Le théâtre par temps de guerre et d’élections

La dame de la mer d'Ibsen, m-e-s d'Andry Zholdak, artiste ukrainien au Théâtre National de Craiova (Roumanie)
La dame de la mer d'Ibsen, m-e-s d'Andry Zholdak, artiste ukrainien au Théâtre National de Craiova (Roumanie)

Le théâtre est assimilé à un lieu et à une activité incertaine où le faux et le vrai s’enlacent et se disputent. Ce déchirement qui lui est propre se trouve être aussi à la source de l’amour et du désamour dont le théâtre éprouve le conflit. Déchirement qui intervient davantage encore lorsque le théâtre se trouve impliqué dans la vie, surtout dans des situations extrêmes qui, grâce à lui, se colorent d’une dimension excessive, marquée par l’impact d’un lieu ou d’une action étrangère au spectacle. Rien de pire que le théâtre en dehors du théâtre.
Un témoignage récent a surenchéri sur cette conviction qui m’accompagne depuis des années. Nous savions que bon nombre de civils ukrainiens s’étaient réfugiés dans le théâtre de Marioupol entièrement converti en abri pour ces démunis. Une metteuse en scène ukrainienne, Lioudmyla Kolosovitch, apporte un supplément d’informations (Le Monde daté du 11 avril) en racontant qu’en raison du froid qui régnait dans la grande salle, on avait ouvert la réserve des costumes afin de s’en servir pour se protéger de la rigueur météorologique. Quand le théâtre fut bombardé, bon nombre des victimes étaient couvertes d’habits de scène et cela donnait une dimension encore plus tragique au carnage. Parce que, dans un certain sens, le théâtre lui accordait une dimension grotesque inattendue…, de pauvres habitants ukrainiens travestis par des costumes de fortune sont tombés sous les bombes assassines.


Cela m’a renvoyé à un autre événement récent accompli aussi sous l’emprise du pouvoir extrême du Kremlin. À Moscou une bande de terroristes tchétchènes ont pris en otage le public d’un spectacle de théâtre tenu en haleine toute une nuit jusqu’à l’aube, lorsque les policiers russes furent lâchés et, sans précaution ni réserve, ont pris d’assaut la salle en tuant indistinctement spectateurs et agresseurs. Les fauteuils rouges étaient tachés par le sang des victimes amoncelées les unes au-dessus des autres. Et à Paris, au Bataclan n’a-t-on pas assisté à un même drame rendu insupportable par la conversion en mort violente du plaisir au nom duquel ces êtres s’étaient réunis dans des lieux voués à l’art ou au divertissement ! Lieux souillés et rendus contraires à leur vocation première.

Et d’ailleurs l’assassinat de Lincoln n’est-il pas resté mythologique parce que accompli dans une loge de théâtre ? Il me rappelle aussi que, par des temps anciens, le père d’Alexandre le Grand, Philippe II, fut poignardé lorsque, sans garde de protection, il s’avançait seul vers l’arène des spectacles ? Meurtres apparentés, bien réels dans des lieux placés sous le sceau de l’imaginaire et du faux.

BEAUTY AMID TERROR


Le théâtre, le recours au théâtre, au contraire, fournit une dimension dérisoire aux héros publics lorsqu’ils s’en emparent pour des raisons rhétoriques. Un exemple récent l’a confirmé avec éclat. Nous connaissions la candidate du parti des Républicains, Valérie Pécresse avec constamment un sourire esquissé sur les lèvres. Une sorte de gentillesse érigée en emblème identitaire. Et grande fut la surprise lorsqu’elle est apparue, sous un autre jour, dans son premier meeting dans la grande salle du Zénith devant une assemblée acquise qu’elle haranguait bras écartés et voix caverneuse. Méconnaissable, Valérie Pécresse se présentait en guerrière sous l’influence d’un coach-comédien qui lui avait imparti un rôle inapproprié : actrice mal distribuée. Le théâtre, trop visible, l’a desservie gravement et sa prestation fut un échec en raison de cette identité d’emprunt, de ce changement occasionnel qui révélait une comédienne d’occasion en manque de vocation. Le théâtre nuit… de même qu’il y a cinq ans déjà, lorsque Ségolène Royal surgissait au début de sa campagne présidentielle en arborant une coiffure désinvolte et une tenue inhabituelle : elle aussi sous l’emprise d’un théâtre censé accroître l’impact de son intervention. On rejette le théâtre lorsqu’il injecte une dose de travestissement flagrant au nom du désir de l’emporter sur les plateaux de la politique. Le faux l’emporte alors et le public ne se trompe pas en rejetant l’orateur qui s’empare de ses atours.
La pratique a des précurseurs. Hitler fait appel à un acteur de troisième catégorie pour déployer ses ressources démagogiques dans la pièce de Brecht l’Ascension d’Arturo Ui. Et il en est de même dans le Dictateur de Chaplin. Jacques Chirac se serait fait diriger par un acteur…

Le théâtre, quand il s’immisce dans l’histoire ou dans la politique, exacerbe aussi bien la tragédie que la comédie. Et l’une comme l’autre en portent ses marques que l’on exècre autant que l’on déplore.

                                

PS. Je ne l’ai pas fait ici car pratique trop lointaine mais ce serait dommage de ne pas évoquer la présence de Sarah Bernhardt ou Edouard De Max auprès des soldats de la Première Guerre Mondiale… L’acteur apporte une dose d’irréel au cœur du réel ravagé par la souffrance et la mort. Consolation passagère. Plus tard, théâtre ayant perdu son pouvoir mythologique, ce sont des actrices, cette fois-ci de cinéma, qui se sont livrées des prestations similaires devant des soldats exaltés par leur venue. Des bienfaits du théâtre ou du cinéma pendant la guerre.

Auteur/autrice : Georges Banu

Essayiste, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (co-directeur de publication de 1998 à 2015).

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