avant-dernier texte, vociféré en italien. Après tout, cette vanité traversait déjà – burlesque, grotesque –, les premières séquences du spectacle : l’entrée de deux femmes en robes et chapeaux d’un autre siècle, se hissant laborieusement sur une table en montrant leurs derrières, manquant de tomber avant de s’asseoir, immobiles, exposées au regard silencieux de trois hommes assis — fardées et accoutrées, imposantes mais aussi comme sorties des caprichos de Goya ; puis l’une d’entre elles se retrouvant vers l’avant de la scène, déclamant avec grandiloquence — « qu’est-ce que ça peut bien être en somme une topaze ? Un morceau de verre à facette… » (Gadda) —, puis enchaînant, sans emphase désormais, sur quelques vers de Villon : « Fausse beauté qui tant me coûte cher, / … / Un temps viendra qui fera dessécher, / Jaunir, flétrir votre épanie fleur ; / Je m’en risse, se tant pusse mâcher, / … vieil je serai, vous laide, sans couleur… »… Une vanité, donc, entre autres ; non pas pour obséder notre regard, mais pour le rouvrir et le réactiver à nouveau : un autre point d’où percevoir, lui-même sans cesse remis en tension – puisque dans ce théâtre rien ne se fige ni ne se complaît –, retourné en particulier par d’autres, comme celui du burlesque, et travaillé par l’art du contrepoint[8] qui est aussi toujours à l’œuvre chez Tanguy. Et qui se conjoint à une prodigieuse vitalité — puisque tout est mouvement, tout circule et se croise.
6.
Le tragique et le burlesque, le lyrique et le grotesque, tout se mêle dans le flux des multiples variations des points de vue et des affects, qui se succèdent, se répondent et se superposent en une hétérogénéité tissée mais s’attachant à maintenir l’ouverture la plus grande possible — et Ricercar est un spectacle qui semble, tout particulièrement, s’employer à creuser les écarts et les amplitudes. De fragment en fragment, comme à l’intérieur de chacun d’entre eux, les sensations se déposent comme autant de strates ; d’une certaine manière elles s’associent sur le mode ambigu de la surimpression — à l’image de, sur la scène, ces ombres surgissant pendant une séquence et semblant en imposer une autre, sans qu’on sache jamais à laquelle, ni même à quoi, les assigner. La mémoire qu’elles constituent chez le spectateur, au cours du spectacle puis après celui-ci, se révèle alors paradoxale, d’autant plus qu’elle n’est a priori structurée par aucune narration ni démonstration construite par la scène, et que le théâtre de Tanguy, pris comme on l’a dit dans un mouvement de transformation perpétuelle, suscite des « images » — des impressions — dans le temps même et le mouvement de leur disparition, et donc de leur oubli. L’oubli — un oubli créateur, actif[9], et partiel — est donc partie intégrante du processus de surimpression des couches et empreintes que dépose le spectacle en chacun de ses spectateurs, laissant du jeu, laissant libres les affects pour d’autres associations, pour qu’ils resurgissent au détour d’une autre image, d’une autre voix ou d’une autre musique, au gré de la circulation de tous les éléments ainsi présentés sur le plateau selon un montage qui les délie tout en les mettant en tension. Selon une composition, comme on le dit en musique ou en peinture, soucieuse de justesse tout autant que de l’ouverture de son spectre, attentive à ce qui touche et qui meut comme à ce qui lie et accorde. Et qui convoque ainsi sur la scène comme une divine comédie, mais sans Dieu — une comédie humaine.
[1] Microgramme 21. Traduction Marion Graf, éditions Zoé.
[2] Je paraphrase ici Georges Didi-Huberman, à propos de tout autres objets (voir en particulier Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992).
[3] Extrait de « Sur le motif – Etude sur Ricercar », à paraître dans François Tanguy et le Radeau (articles et études) que Jean-Paul Manganaro, fidèle compagnon du travail du Radeau, publiera cet été chez P.O.L.
[4] Ibid.
[5] Chant IV. Traduction Jacqueline Risset, Garnier-Flammarion.
[6] Chant IV. Traduction Bernard Pautrat, Le Livre de poche.
[7] Cantos, chants LXXXIII et LXXIX, traduction Denis Roche, Flammarion.
[8] Pendant le texte de Collobert, tandis que deux hommes regardent l’actrice, un troisième entre, sur la pointe des pieds et légèrement dansant, et s’assoit à côté d’eux — spectateur retardataire. Il repartira de la même manière au milieu du texte de Nadedja Mandelstam… Pendant le mouvement de deux hommes enlacés, entre danse et corps à corps, qui accompagne le texte de Dante cité plus haut, sont régulièrement diffusés des bruits de semelles de caoutchouc couinant sur le sol…
[9] Comme Coda pouvait « plonge[r] le spectateur dans l’oubli, un oubli au sens nietszchéen, comme principe même de la création. Si la mémoire établit un travail d’écriture, l’oubli en est le correcteur » (Cécile Bosc, Énonciation et réception du texte dans Médée-Matériau et Coda, mémoire, université Paris 7 – Diderot, 2007).