La formation sociale du corps du comédien – De la pratique à la théorie

Résumé

Qu’entendons-nous par vocabulaire du geste et de l’attitude du corps humain et mémoire somatique collective ? Que signifie l’incarnation corporelle d’un personnage ? Comment la connaissance de la formation socioculturelle du corps peut-elle aider le/la comédien.ne dans l’incarnation d’un personnage ?

En répondant à ces questions et à d’autres, le présent essai vise à développer la connaissance des éléments construisant le vocabulaire du geste et de l’attitude corporels ainsi que ceux de la mémoire somatique collectiveen se référant à un cas concret (le coaching du protagoniste du long métrage Pari). Nous montrerons ainsi comment cette connaissance peut être au service du comédien, surtout en ce qui concerne le corps, les gestes et les attitudes corporelles d’un personnage.

En nous appuyant sur cette expérience, ainsi que sur les observations et les résultats de celle-ci, nous chercherons à savoir ce que veut dire la formation sociale du corps.

Alternatives théâtrales #132 Lettres persanes et scènes d'Iran

La mémoire collective de gestes et d’attitudes corporels

La « mémoire collective des gestes corporels » de l’homme enregistrera, certainement, l’ensemble des pratiques, des rituels et des gestes sanitaires issus de la pandémie du Covid-19.

Il est indispensable, alors, de penser à l’impact de cette pandémie comme UN des éléments agissants parmi l’ensemble des facteurs déterminants de la formation de la mémoire des gestes et des attitudes du corps humain. À cet égard, la méconnaissance de l’assise locale et du contexte social nous fait dévier du chemin de la connaissance de cette mémoire. Ce qui signifie que cette dernière change, face aux mêmes facteurs, d’une société à l’autre, et que l’élément local joue un rôle important dans sa construction en termes de réception ou/et de rejet d’un ou des facteurs.

Cette prise en compte de la pandémie du Covid-19 comme UN des éléments constituants de cette mémoire présuppose l’existence d’AUTRES éléments essentiels à la formation de celui-ci.

Qu’entendons-nous par vocabulaire du geste et de l’attitude du corps humain ? Que signifie exactement la mémoire collective des gestes corporels ? Quels sont ces AUTRES éléments ?

Il s’avère que la réalité du corps humain n’est pas abstraite. N’étant pas dissocié de la notion de construction de la subjectivité, le corps -en tant que « lieu matériel »[1]– ainsi que sa morphologie, ses mouvements, ses conduites, ses gestes et ses attitudes ne sont pas des constructions prédéterminées, déjà faites et isolées. En l’occurrence, la référence à Karl Marx devient pertinente lorsqu’il définit l’essence humaine dans « l’ensemble des rapports sociaux » (Thèse 6).

À son tour, J.-M. Brohm confirme que le corps humain est « une institution politique définie par des rapports sociaux de classe et insérée dans l’ensemble des institutions politiques d’une formation sociale donnée ».[2]

Prenant cet ensemble d’observations comme point de départ, nous nous sommes orientés dans une direction qui nous rapproche des éléments agissants construisant ce vocabulaire du geste et de l’attitude corporels, de la mémoire somatique collective et enfin de la formation (sociale) du corps humain en tant qu’unité matérielle consciente.

Cet essai vise donc à développer la connaissance de ces éléments en se référant à un cas concret et à montrer comment cette connaissance peut être au service du comédien, surtout en ce qui concerne le corps, les gestes et les attitudes corporelles d’un personnage.

Il s’agit d’une expérience de coaching du protagoniste du long métrage Pari, réalisé en 2018 par Siamac Etemadi et présenté au festival Berlinale 2020.

Ceci n’a rien à voir avec les complicités, les complexes ou les défis psychologiques du personnage. Autrement dit, cette recherche concerne un stade prétexte où les réactions objectives d’un organisme (d’un sujet précis, ici, l’acteur.trice), ses mouvements et sa manière de se tenir dans l’espace commencent à se former dans un contexte particulier à la fois culturel politique et personnel.

En nous appuyant sur cette expérience, ainsi que sur les observations et les résultats de celle-ci, dans la présente recherche, nous chercherons à savoir ce que veut dire la formation sociale du corps.

Dans quelles conditions, une circonstance socioculturelle, voire politique peut-elle changer ou (re)construire une attitude corporelle ou rajouter un élément au vocabulaire du geste et des attitudes du corps ? Comment cet élément peut-il s’intégrer dans la mémoire somatique et collective ? Peut-on parler d’une intégration générale d’un élément gestuel ou d’une attitude dans la mémoire des gestes corporels pour tous les individus ? Que signifie l’incarnation corporelle d’un personnage ? Comment la connaissance de cette formation socioculturelle du corps peut-elle aider le/la comédien.ne dans l’incarnation d’un personnage ?

Le projet du coaching : le jeu d’acteur et la localisation corporelle du personnage

Pour répondre à ces questions et aux autres, nous avons recours à l’expérience pratique et concrète de coaching d’une comédienne germano-iranienne. Celle-ci permet d’établir un dialogue entre la théorie et la pratique.

La comédienne, Melika Foroutan, censée jouer le rôle d’un personnage féminin iranien, Pari, immergé dans un mode de vie traditionnel et religieux, est née en Iran, mais elle a grandi et a vécu en Allemagne dès l’âge de 6 ans. Étant donné qu’elle maîtrisait peu ce mode de vie et la culture de la classe sociale particulière d’où venait le personnage du film[3], j’ai tâché de l’aider en tant que coach culturel. Le travail a pris un autre éclairage lorsque j’ai observé une différence considérable entre les gestes, les attitudes et les mouvements de son corps et les miens en tant que comédienne (chercheuse) née et élevée en Iran.

Cette différence parfaitement significative constitue le noyau principal de l’idée de ce qu’on considère comme la formation socioculturelle du corps.

Le long métrage Pari raconte l’histoire d’une femme-mère iranienne,Pari, dont la vie et le caractère sont bouleversés, par la recherche de son fils, Babak.

En effet, arrivant à Athènes pour rendre visite à leur fils, Pari et son mari, Farokh, constatent sa disparition. La joie de voir Babak qui a quitté l’Iran pour continuer ses études cède très vite sa place à l’angoisse et à la frustration issues de sa disparation voire de son absence volontaire ou involontaire. Pari et Farokh commencent alors à suivre les traces de Babak dans les rues d’Athènes afin de le retrouver. Cette recherche constitue l’axe principal autour duquel l’histoire du film se construit ; un long chemin, parfois sombre et étrange, parfois effrayant et angoissant qui va aboutir au décès de Farokh. Après la mort de celui-ci, Pari continue, toute seule, la recherche de son fils/d’elle-même. Celle-ci l’amène dans les rues glauques d’Athènes, la fait jouer au chat et à la souris avec des anarchistes et la police grecque, la fait passer par des souterrains où elle rencontrera des vendeurs de drogue et des prostituées. Cette recherche plonge Pari dans une aventure périlleuse. Finalement, Pari qui n’est plus la même personne qu’au début du film se rend compte que son fils a complètement décroché du système et qu’il a choisi une vie nomade -dans des espaces liminaux comme la mer, allant vers des destinations inconnues- mais libre. La recherche de Babak est, d’une manière ou d’une autre, pour Pari, une métaphore qui lui permet de se trouver et de revenir à ses pulsions perdues, réprimées par la religion et la tradition.

Quelques petits détails sur le caractère de Pari peuvent éclairer davantage en quoi consiste ce travail de coaching comme source pratique de la présente recherche.

Il faut tout de suite souligner que Pari et son mari Farokh sont issus d’une classe sociale aisée, religieuse et traditionnelle que l’on appelle Bazari (commerçant) ; une sorte de bourgeoisie iranienne ayant ses racines d’une part dans la société traditionnelle-religieuse iranienne et de l’autre dans le négoce (traditionnel).

Outre les dialogues et l’histoire, nous pouvons deviner cette origine sociale grâce à deux éléments du système esthétique et de marquage du film, et ce, dès la première séquence (scène de l’aéroport). Le premier élément réside dans l’apparence des personnages. En sus de l’obligation faite aux femmes iraniennes de porter le voile Pari porte le Tchador ; une sorte de long voile, de la tête au pied qui marque soit une adhésion pleine et entière à la religion de l’Islam, soit plutôt à un mode de vie enraciné dans la tradition et la religion. N’étant évidemment pas dissociés l’un de l’autre, ces deux types d’adhésion se différencient au niveau du degré de fidélité à la religion et aux modes de vie « religieux » ou « traditionnels-religieux ». S’agissant du personnage de Pari, il est plutôt question du deuxième mode (traditionnel-religieux). (Figure 1)

Figure 1-Melika Foroutan dans le rôle de Pari.
Figure 1-Melika Foroutan dans le rôle de Pari.

Quant à celui de Farokh, les codes vestimentaires, son apparence (barbe, trace de la pierre de prière sur le front) et ses accessoires (comme le Chapelet), etc. évoquent parfaitement le type masculin du commerçant de bazari. (Figure 2)

Figure 2-Shahbaz Noushir dans le rôle de Farokh.
Figure 2-Shahbaz Noushir dans le rôle de Farokh.

Le deuxième élément du système esthétique s’inscrit, quant à lui dans l’ensemble des façons d’agir face aux obstacles qui se dressent devant eux, des codes gestuels et des comportements des deux personnages. Il n’est pas encore question du jeu de l’acteur, mais des attitudes et des gestes qui situent les personnages dans un contexte social reconnaissable.

Quelques exemples nous aident à rendre concrète cette différence entre les gestes reconnaissables d’une classe sociale spécifique et le jeu de l’acteur

Dans l’une des premières séquences du film, à l’aéroport d’Athènes, juste à côté du tapis roulant nous voyons que Farokh, bien qu’il ait des difficultés pour récupérer les valises, ne laisse pas Pari les porter. Ce comportement genré, en soi -qu’on isole ici à des fins théoriques- détermine certaines limites de la classe sociale à laquelle le couple appartient. Nous rentrons dans le domaine du jeu d’acteur seulement quand le comédien qui joue Farokh rajoute des détails qui provoquent une émotion ou un sentiment quelconque en adoptant ce comportement.

Dans une autre séquence à l’aéroport, un douanier cherche les valises du couple pour confisquer les boites de nourriture iranienne, Pari essaie de parler avec lui, car Farokh ne sait pas parler anglais. Dans cette séquence, quand Pari parle avec le douanier -pour lui demander de ne pas jeter ces plats- au lieu de le regarder dans les yeux, elle dirige son regard vers le sol et évite le regarder. À travers d’autres petits gestes comme celui de remettre son voile ou les expressions de son visage, nous sentons que Pari est gênée lorsqu’elle parle avec le douanier.

Dans cet exemple, le jeu de l’acteur et le geste qui déterminent la classe sociale sont mélangés et nous pouvons dire que l’un complète l’autre. Ce geste de baisser les yeux en parlant avec une personne du sexe opposé est un geste reconnaissable dans le vocabulaire des gestes et des attitudes des (une partie de) communautés musulmanes iraniennes. Il provient de règles islamiques selon lesquelles la relation entre femme et homme n’est autorisée que dans le cadre de la relation familiale ou dans celui du mariage. 

Nous soulignons le fait qu’en l’absence de référence au contexte social (sans être localisé), ce geste ne sera pas complètement compréhensible. Ce même geste, en soi (sans référence) ou dans un autre contexte, peut être perçu différemment par exemple, perçu comme le signe de manque d’une politesse). Mais il est aussi possible qu’il reste incompréhensible pour le spectateur.

Finalement, le fait que l’on sente le sentiment de gêne de Pari en voyant la comédienne faire ce geste vient de son jeu. Ce sentiment est bien l’effet de ce jeu et non pas un geste reconnaissable d’une classe sociale spécifique.

C’est ainsi que, dans ce travail de coaching, la connaissance de la classe sociale dont est issu le personnage Pari était indispensable. Puisque la comédienne devait se familiariser avec la culture iranienne surtout celle de cette classe, dans toutes ses dimensions, mes premiers exercices avaient pour objectif de reconstituer les situations dans lesquelles une première perception de celle-ci peut être comprise par elle.

Ce travail de coaching se référait alors à la première partie de ces exemples, c’est-à-dire les gestes et les attitudes corporels qui déterminent la classe sociale du protagoniste du film, et non pas à la deuxième partie de ces exemples, c’est-à-dire le jeu d’acteur.

J’appelais ce travail, localisation corporelle du personnage. Ce travail qui précède le jeu de l’acteur situe le langage corporel de ce dernier dans un temps et un lieu précis.

Je suis pourtant prudente dans l’utilisation d’expressions comme, par exemple, iraniser le corps du personnage que je trouve vague et réductrice.

Cette localisation corporelle du personnage m’a amenée vers la formation sociale du corps du comédien.

Le projet du coaching : la méthode et les exercices 

Première étape : les exercices classiques

Dans cette étape, j’ai essayé, à travers des exercices classiquement théâtraux, de mettre la comédienne dans certaines situations religieuses, rituelles ou culturelles, de dresser quelques obstacles en la faisant travailler avec son costume (voile et tchador) dont la maitrise était très importante à la fois dans son jeu et dans la construction de son personnage.

Sans aller plus loin dans cette étape, les exercices gardaient, plutôt littéralement, l’ambiance de situations dans lesquelles Pari était directement liée, selon le scénario, à sa culture religieuse-traditionnelle[4].

L’observation des gestes, des attitudes et de la ligne principale du corps de la comédienne dans les exercices de cette première étape ainsi que la difficulté de faire le moindre mouvement avec le tchador ont changé mon regard de coach tout en me conduisant vers une démarche différente. J’ai découvert, alors, que le but principal de ce travail est de faire expérimenter par la comédienne des situations qu’elle n’a pas pu vivre en tant qu’Iranienne élevée en Allemagne. Ce qui permet, en corrigeant certains gestes, attitudes et même mouvements corporels une compréhension différente de la façon de jouer une femme iranienne, Pari.

Seconde étape : vivre la vie du personnage

Dans cette deuxième étape, nous nous sommes installées ensemble, avec l’actrice dans un appartement à Athènes pour une période de deux semaines. Reconstruire la vie du personnage, Pari, en Iran, selon un style de vie correspondant à ce personnage. Tel était l’objectif de ce séjour.

Pour l’atteindre, nous avons commencé, non pas à jouer ou à imiter, mais à vivre le quotidien de Pari durant une tranche temporelle précise, c’est-à-dire deux semaines avant son arrivée à Athènes pour rendre visite à son fils.

C’est ainsi que nous nous sommes ancrées, profondément, dans les dimensions très locales de la vie de ce personnage.

L’idée principale de ce séjour provenait d’exercices effectués lors de la première étape. Ceux-ci ont ramené à la surface une différence flagrante, mais constructive entre le corps, la posture et les attitudes corporelles de la comédienne et les miens. Autrement dit, ces exercices ont attiré mon attention sur le fait que nos corps ne réagissaient pas, physiquement et mécaniquement de la même manière à certaines actions. J’ai aussi observé que certains organes de nos corps ont été plus ou moins entrainés à faire un même geste quelconque, ce qui les rend plus ou moins flexibles. Une évidence qui paradoxalement, se donnait à voir.

Pour en citer quelques-unes :

Mon corps était plus souple dans les mouvements qui nécessitaient de pencher le dos.

Certains mouvements de la comédienne (comme tourner le poignet et les doigts) manquaient de délicatesse en comparaison avec les miens.

Ce genre de différence a fait naître une hypothèse : se trouvant insérés dans deux lieux culturellement différents, Iran et Allemagne, nos corps sont formés différemment, de sorte que certains organes du corps sont mieux entrainés, à travers les processus sociaux, à faire certains gestes ou mouvements.

Le recours aux souvenirs d’enfance a renforcé l’hypothèse. Constantin Stanislavski soulignait à juste titre : ils [souvenirs] deviennent une « partie organique indissoluble de nous-même dès l’enfance : la varie valeur devait en apparaître par la suite[5] ».

En me rappelant certaines pratiques liées aux exigences des rituels quotidiens, enracinés dans la culture de mon enfance, le lien entre l’entrainement des organes du corps et ces pratiques est devenu plus clair à mon esprit.

J’ai ainsi découvert que la souplesse dans les mouvements des doigts peut émaner de pratiques quotidiennes comme trier des légumineuses (lentilles, pois chiches ou haricots rouges) ou du riz (Figure 3) ou de nettoyer les herbes (Figure 4). Bien que ces actes fassent partie des exigences de la cuisine iranienne, ils sont typiquement liés à une dimension culturelle.[6]

Enfin, ces gestes, semble-t-il, en renforçant les tendons et les articulations, les entrainent et facilitent des mouvements plus subtils de la main.

L’autre exemple prend son origine dans le rituel d’accueil des invités dans la culture iranienne : servir du thé, des fruits ou des pâtisseries. Attribuée traditionnellement aux femmes[7], cette coutume implique de se pencher devant chaque invité, assis sur les canapés ou sur les tapis au sol, avec un plateau de tasses de thé ou une corbeille de fruits, pour les offrir[8]. Comme les exercices sportifs qui entrainent les muscles ou les organes, nous pouvons imager que cette coutume est la cause d’une certaine flexibilité du dos (figure 5).

Les différences sont nombreuses dans la manière de faire un acte lié à un vécu culturel ou collectif.

C’est pourquoi dans cette deuxième étape, basée sur ce vécu, en reproduisant les gestes qui peuvent caractériser une vie typique (et traditionnelle) iranienne, j’ai entrainé le corps de la comédienne. J’espérais (re)former son corps (re)construire ses gestes.

M’appuyant sur ce genre de pratiques, je me suis permis d’aller plus loin en dessinant un mode de vie plus traditionnel et local qui correspondait à la classe sociale du personnage. Autrement dit, j’ai exagéré dans la forme ce mode de vie, en mêlant trois périodes temporelles :la période (imaginaire) d’avant le voyage de Pari à Athènes, la période (imaginaire) de la jeunesse de Pari[9] et le temps (réel) du travail sur le rôle.

Nous avons vécu, alors, intensément une coupure dans la vie de Pari en prenant en compte les éléments culturels et collectifs qui servaient notre objectif : reconstruire le corps de la comédienne au profit du personnage.

Une évidence : je devais pourtant choisir certaines dimensions ou pratiques dans ce life style. Ce choix n’était absolument pas hasardeux, car deux facteurs jouaient un rôle important : premièrement l’observation des mouvements et des gestes de la comédienne dans la première étape et donc ses besoins. En second lieu, l’efficacité de ces pratiques culturelles par le biais de leur effet technique et mécanique sur le corps de la comédienne.

Ces pratiques se placent dans les catégories principales ci-dessous :

  1. Les rituels quotidiens : cuisiner des plats iraniens, préparer les ingrédients de ces plats, nettoyer la maison, faire les courses, etc.
  2. Les pratiques religieuses : faire la prière (Figure 6), se purifier pour la prière (Figure 7), prier dans les lieux sacrés, utiliser le chapelet (Figure 8), etc.
  3. Les pratiques vestimentaires et intimes : comme changer de vêtements, mettre ou enlever le voile et/ou le tchador, accueillir les invités, marcher, faire les courses avec tchador, se maquiller, etc.
  4. Les relations sociales : parler et communiquer avec les amis, la famille et les épiciers, accueillir les invités, etc.
  5. La danse et le chant folklorique et traditionnel

Nous avons réalisé, répété toutes ces pratiques d’une manière typiquement iranienne. Par exemple, pour nettoyer la maison, on la balayait avec un balai manuel qui se ressemblait à un balai ancien, on essayait de ne pas utiliser les robots pour faire les plats, ou même on a fait une promenade, à l’ancienne avec le tchador et un panier de courses[10] dans le bazar traditionnel d’Athènes qui ressemble aux bazars iraniens.

Il faut souligner que la dernière catégorie (la danse et le chante) avait une place privilégiée parmi les autres.

Comme un rituel, on la répétait régulièrement. J’insiste sur l’importance et l’impact (conscient ou inconscient) du rythme surtout de la musique traditionnelle non seulement sur la formation du corps du personnage, mais aussi sur l’accent de l’artiste.

Ce qui précède montre brièvement la nature des exercices de la deuxième étape. C’est dans ce sens que nous parlons de localisation corporelle du personnage en appuyant sur les gestes reconnaissables d’une classe sociale spécifique : ici, la classe traditionnelle religieuse (bazari) iranienne.

La mémoire somatique collective et ses éléments

Les souvenirs d’enfance dont on a parlé plus haut, cet élément déclencheur qui nous conduit au type de pratiques décrites ci-dessus -et non pas à un autre- confirment seulement un recours à la mémoire somatique collective. Ces actes, ces pratiques quotidiennes, rituelles ou religieuses évidemment communes aux vécus d’un (ou plusieurs) groupe d’individus font partie des éléments de cette mémoire.

Dans son concept de « techniques du corps », Marcel Mauss considère comme importants les facteurs de nature culturelle dans les mouvements du corps humain auparavant considérés naturels. Malgré la différence entre ce qu’il entend par ce terme[11] (l’art d’utiliser le corps) et ce qu’on entend par la formation sociale du corps humain, les deux notions se croisent néanmoins sur quelques points.

Tout d’abord, la précision de Mauss sur la notion d’« habitude » mérite d’être méditée :

Il ne désigne pas ces habitudes métaphysiques, cette « mémoire » mystérieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thèses. Ces « habitudes » varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l’ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d’ordinaire que l’âme et ses facultés de répétition.

Tout en distinguant les dimensions métaphysiques et physiques (l’expérience sensible) ce passage appuie sur les facteurs locaux, individuels, éducatifs (ou imitation), économiques, des classes et des hiérarchies sociales. En effet, Mauss va plus loin et élargit les limites du cercle de ce qui construit les mouvements du corps en y insérant les autres facteurs de division tels que sexe, âge, hérédité, importance du dressage du corps aux fins de rendement, de repos, de travail, des pratiques thérapeutiques, etc[12].

Malgré une considération physio-psycho-sociologique, il semble que dans sa définition des « techniques du corps », le regard de Mauss sur la question du corps lui-même se dirige vers une dimension quasi instrumentale. En dépit d’une divergence sur ce point, les éléments énumérés par Mauss dans son essai original font partie d’un ensemble plus vaste des éléments constituants de la mémoire collective somatique.

Précisons plus ces éléments, les sources sociales qui peuvent affecter le corps humain dans sa construction.

Cette dernière, semble-t-il, est moins complexe dans les sociétés primitives que dans les sociétés modernes et nous aide à mieux définir le lien entre le corps et le social. Les éléments construisant de cette mémoire y sont également plus simples.

Dans ces sociétés, les gestes du corps émanent, en grande partie, du besoin vital, c’est-à-dire du rapport que l’humain établit avec les choses du monde qui l’entoure dans le but de maîtriser sa survie. Ce qui conduit finalement et forcément l’humain primitif vers une sorte de socialisation de ce besoin. Les gestuelles corporelles se forment, alors, dans ce rapport plutôt matériel, primitif et de caractère nécessaire entre un corps physique et les objets (outils).

Certes, ce rapport est, de génération en génération, transmis tout en étant bouleversé, changé et transformé à l’ère moderne. Inutile de dire que notre mémoire somatique collective est, en partie, héritière de cet ancien rapport, caractérisé unipolaire[13].

Retracer ce rapport à son origine permet de comprendre d’une manière basique et directe la nature de la relation entre le corps et le social ; une relation multipolaire conformément aux exigences des sociétés modernes. Tout en banalisant, nous pouvons traduire ce rapport dans la société moderne comme le rapport de l’humain avec le travail qui répond d’une manière beaucoup plus complexe, à ce besoin vital.

Ce court passage explique simplement et brièvement ce qu’on entend par l’élément constituant de la mémoire somatique collective (ici le travail).

D’autres exemples peuvent éclaircir davantage cette dernière.

Ainsi, des professions comme celles d’avocat ou de juge, par exemple, sont de bons exemples pour montrer comment chaque métier suit ses propres rituels et pratiques qui affectent la physionomie et les gestes de nos corps. 

Dans ces métiers, le milieu officiel du tribunal et les rituels de jugement sont remarquables. L’ensemble de ces pratiques exige alors des mouvements spécifiques et fermes et des gestes codifiés adaptés à l’ambiance formelle de cette profession. L’attitude corporelle d’un individu exerçant ce métier se forme dans les lignes droites moins souples et moins flexibles de son corps. Sa morphologie, ses gestes, ses conduites s’adaptent, petit à petit, selon ces exigences professionnelles. Il faut rappeler que ces dernières seront reçues et perçues différemment par chaque individu et peuvent même être perçues sur un mode de réaction ou de refus. Cependant les gestes et les attitudes issus de ces exigences professionnelles font partie de la mémoire collective somatique d’un groupe d’individus qui exercent collectivement cette profession.

L’autre exemple, celui des femmes agricultrices du nord de l’Iran où l’impact des exigences d’un travail plus mécanique illustre plus directement cette question.

Le travail de ces femmes consiste à récolter les tiges de riz, ce qui les oblige à travailler toujours penchées. Nous remarquons le caractère social et collectif de ce mouvement lorsqu’il se projette directement dans la danse locale de cette région. Cette exigence du travail fait que, généralement ces femmes ont une posture quasi courbée et ne tiennent pas très droites même lorsqu’elles sont debout. En vieillissant, ce changement de la ligne corporelle devient bien visible lorsque l’âge se rajoute à cette construction sociale du corps humain.

À la différence de l’impact mécanique du travail des agricultrices iraniennes sur le modelage de leur corps, l’exemple d’autres groupes sociaux montre comment les modes d’identification sociale peuvent être, d’une autre manière, déterminants de la gestuelle du corps.

On observe, par exemple, chez les jeunes banlieusards parisiens une manière différente de marcher. Celle-ci consiste à diriger les pieds vers l’extérieur comme si l’individu les lançait quand il marche. Bien évidemment, les vêtements sont aussi des facteurs importants pour la détermination de certains gestes. Ici, nous pouvons dire qu’en partie les baskets favorisent cette façon particulière de marcher. Mais cette dernière fait partie d’un ensemble de signes et d’éléments qu’un groupe -en accord (avec des vécus communs) ou en opposition aux (valeurs imposées) – acquiert pour se distinguer du reste de la société.

De la même manière, nous pouvons penser aux impacts de circonstances historiques comme l’expérience traumatique de l’Holocauste ou des guerres ou des crises socio-politiques comme Sida ou Covid.19 sur la formation du corps humain. 

Nous nous demandons ainsi si nous pouvons voir une sorte de crispation générale corporelle, dans l’image que rappelle un corps penché sur lui-même, d’une part, due à l’expérience de trauma et de l’autre à celle de la déportation, chez les rescapés de la Shoah.

Il en va de même pour les autres éléments tels que les rituels religieux et ceux de la vie quotidienne, les pratiques culturelles, les normes, les contraintes politiques, les pratiques sexuelles, les processus langagiers, etc.

Finalement, les clichés sexistes de gestuelle et les comportements genrés (homme-femme) sont des exemples utiles à ce sujet. Une différence banale, mais essentielle entre la construction des corps féminin et masculin vient de l’attribution genrée et historique des tâches ménagères aux femmes et du travail en extérieur aux hommes. Cette attribution fait que, par exemple, les femmes maitrisent mieux les gestes subtils et elles travaillent mieux avec leurs mains pour faire les travaux qui ont le plus besoin de finesse. Ces clichés montrent encore une fois comment un élément social peut faire partie de la mémoire somatique collective.

Inutile de lister les autres cas qui sont infinis et de nature hétérogène. En outre, l’étude minutieuse de chacun demande un travail détaillé qui n’est pas l’objectif de la présente recherche. Mais l’authenticité qui traverse tous ces exemples atteste la nature sociale des gestes, postures ou attitudes du corps humain qui se caractérisent généralement par un vécu collectif ou historique et une assise locale.

La (re)construction socio-politique du corps de l’acteur : vers une incarnation corporelle du personnage

Résultant d’observations et de réflexions a posteriori de l’expérience du coaching dans le film Pari, les lignes qui précèdent démontrent la réalité sociale de la formation du corps humain.

Stéphane Haber et Emmanuel Renault confirment cette réalité à leur manière :

« Dans bien des cas, des attitudes de classe relativement figées constituent bien l’arrière-plan des styles corporels individuels (eux-mêmes liés par mille liens aux contraintes et aux croyances générées par l’organisation économique inégalitaire des sociétés capitalistes [14]».

Quant à cette formation, la présente recherche tend à supposer qu’il existe deux vecteurs principaux : intérieur et extérieur.

Par vecteur intérieur, nous entendons la manière dont l’organisme d’un individu, via sa conscience intuitive et sa faculté cognitive, d’abord reçoit, puis perçoit et finalement s’approprie les différents éléments qui viennent d’un vecteur extérieur. 

Le vecteur extérieur inclut une large variété d’éléments issus d’événements historiques, de rituels religieux et de la vie quotidienne, de pratiques culturelles, de circonstances historiques et de crises sociales/politiques, de normes, de contraintes politiques, de pratiques sexuelles, de processus langagiers, de formations professionnelles et de partage du travail, etc. Au croisement de tous ces éléments, les rapports de nature sociale sont essentiels.

Le premier vecteur réside, alors, dans une dimension singulière de la perception (sensible et subjective) des éléments du vecteur extérieur et consiste à les intérioriser et à se les approprier. Le deuxième vecteur, extérieur, s’inscrit dans une notion collective de construction du corps humain à travers les rapports sociaux. Les éléments de ce vecteur sont constructifs de ce que l’on considère comme une mémoire collective des gestes et des attitudes humaines. Cette dernière consiste en une mémoire somatique -à l’intérieur du corps- des individus qui, au cours du temps, enregistre divers mouvements et éléments gestuels issus des vécus collectifs et communs. Cette mémoire, sorte de réceptacle personnel, tout en réservant ces gestes, participe simultanément à l’opération singulière de leur sélection. La particularité principale de celle-ci est alors partagée entre sa réalité singulière et son contenu collectif et social.

D’une manière ou d’une autre, nous pouvons dire que les gestes et les attitudes corporels sont construits par une opération qui consiste à tamiser et absorber des éléments mentionnés ci-dessus par un corps physique doté d’une conscience intuitive et cognitive de l’être humain après avoir les rencontrés. Ce qui veut dire qu’un même élément du vecteur extérieur n’a pas le même effet sur deux individus dans leur construction corporelle. Autrement dit, il n’est pas reçu de la même manière par chacun d’eux. Notons au passage que le facteur hasard joue un rôle déterminant dans la rencontre entre ces éléments et un organisme.

Or, la formation sociale du corps contient la dialectique entre ce vécu collectif et son appropriation individuelle.

Nous ne soutenons alors la formation sociale du corps du comédien qu’en considérant ces deux vecteurs intérieurs et extérieurs.

La prise de conscience de ces deux vecteurs permet à un(e) comédien(ne) de construire le corps du personnage d’une manière intentionnelle et consciente. Une construction qui débute dans la vie d’un individu d’une façon naturelle et hasardeuse dans les processus sociaux et historiques.

Par ce biais, l’incarnation corporelle contient les processus dans lesquels l’acteur peut se rendre compte des possibilités corporelles qui sont, paradoxalement, construites et bloquées par les circonstances sociales et historiques, les libérer ou les modifier au gré d’un personnage. Précédant l’incarnation (tout court) de ce dernier, elle consiste à déterminer les lignes corporelles de celui-ci, sa manière de se tenir dans l’espace, ses mouvements, ses gestes et ses attitudes. Ainsi, elle fonctionne comme un arrière-plan nécessaire sur lequel les émotions, les sentiments et les passions du personnage peuvent se reposer, se réaliser et se développer.

Finalement nous pouvons en déduire que l’incarnation corporelle n’a pas de rapport avec agir et réagir le senti et le ressenti du personnage. En revanche, il s’agit de l’état et de la forme du corps de ce personnage qui VA agir et réagir, sentir et ressentir. Il ne s’agit pas non plus d’une façon d’exposer les sentiments et les émotions, mais d’un support corporel qui va les exprimer.

Comme une sorte de moule qui va être animée par le jeu de l’acteur, l’incarnation corporelle est une étape primaire, mais nécessaire de l’interprétation d’un personnage.

Bibliographie :

-BROHM Jean-Marie, Corps et politique, Paris, Éditions universitaires, 1975, p. 50. – HABERT Stéphane et RENAULT Emmanuel, « Une analyse marxiste des corps ? », Presses Universitaires de France/ Actuel Marx n° 41, 200, p. 14 à 27.-LACHAUD Jean-Marc et LAHUERTA Claire, « De la dimension critique du corps en actes dans l’art contemporain », Presses Universitaires de France/ Actuel Marx n° 41, 200, p. 84-98. -LE RETON David, La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), « Qui sais-je », 2018. -MAUSS, Marcel, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 1936. -STANISLAVSKI, Constantin., Ma vie dans l’art, Lausanne, L’âge d’homme, 1980.


[1] Voir HABERT Stéphane et RENAULT Emmanuel, « Une analyse marxiste des corps ? », Presses Universitaires de France/ Actuel Marx n° 41, 200, p. 14 à 27. [2] BROHM Jean-Marie, Corps et politique, Paris, Éditions universitaires, 1975, p. 50. [3] La classe aisée, religieuse et traditionnelle qu’on appelle la classe Bazari [4] Le personnage Pari change au fil de la recherche de son fils. À partir de presque la moitié du film, son côté femme-religieuse perd son importance même sur dans son apparence.  [5] STANISLAVSKI, Constantine S., Ma vie dans l’art, Lausanne, L’âge d’homme, 1980, p. 43. [6] Le mode de vie industrielle a bien changé la culture iranienne. Ce qui veut dire que tous les ingrédients des plats et même les plats sont vendus déjà préparés en boite ou surgelés.  [7] Dans la société iranienne, surtout dans sa forme traditionnelle, la division sexiste du travail, femme à la maison, l’homme à l’extérieur, était très solide. Aujourd’hui, cette division existe encore mais elle est déstabilisée. [8] On voit clairement cette façon d’accueillir des invités au moment du nouvel an iranien où selon la tradition les Iraniens servent le thé, les fruits, les fruits secs et les gâteaux. Dans la Figure 5, on voit ce geste corporel. [9] J’ai imaginé le temps de la jeunesse du personnage pour avoir une version plus traditionnelle de ce mode de vie. [10] J’ai essayé de recréer la façon dont les femmes iraniennes (bien évidemment de la classe religieuse) se baladaient en tchador dans les bazars pour faire leurs courses avec un panier rouge en plastique à la main. Cette pratique avait comme objectif de maîtriser mieux le tchador et de familiariser l’actrice avec des gestes comme le tenir avec une main ou les dents. Nous voyons l’effet de cet exercice dans la séquence de l’aéroport ou les autres séquences où l’actrice réussit très bien à contrôler son tchador. [11] « Les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps ». MAUSS, Marcel, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 1936, p. 1. [12] Il semble qu’il insiste davantage sur l’importance de la dimension éducative (ou imitative) dans la construction des mouvements du corps.[13] Un exemple plus clair peut mettre en évidence cet héritage sur le plan de la physionomie de l’homme. Inutile de dire que celle-ci a beaucoup changé au cours des différentes époques. La ligne corporelle de l’homme plutôt en courbes et en forme d’arcade, sa posture penchée ou semi accroupie est devenue, par l’exigence vitale et le style différent de vie, plutôt droite et verticale. [14] HABERT Stéphane et RENAULT Emmanuel, op.cit. p. 18.

Auteur/autrice : Rezvan ZANDIEH

Docteure en Études théâtrales et chargée de cours à l’université de Sorbonne Nouvelle, Paris III (IRET), Rezvan Zandieh aborde, dans ses recherches, la question -esthétique, philosophique et socio-politique- du corps humain. Elle s'intéresse particulièrement au croisement de la scène et du genre ainsi qu'au théâtre et à la performance politique. Parallèlement à ses recherches, Rezvan poursuit ses pratiques artistiques en tant qu’actrice et vidéo- artiste.

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