La ville de São Paulo, le théâtre et le Fomento

São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes
São Paulo através do espelho, intervention et performance urbaine, Coletivo Teatro Dodecafônico, São Paulo : Avenida Paulista, 2012. Photo : Cacá Bernardes

Depuis 2002, la scène théâtrale paulista a été bouleversée par un phénomène politico-culturel inédit au Brésil : le Programa de Fomento ao teatro para a cidade de São Paulo (Programme de promotion du théâtre pour la ville de São Paulo) a encouragé l’émergence de nouvelles modalités de rapports entre le théâtre et la ville. Il s’agit là de l’instauration d’une politique publique portée par une mobilisation sans précédent du milieu théâtral et qui a permis des innovations dans la manière de faire du théâtre (le teatro de grupo) ainsi qu’une décentralisation géographique unique et une autre manière d’appréhender la ville et l’espace urbain[1]. Je présenterai ici brièvement le Fomento, en précisant le contexte de son élaboration et de sa mise en œuvre, et en évoquant les principaux apports de ce programme, ainsi que ses limites et les menaces qui pèsent sur lui – notamment  avec « l’anti-projet » national qui mis en œuvre par le gouvernement brésilien actuel, étayé par une croisade contre les institutions, dont celles relatives à la culture et aux arts.

Le Fomento et le “teatro de grupo”

Le théâtre brésilien a été modernisé dans les années 1940, influencé par le mode de production, l’esthétique et le répertoire européens. L’agent principal de cette transformation a été le modèle de la compagnie de théâtre : une entreprise créée et dirigée par un producteur, chargé de choisir le répertoire (suivant le goût du public et les recettes potentielles) et d’embaucher les équipes artistiques et techniques. Si l’arrivée d’une nouvelle génération d’artistes dans la décennie suivante contribuera à la nationalisation du répertoire, le mode de production restera inchangé (MILARÉ, 2016 ; DESGRANGES, 2014).

La dictature militaire (1964-1985) a été une période traumatisante, marquée par la censure, l’emprisonnement, la torture, la mort et l’exil d’artistes, d’intellectuels et de journalistes. La peur s’est répandue et les manifestations publiques collectives ont été interdites. La télé-dramaturgie nationale a été renforcée et le succès télévisuel des comédiens a attiré le public et les sponsors dans les salles. En dehors de ce circuit, le théâtre a survécu grâce aux compagnies amateurs, dans des conditions précaires (STREVA, 2014).

La fin de la dictature permet aux artistes de se regrouper à nouveau et le teatro de grupo – « le théâtre de groupe » –  sera, selon le philosophe Paulo Arantes (2007), « le fait culturel le plus pertinent » de ces années. C’est dans ce contexte qu’à la fin des années 1990, un regroupement d’artistes de théâtre paulista organise le premier front théâtral depuis près de trois décennies[2], le Movimento Arte Contra a Barbárie (Art contre la barbarie). Le premier manifeste du groupe définit la barbarie comme le résultat de la marchandisation exacerbée de la vie ; il différencie l’art et le divertissement et entend faire avancer les débats sur la fonction sociale du théâtre et le rôle de l’État par rapport aux arts. Pendant le gouvernement ultra-néolibéral de Fernando Collor (1989-1990), les institutions et les programmes étatiques de soutien à la culture ont été supprimés et le mécénat par exonération fiscale est devenu le seul moyen de financement des arts, ce mécanisme dissimulant de fait un transfert de ressources de type public–privé donnant aux entreprises le pouvoir de décider de l’application du montant imposable et de faire (indirectement) de la publicité avec des ressources publiques (COSTA, 2007 ; MOREIRA, 2012 ; KINAS, 2010).

À partir de discussions collectives qui se sont déroulées pendant quelques années, les membres de ce Mouvement ont rédigé un projet de loi, le Programa de Fomento ao teatro para a cidade de São Paulo, qui sera voté par la municipalité à l’unanimité en 2002. Les innovations du programme sont nombreuses : tout d’abord, c’est la première fois dans le pays qu’une politique publique est basée sur une idée de la culture au-delà du simple droit d’accès aux savoirs et aux biens culturels[3] (OLIVEIRA et MACIEL, 2017). Le programme s’adresse à des structures pérennes dédiées à la recherche et à la création théâtrale, le teatro de grupo de groupe. Le grupo teatral est un collectif uni par un projet artistique commun, dont les membres sont rémunérés par projet et ont souvent aussi des fonctions d’administration, de diffusion et de production. La prise de décision est partagée, ce qui remet en cause la hiérarchie de l’entreprise et le travail aliéné ; même si le metteur en scène a le dernier mot pendant la création (à l’exception des processus collectifs où même la mise en scène est partagée), les décisions structurelles liées à la troupe – y compris le répertoire – sont collectives.

Le Fomento donne la priorité aux processus de recherche continue et aux actions socialement ancrées plutôt qu’aux spectacles et événements ponctuels — c’est-à-dire à des projets qui ne sont pas adaptés à une logique de soutien économique et financier reposant sur la loi du marché. Il n’y a pas de modèle de projet préétabli ; au contraire, les troupes sont libres de les concevoir, en termes artistiques (la recherche et la création de spectacles) mais également sociaux (des stratégies pour aborder et établir un dialogue avec la population), pour autant que les projets respectent le cadre budgétaire établi pour chaque édition et soient réalisées dans un délai maximum de deux ans (PUPPO, 2012a). Pour garantir l’équité dans l’évaluation et la sélection des projets, le principe de commissions mixtes de sélection – renouvelées à chaque édition – a été choisi. Ces commissions sont composées de trois membres désignés par la société civile et de quatre membres choisis par le secrétaire à la Culture de la ville (KINAS, 2010). Bien que la municipalité dispose de la majorité des sièges, la présence de membres de la société civile garantit la transparence des choix.

Un bilan

Jusqu’en 2020, la municipalité a soutenu, par le biais du Fomento, 518  projets (réalisés par 162 groupes), aux répercussions multiples et représentant un phénomène unique dans l’histoire du théâtre brésilien.  Pendant  près de vingt ans, l’évaluation du programme a traversé des moments d’enthousiasme fluctuant qui peuvent être résumés par les termes suivants : enchantement, limites, différends et menaces. Cette terminologie représente un outil analytique plutôt qu’une périodisation, mais peut correspondre à une certaine évolution chronologique (à quelques exceptions près)[4].

L’optimisme est le sentiment qui caractérise la première décennie. La satisfaction prédomine devant les réalisations qu’il a permises, en termes aussi bien qualitatifs que quantitatifs : en nombre de spectacles et d’événements qui y sont liés, de nouveaux grupos stables, d’implantation de ceux-ci et de publications consacrées aux arts de la scène (KINAS, 2010, p.7). La stabilité sans précédent permise par l’avènement du Fomento a favorisé le fait que les artistes puissent se consacrer professionnellement à l’activité théâtrale (COSTA, 2008) et aux groupes auxquels ils participent. Le teatro de grupo paulista a donc pu faire émerger des possibilités artistiques, sociales et politiques uniques, dotées d’une puissance d’invention et d’une force critique, cohérentes avec la réalité locale et plus proches de ses territoires et communautés (SANTOS, 2012) et, ainsi, se différencier des manières de faire du théâtre commercial.

Le soutien financier a permis d’investir dans des dispositifs scéniques et médiatiques que l’on peut qualifier (pour reprendre l’expression forgée par Maryvonne Saison [1998]) comme participant des « théâtres du réel ». Selon Sílvia Fernandes, ces dispositifs ont favorisé une autre manière d’appréhender  la ville et l’espace urbain en mettant notamment l’accent sur les « situations à la frontière entre le théâtre et la ville », dans lesquelles la ville n’est pas seulement un décor, mais devient une matière première et un catalyseur de créations (FERNANDES, 2010, p.85). La troupe OPOVOEMPÉ, par exemple, a créé des récits itinérants qui ont conduit le public à se promener dans la ville guidé par l’écoute individuelle de lecteurs MP3. Autre exemple,la Cia. Auto Retrato a fait une création – Origem e Destino (Origine et destin) – qui se déroule dans un bus, sur le trajet de sa ligne habituelle. La Trupe Sinha Zózima, quant à elle, a acheté un bus et en a fait sa scène principale, qu’elle soit fixe ou itinérante.

L’enthousiasme du début des années 2000 pour les spectacles réalisés dans des espaces alternatifs (spectacles site specific ou immersifs) laisse place à une « dramaturgie de la ville et des ses espaces » (pour reprendre l’expression forgée par André Carreira (2008), structurée à partir de la géographie physique et humaine de la ville (PUPO, 2014,  p.46). L’une des conséquences de ces pratiques est de créer une autre relation avec les publics (FERNANDES, 2010). Un témoignage de la comédienne Patricia Galliford, membre de la Cia. São Jorge, peut illustrer comment cette zone frontalière a été un déclencheur pour la création de leur spectacle Barafonda :

 « Nous faisions un spectacle de rue, ce qui nous a fait quitter [le siège du groupe dans le quartier de Barra Funda, au centre de São Paulo] pour répéter sur les places environnantes (…) ; nous y sommes allés comme une caravane, prenant des décors, des costumes, des instruments. (…) Ce que cette procession a généré a été très curieux et stimulant (…) : les gens nous ont vus passer et nous ont demandé « Qui êtes-vous? Qu’est-ce que c’est ? » (…) Une relation quotidienne s’est établie (…). Ce qui était auparavant un groupe théâtral anonyme devient une chose vivante, riche, dans la relation à nos voisins. Notre prochain projet Barafonda est né de ce récit (…) : c’est un spectacle qui traverse le quartier, [un parcours] de deux kilomètres pendant quatre heures. Ce n’était pas une prémisse posée depuis le début, cela se construisait, les relations nous intéressaient. Le barbier venait vers nous, le boucher était super ouvert quand on répétait, et parallèlement à ça  [il y avait]  l’histoire du quartier. Comment intégrer cela dans la dramaturgie ? »[5]

Une autre conséquence salutaire a été une décentralisation géographique[6] unique des manifestations théâtrales dans São Paulo. (DESGRANGES et LEPIQUE, 2012 ; MILARÉ, 2016 ; NÉSPOLI, 2011 ; PUPO, 2014 ; TENDLAU, 2012). Traditionnellement, le théâtre professionnel n’atteint les banlieues que lorsque des compagnies basées dans le centre y diffusent leurs pièces. A la suite du Fomento, on a vu la naissance et le renforcement de grupos basés dans les franges urbaines, qui produisent du «théâtre  en/de banlieue » par choix, parmi lesquelles on pourrait citer, entre autres, Capulanas Cia. de Arte Negra (basée au Jardim São Luís), la  Cia. Humbalada (Grajaú), le Grupo Pandora de Teatro (Perus), Pombas Urbanas (Cidade Tiradentes), Dolores Boca Aberta (Jardim Triana)… Comme le déclare Bruno César[7], comédien de la Cia. Humbaladas, être « socialement, politiquement et géographiquement à la périphérie » a déterminé les choix esthétiques et poétiques du groupe (GOMES et MELLO, 2014, p. 68).

Un autre élément transformateur de la géographie de la ville et de la dynamique des grupos est la prolifération des lieux où ceux-ci s’installent : ils émergent comme des espaces conviviaux, permettant d’accueillir la formation quotidienne des comédiens et les activités de recherche, en plus de centraliser l’administration, la production et le stockage des décors dans un même espace. D’autre part, de la même manière que ce qu’illustrait le témoignage de Patricia Galliford présenté plus haut, la présence quotidienne dans ces lieux a permis que se tissent des relations de voisinage, de cultiver des liens sans précédent avec le territoire (BRAGA et MARQUES, 2017) et avec la population (y compris en tant que public).

Dans de nombreux cas, la relation des groupes avec l’espace a été si forte et organique que l’architecture et son emplacement dans la ville ont été les déclencheurs de nouveaux dispositifs scéniques. Le Grupo XIX de Teatro, par exemple,  est basé depuis 2004 dans un hangar à Vila Operária Maria Zélia, un village ouvrier (classé au Patrimoine Historique) achevé en 1917, dont l’histoire et l’architecture ont inspiré la création de Hygiene (Hygiène, 2005). Les ruelles et les façades de cet ensemble architectural oublié ont été les moteurs de la dramaturgie du spectacle qui aborde la situation des immeubles et de la population pauvre soumise à des règles d’hygiène strictes au début du XIXe siècle.

Après les premières éditions du programme, Maria Lúcia Pupo (2012a) constatera que de nombreux groupes ont osé réinventer le champ d’application des contreparties obligatoires, créant des propositions originales et organiques, renouvelant le travail théâtral par le biais d’ « une action à la fois artistique et sociale ». Dans certains cas, quelques compagnies (comme Engenho Teatral, l’Associação Paidéia et Pombas Urbanas, entre autres) ont choisi de se concentrer non seulement sur la création, mais aussi sur la médiation, en mettant l’accent sur le public scolaire. Il convient de noter que, du fait que ces compagnies sont implantées dans des régions dépourvues d’installations culturelles et qu’elles promeuvent un si large éventail d’activités de formation, de diffusion et de réflexion critique, leurs sièges deviennent, dans la pratique, des centres culturels.

Dans d’autres cas, elles se sont éloignées du simple enseignement et du modèle traditionnel des contreparties parallèles au processus créatif (comme, par exemple, des ateliers d’introduction au langage théâtral) et ont structuré leurs projets autour d’actions artistiques envisagées comme des « aventures partagées » avec le public et qui sont devenues des déclencheurs centraux du processus créatif (PUPO, 2012b). On peut par exemple évoquer le cas de la Companhia Teatro Documentário et de son projet COMO SE PODE BROTAR POESIA NA CASA DA GENTE (COMMENT FAIRE POUSSER LA POESIE CHEZ NOUS ; décrit en détail par Pupo [2012a]) : la création a commencé dans quatre lieux de la ville de São Paulo, aux sièges des compagnies de théâtre partenaires, où les membres de la Cia.Documentárioont proposé des ateliers à la population des quartiers pour collecter des récits de vie. Les récits ainsi recueillis ont donné lieu à des interventions scéniques menées dans les maisons de leurs auteurs, ainsi devenus les destinataires de leur témoignage original. Ensuite, la compagnie a loué une maison dans le centre-ville où elle a présenté un spectacle, ouvert au grand public, élaboré à partir du matériau collecté dans les ateliers.

Faiblesses, limites et menaces

Bien qu’il s’agisse d’une avancée unique, le Fomento a manifesté des limites, certaines relatives à sa portée et d’autres structurelles. Fernando Kinas (2010), directeur de la Cia Kiwi et fondateur de Arte contra a Barbárie,soulignait déjà en 2010 une faiblesse dont on percevra la pertinence quelques années plus tard : la population ignore les actions du programme, ce qui pourrait le délégitimer face à l’opinion publique et, par conséquent, menace sa continuité.

Flávio Degranges souligne, quant à lui, que les actions du programme n’ont pas été « suffisantes pour diffuser, jusque-là, l’habitude de la culture théâtrale à São Paulo »  (DEGRANGES, 2014,  p 36). Cette remarque mérite attention : un seul instrument de politique publique ne peut pas tout. Lors de sa mise en œuvre, le Fomento participait d’une triade de programmes municipaux interdépendants liés aux différentes étapes de la création théâtrale, composés du Vocacional (programme dédié à stimuler la pratique et l’émergence de collectifs théâtraux non professionnels, en particulier dans les banlieues), du Difusão de Público (la branche chargée des actions de diffusion et de médiation) et du Fomento lui-même. En 2005, le Difusão de Público  a disparu et de nombreux projets primés par le Fomento ont commencé – soit par vocation, soit pour combler le vide – à essayer de le remplacer. De là découle un défi structurel : les grupos sont devenus de véritables acteurs de la politique publique, en proposant des projets qui englobent toutes les étapes de la création théâtrale – la recherche, la création, la diffusion, la formation et la médiation. Une telle situation ne fait pas exception dans le vide des politiques publiques au Brésil, visible également dans de nombreux autres domaines. Ce désert de gouvernance finit par pousser de petites initiatives associatives à assumer un rôle politique central, éteignant des incendies conjoncturels mais sans parvenir à une résolution structurelle (RIZEK, 2013). C’est le cas des grupos de théâtre, financés par des « appels à projets de courte durée » (comme le Fomento) qui sont manifestement insuffisants et inadéquats.

D’autre part, le succès du Fomento a favorisé la vulgarisation du modèle de l’appel d’offres comme principal instrument de subventionnement de la culture, dont les conséquences sont perverses (OLIVEIRA et MACIEL, 2017). Soumises à cette logique, les troupes deviennent concurrentes et privilégient leurs nécessités et désirs individuels, et conséquemment les mouvements collectifs auxquels elles pouvaient participer (comme « Arte contra a Barbárie ») se démobilisent (COSTA et CARVALHO, 2008, p. 45). La logique de la concurrence individuelle entraîne également le « piège du consentement et du démantèlement de la critique », le risque d’abandonner sa propre recherche au profit de projets (que l’on croit être) plus adaptés aux goûts des comités de sélection et ayant donc plus d’opportunités d’être choisis (BRAGA et MARQUES, 2017, p. 69).

De plus, le modèle du concours et l’association par projet ont également fonctionné comme un laboratoire du travail précaire. Le « travailleur-artiste » devient un entrepreneur, payé au projet, assumant individuellement tous les risques de la pratique professionnelle. Compte tenu du déclin des politiques sociales et des garanties de droits universels, le travail artistique, discontinu – intermittent – et précaire a été un laboratoire utile pour « l’effondrement de la société ouvrière » (BRAGA et MARQUES, 2017).

Aux réflexions structurelles s’ajoutent des disputes internes au milieu théâtral, entre ceux qui ont déjà bénéficié des ressources de l’appel d’offres et ceux à qui elles n’ont jamais été attribuées, même après d’innombrables tentatives (SANTOS, 2008). Alors que ceux qui en ont été exclus réclament une discussion sur les paramètres de la loi (la « recherche continue », les « grupos stables » et la distinction entre « processus et représentations»), ceux qui en ont bénéficié demandent une expansion des ressources et la création de nouvelles catégories pour l’attribution : une pour les « nouvelles compagnies » (celles qui ont jusqu’à dix ans d’activité) et une autre pour les « compagnies établies ». Cette distinction, soutiennent-ils, permettrait d’éviter une concurrence déloyale, tout en garantissant la continuité du travail des troupes pérennes (celles qui comptent vingt, trente ou quarante ans d’histoire), ainsi que l’émergence de nouveaux grupos.

Cependant, des menaces plus profondes ont pris forme ces dernières années. Au moment du coup d’État qui a renversé la présidente Dilma Rousseff (2015-2016), le monde artistique – historiquement aligné à gauche – a été élevé au rang d’ennemi intérieur, et la culture a été marginalisée, ignorée en tant que dimension fondamentale de l’identité nationale ou même en tant que droit fondamental, pour redevenir synonyme de divertissement. Après le coup d’État de 2016, le président Michel Temer a tenté de supprimer le ministère de la Culture (MinC), mais en a été empêché par une mobilisation nationale du milieu artistique. Une fois élu, en 2019, Jair Bolsonaro arrivera finalement à l’élimination du MinC[8].

Au niveau municipal, en 2017 le conservateur ultra-néolibéral João Dória est devenu maire de São Paulo et a déclaré la guerre aux arts non marchands et aux programmes de subventions publiques. Mi-2018, le secrétaire à la Culture de la municipalité de São Paulo a imposé une série de manœuvres pour tenter de défigurer le Fomento, poussant les artistes à recourir à la justice pour préserver sa portée d’origine. Des litiges juridiques ont paralysé le Fomento pendant environ un an, jusqu’à la mi-2019. L’une des conséquences de la fragilité latente du secteur culturel et des coupes budgétaires a été la fermeture de nombreux lieux de compagnies – un phénomène qui a été fortement aggravé par la pandémie, et qui va certainement tristement changer la géographie de la ville.

 Le programme a survécu ; cependant, face à un projet national visant à anéantir non seulement la culture, mais aussi toutes les institutions établies, sa vulnérabilité est évidente.

Mariana Vaz de Camargo est metteuse en scène et performeuse, doctorante en Arts du spectacle à l’université Paris Nanterre.


[1] São Paulo est la ville la plus peuplée et le centre économique et financier du Brésil. Près de
80 kilomètres séparent le nord et le sud de la métropole, qui compte 12 300 000 habitants.

[2] C’est-à-dire depuis le début de la dictature militaire.

[3] Bien que l’UNESCO ait reformulé sa conception de la culture en 1982, en abandonnant l’idée du « droit d’accéder à des connaissances spécialisées » pour l’élargir à « un ensemble d’aspects distincts, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social », au Brésil la culture ne sera vue plus largement qu’avec l’arrivée de Gilberto Gil au ministère de la Culture, en 2003 (et pour une courte période — une dizaine d’années).

[4] À titre d’exemple,  le philosophe Paulo Arantes, contributeur actif au mouvement Arte Contra a Barbárie, émet de fortes réserves relatives à la menace de dépendance des troupes à l’égard des fonds publics. Son argumentation est développée dans un article de 2012, mais il l’avait déjà formulée dans des discours publics avant 2010.

[5] Entre 2013 et 2015, la municipalité a organisé une série de rencontres sur la formation, la création et la production théâtrale dans la ville de São Paulo. Patricia Galliford a participé à la rencontre « La ville en scène : dramaturgie, esthétique et mise en scène », coordonnée par Maria Lúcia Pupo, transcrite et publiée dans GOMES et MELLO, 2016, d’où est tirée cette citation (p. 45 ; je traduis).

[6] Bien que datant de 2014, la carte publiée dans GOMES et MELLO (2014, p. 117) illustre bien la diffusion des initiatives à travers la ville.

[7] Propos tirés de la rencontre « Théâtre et Territoire », coordonnée par Sebastião Milaré, transcrite et publiée dans GOMES et MELLO, 2016.

[8] Bolsonaro a transformé le MinC en un secrétariat spécial d’abord subordonné au Ministère de la Citoyenneté, puis rattaché au Ministère du Tourisme.


Références

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