L’engagement théâtral

  • Dorcy Rugamba, Werewere Liking, Ayayi Togoata Apedo-Amah –

Trois auteurs de théâtre -par ailleurs romanciers- débattaient dans le cadre du Salon africain du livre de Genève, le 9 mars 2024. Le Belgo-rwandais Dorcy Rugamba, la Camerounaise Werewere Liking et le Togolais Ayayi Togoata Apedo-Amah plaident avec ferveur pour le théâtre. Et nous racontent pourquoi il est pour eux nécessité. 

Ce sont trois auteurs éclectiques, dont les écritures théâtrales présentent de nombreuses correspondances. Werewere Linking, grande prêtresse de Kiyy Mbock, le village qu’elle a créé, en Côte d’Ivoire en 1985, et où elle a formé des centaines d’artistes, est également peintre, poétesse, metteuse en scène et romancière. En outre, l’inventrice du « parler-chanter », dont le théâtre s’inspire aussi bien de mythes occidentaux (Médée, Orphée, etc.) que de mythes africains (Sogolon Kondé), est également l’une des pionnières du théâtre rituel contemporain, qui s’appuie sur l’improvisation et les rites sacrés. Son théâtre, puissamment féministe dénonce les silences de l’Histoire. Féministe, mythique et engagé le théâtre d’Ayayi Togoata Apedo-Amah l’est également. Un continent à la mer ou Noces sacrilèges de la treizième lune, deux de ses dernières pièces en témoignent. Quant à Dorcy Rugamba, plutôt associé au théâtre documentaire, il est l’un des auteurs de Rwanda 94 mais aussi de Bloody NiggersMarket Place et Gamblers, une trilogie consacrée à l’économie. Des pièces dans lesquelles il est question des ravages du colonialisme, du poids de l’histoire, de l’esclavage, de la guerre, où là aussi, les rôles des femmes sont denses et subversifs. 

Entraves économiques 

Ces auteurs ont également en commun un fort attachement à ce que leurs pièces soient jouées. Pourtant, écrire et faire du théâtre sur le Continent n’est pas sans difficulté. Son économie au Togo est extrêmement précaire, souligne Ayaya Togoata Apedo-Amah. « L’État ne soutient pas ce théâtre. Donc les meilleurs artistes finissent par partir en Suisse, en France, en Belgique, etc. pour essayer de vivre de leur art », déplore-t-il. Pour Werewere Liking, l’équation n’est tenable que grâce à des systèmes parallèles. « Je dis toujours aux jeunes artistes qu’il faut d’abord réunir les conditions pour vivre. Nous sommes obligés de vivre avec ce que nous faisons puisque nous n’avons pas de subventions institutionnelles. Cela nous amène à créer, au jour le jour. On a mis en place des astuces. On fait la popotte, il y a de la bonne cuisine mais on n’a pas le droit de manger avant de voir le spectacle !  ». Dorcy Rugamba souligne de son côté que les subventions peuvent également être pernicieuses pour les auteurs. « On voit de moins en moins de pièces comme Rwanda 94. Les fresques sur les drames collectifs disparaissent au profit des dramuscules, des drames domestiques, par exemple, qui requièrent moins de personnages. Ce sont des aspects économiques qui s’imposent aux auteurs de théâtre. C’est tout à fait dommage. Un auteur ne devrait pas s’auto-censurer. Nous en sommes tous là alors que le théâtre pourrait se faire même dans la rue ! On a besoin de rien pour faire du théâtre », souligne-t-il avec ferveur. 

L’écriture en partage 

Si ce n’est peut-être de mobiliser le grand réservoir des mythes, communs à l’Humanité. Ainsi dans Gamblers, Dorcy Rugamba fustige-t-il l’appât du gain en s’emparant du mythe de Faust à travers le personnage de Hungry qui, au cours d’une scène d’initiation, vend son âme au diable. « On retrouve le pacte avec le diable dans toute la littérature occidentale mais aussi dans les cultures africaines », explique celui qui mobilise le mythe pour éclairer le présent. « Les grandes utopies politiques se sont effondrées et nous nous sommes retrouvés dans la « fin de l’histoire ». Le capitalisme est devenu la nouvelle espérance de l’Humanité », dit-il. 

L’effondrement est aussi au cœur d’Un continent à la dérive d’Ayayi Togoata Apedo-Amah. C’est le choc de voir les migrants périr en mer qui l’a poussé à écrire cette dernière pièce. Son écriture est testimoniale et révoltée : « Les narratifs mensongers manipulent nos citoyens à tous les niveaux pour nous empêcher de tirer des leçons de l’Histoire », le théâtre de ces trois auteurs, très engagé et politique leur permet d’expérimenter d’autres façons d’écrire.  

Grâce à cet « art de l’instant » ils peuvent s’inscrire dans une temporalité différente et une mise en partage précieuse. Ayaya Togoata Apedo-Amah y voit notamment une transformation stimulante de son écriture. « Il faut une écriture et une esthétique rapides pour que le spectateur puisse comprendre immédiatement de quoi il est question. C’est un art qui a besoin de plusieurs créateurs ». Cette dimension collective est au cœur de la démarche théâtrale de Werewere Liking – que l’on a souvent comparée à Ariane Mnouchkine. Elle est également stimulante pour Dorcy Rugamba, attaché au fait que l’écriture théâtrale ne passe pas exclusivement par les mots. Les trois sont conscients de l’humilité que cet art leur demande. « On ne remplit pas des stades. Si on peut se changer grâce au rapport de ceux qui vivent cette expérience, c’est déjà énorme. Nous sommes saturés d’informations de la part des médias traditionnels. Cette masse est aussi un matériau dont on peut s’emparer et le retravailler comme le ferait un potier pour en sortir un texte que l’on met en partage dans un espace public » affirme Dorcy Rugamba. Un constat lucide, exigeant et engagé. 

 CONNAISSONS-NOUS STANISLAVSKI ? 

« Ceux qui ont à enseigner le jeu de l’acteur pour la première fois lisent Stanislavski, car ils craignent de ne rien savoir, mais, plus tard, enseignant à l’école de théâtre, ils ne lisent plus rien et construisent des méthodes à eux qui ne sont que de la bouillie. »[1]

Automne 1923. Stanislavski, qui pilote la tournée internationale du Théâtre d’Art, dicte fébrilement à sa secrétaire les dernières pages de son autobiographie. Il a besoin de dollars pour faire soigner son fils tuberculeux en Suisse et s’est engagé auprès d’un éditeur américain à publier ses souvenirs. Ils paraitront sous le titre My Life in Art au début de l’été 1924.

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Showgirl

On vous recommande de voir ce spectacle de Marlène Saldana et Jonathan Drillet à la Bastille à partir du 26 février 2024.

Vous retrouverez ce texte de Pablo-Antoine Neufmars sur Showgirl dans le N° 150-151 consacré au cabaret 

Pourquoi se lancer dans l’adaptation de Showgirls[1], le film si controversé de Paul Verhoeven ? Ce même film qui a marqué au fer rouge la carrière de Nomi Malone, alias Elizabeth Berkley, à la suite d’une entreprise de démolition massive menée par différents médias. « C’est justement ce qui me touche, c’est son histoire à elle, le destin de cette actrice de 20 ans qui s’est fait massacrer par les critiques », nous confie Marlène Saldana, à l’origine de cette adaptationCes critiques au vitriol inspireront l’écriture de la pièce, notamment pour l’ouverture : la fameuse scène d’audition. La « patte connard » et l’hyperviolence du scénario original sont suivies de très près, jusqu’à les renforcer par des extraits du New York Times de l’époque ; des diatribes à coups de « C’est une méthode dramatique le fait que tes seins jouent mieux que ton visage ? » ou « C’est quoi ces nibards ? Tu t’es fait greffer des pastèques ou quoi ? On bosse dans le spectacle vivant ici, pas dans l’agriculture ».

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Un cabaret de joie et d’amertume

Entretien avec Radhouane El Meddeb

C’est la musique live, de plus en plus présente dans ses créations depuis 2019, qui a donné l’envie à Radhouane El Meddeb de se lancer dans l’élaboration du Cabaret de la rose blanche. « L’accompagnement musical donne au mouvement une autre sensibilité, précise-t-il. J’ai du mal aujourd’hui à m’en passer. Les sons et mélodies nous meuvent. Les corps des musiciens, des chanteurs, sont également essentiels, car c’est le corps du musicien qui “fait” la musique, grâce à une voix, un instrument. C’est tellement chaud et tremblant que je ne peux plus concevoir de la danse aujourd’hui sans les corps des musiciens avec nous sur scène. Cela provoque un état d’enchantement et de ravissement qui m’est de plus en plus essentiel. C’est à la fois plus clair et plus suspendu. »

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Le paysage – notre monde invisible

Entretien avec Krystian Lupa réalisé par écrit à l’été 2023, traduit par Agnieszka Zgieb

CHLOE LARMET et CHRISTOPHE TRIAU  La notion de paysage est au cœur du jeu d’acteur dans votre travail : le « paysage intérieur » de l’acteur, vous le définissez comme une imagination sous forme corporelle, une vision liée au corps en rêve pouvant accueillir la réalité du personnage. Pourquoi ce terme de « paysage » plutôt qu’un autre ? Qu’est-ce qui travaille dans ce mot ? De quels rêves est-il chargé pour vous ?

KRYSTIAN LUPA — Le terme de paysage a émergé dans notre langage d’une façon spontanée, au moment de la création de l’utopie avec l’acteur. Cela aurait pu être un autre mot, mais « paysage » nous a semblé le plus étendu. Il y a, dans sa signification originelle, une dimension subjective. Il n’est pas de paysage sans le regard humain sur le monde environnant, sans le lieu d’où part ce regard. Le monde extérieur devient paysage, pour celui qui vit l’instant réel de sa vie. L’acteur crée cet instant-là et le rend incomparablement plus intérieur, car il ne dispose pas souvent du paysage extérieur du moment qu’il est en train de vivre. Il doit donc le créer en imagination, faire surgir des images, en se disant : « Je vis un instant du monde dans lequel je suis, ici et maintenant ». 

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A propos de l’exposition Cabarets !

Centre national du costume et de la scène / du 9 déc. 2023 au 30 avril 2024

Entretien avec Annabel Poincheval et Delphine Pinasa, réalisé par Sylvie Martin-Lahmani

Publié dans le N° 150-151 d’Alternatives théâtrales : Cabaret, Esthétique du fragment

Sylvie Martin-Lahmani : Delphine, en tant que directrice du Centre national du costume et de la scène, vous organisez régulièrement de grandes expositions sur un thème ou une discipline artistique, actuellement la marionnette[1]. Annabel, vous êtes inspectrice de la création artistique au ministère de la Culture et, entre autres, experte en arts de la marionnette et du cabaret. Vous êtes toutes deux commissaires d’une grande exposition consacrée aux costumes de cabaret et du music-hall, qui ouvrira ses portes aux publics en décembre 2023. Quels en sont les grands axes ?

Delphine Pinasa : L’exposition portant à la fois sur le cabaret et sur le music-hall, les institutions et les costumes de leurs revues seront évidemment présents. Nous avons dû faire des choix et nous nous sommes essentiellement concentrées sur les maisons parisiennes, alors que de nombreux cabarets existent en région. Ces grandes maisons emblématiques perpétuent des métiers d’art et des savoir-faire autour du costume de scène, comme les plumassiers, les bottiers, les brodeurs, les carcassiers…

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Je danse donc j’en doute : récit d’une coopération entre la danse de rue et la pop philosophie pour la création de CRACKz de Bruno Beltrão 

À la fin de l’année 2011, il y a presque dix ans, le chorégraphe Bruno Beltrão, l’un des fondateurs de la compagnie Grupo de Dança de Rua de Niterói, m’a invité à faire partie de l’équipe de création d’un spectacle, encore sans titre à l’époque, qui a abouti à CRACKz – Dança morta (CRACKz – Danse morte) dont la première mondiale eut lieu en mai 2013 au Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles). Ma participation à ce processus de création consistait à être présent toutes les semaines avec les membres de la compagnie pour mettre en parallèle la danse et la philosophie et concentrer les débats sur des questions liées à l’acte créateur, au binôme original-copie et à la relation entre art et technologie. J’avais déjà collaboré de façon ponctuelle avec Bruno et ses danseurs et j’admirais beaucoup son travail. La proposition de Bruno était cette fois-ci plus radicale et j’ai accepté volontiers de relever le défi. Ce texte fait le récit de cette expérience qui a duré environ 18 mois et qui a mis en coopération la danse urbaine de Bruno Beltrão et mon propre projet de recherche autour de la pop philosophie, avec la rue comme paradigme commun et comme horizon d’inspiration.  

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Un Stabat Mater au féminin pluriel 

Du 12 au 28 octobre, le Théâtre des Bouffes du Nord présente une création collective des ensembles La Phenomena et La Tempête mise en scène par Maëlle Dequiedt d’après une œuvre de Domenico Scarlatti, Stabat Mater (composée sans doute entre 1714 et 1719), arrangée par Simon-Pierre Bestion. La dramaturgie, signée par Simon Hatab, convie dans ce spectacle d’1h30, outre le poème latin de Jacopone da Todi, sublime méditation sur la vierge au pied de la croix, moult fois mis en musique depuis le moyen-âge, des fragments de La Vie matérielle de Marguerite Duras (1987), et de Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado (2022). Dix instrumentistes chanteurs, quatre comédiens. Des moyens scénographiques affichant une certaine sobriété (un dispositif en gradin, où les musiciens apparaissent d’abord comme des figures sur un retable, un gros matelas de gymnastique, une gazinière, une grande bâche noire, quelques tabourets et accessoires, une boîte, une bassine, des patates…). Des instruments de musique (et des styles musicaux) de différentes époques – piano, accordéon, basse électrique, flûte traversière, clarinette, bugle et tuba, violoncelle, percussions, scie musicale. Des costumes qui connotent plusieurs époques, de la stylisation picturale au nouveau réalisme, du carnaval de carton aux vêtements de notre temps. 

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Quartett mis en scène par Jacques Vincey : de feintes passions

C’est l’une des grandes créations de l’automne. Jacques Vincey s’empare du Quartett de Heiner Müller avec deux comédiens prodigieux : Hélène Alexandridis et Stanislas Nordey. Une splendeur subversive et pleine de féminin.  

La Merteuil est d’abord une voix. Avant d’apparaître, par transparence derrière un immense rideau gris perlé qui dissimule la scène. « Avez-vous un cœur ? » demande-t-elle à Valmont dans un monologue incisif et cruel. Le rideau se lève et ils surgissent. Elle (si intense et troublante, Hélène Alexandridis) d’abord. Lui ensuite, Stanislas Nordey, dont le jeu, tout en retenue et subtilité montre que cet acteur de génie, bien dirigé, est décidément capable de tout jouer.

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« Blind Runner » d’Amir Rezâ Koohestâni

« Regarder dans les yeux de celui qui regarde son monde s’effondrer » : sur Ivanov d’Amir Rezâ Koohestâni, Téhéran, octobre 2011. 

Mohammadamin Zamani

Nous vous invitons à découvrir Blind Runner au théâtre de la Bastille, avec le Festival d’Automne à Paris, et à lire ou relire deux articles consacrés à Amir Rezâ Koohestâni, dans un N° spécial consacré à la scène persane, vue d’Europe et vue d’Iran.

BLIND RUNNER / Amir Koohestani, photo de Benjamin Krieg
BLIND RUNNER / Amir Koohestani, photo de Benjamin Krieg

Regards croisés proposés par Mohammadamin Zamani (docteur en Arts du spectacle à l’Université Libre de Belgique, ULB) et par Joëlle Chambon (maître de conférences en Études théâtrales à l’Université Montpellier 3), publiés dans Lettres persanes et scènes d’Iran, N° 132, d’Alternatives théâtrales, 2017.

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