Marilyn au pays des merveilles

Le 4 août 2022, ce sera la commémoration des 60 ans du décès de l’actrice Marilyn Monroe. À cette occasion, nous nous sommes intéressés dans cet article à la manière dont son personnage a pu servir pour présenter sur la scène contemporaine iranienne une vision conforme à l’idéologie dominante. Il porte sur un spectacle intitulé Marlon Brando et présenté en 2019 par l’auteur et metteur en scène iranien, surtout connu pour ses rôles sur le petit écran, dénommé Mehran Ranjbar (né en 1982 à Khorramabad, capitale de la province du Lorestan) au Sepand Hall à Téhéran (repris quelque mois plus tard au Iranshahr Théâtre) où Marilyn Monroe est un des personnages principaux. Le spectacle paraît particulièrement pertinent pour réfléchir à la question de la représentation des femmes sur la scène en Iran, où elles sont traitées trop souvent comme des citoyennes de seconde classe et leurs droits bafoués aussi bien dans les domaines public (notamment celui du travail) que privé (comme celui du droit de la famille et la garde des enfants), et sur le rapport étroit et complexe qu’entretient une part considérable de la production scénique avec la doctrine imposée par la classe dirigeante.

Alternatives théâtrales #132 Lettres persanes et scènes d'Iran
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Virginia à la bibliothèque

A l’initiative d’Edith Amsellem, la compagnie ERd’0, créée à Marseille en 2012 a pour projet de faire vivre le théâtre dans des lieux particuliers, en dehors des scènes dédiées aux représentations de spectacle.

Dans l’esprit d’Antoine Vitez pour qui « il faut faire théâtre de tout », elle investit les terrains de sport, les cours de récré, les parcs et jardins publics pour y faire revivre en les adaptant les oeuvres de Choderlos de Laclos, Witold Gombrowicz ou des versions méconnues du Chaperon rouge.

Ce rapport entre espace réel et fiction trouve une très grande pertinence dans le spectacle Virginia à la bibliothèque (1) imaginé par Edith Amsellem et Anne Naudon d’après Un lieu à soi de Virginia Woolf.

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Koltès toujours vivant

Tabataba de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Stanislas Nordey

Stanislas Nordey aime à rappeler son engagement pour un « théâtre élitaire pour tous » cher à Antoine Vitez.

En reprenant, plus de 20 ans après, sa mise en scène de Tabataba qu’il avait créé dans les quartiers de Seine-Saint-Denis alors qu’il dirigeait là-bas le théâtre Gérard Philippe, il permet à de nouveaux publics éloignés des grandes scènes de théâtre de découvrir ou redécouvrir un texte peu joué et méconnu de Bernard -Marie Koltès ; la revue Alternatives théâtrales avait publié Tabataba en février 1990, alors qu’il était inédit, dans le numéro emblématique (1) consacré à Koltès quelques mois après sa disparition prématurée : il avait 41 ans.

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Le théâtre, l’histoire, l’utopie

À propos de L’Île d’or.

Ariane Mnouchkine – Théâtre du Soleil(1)

« Vite, une île ! » Présentée à la Cartoucherie de Vincennes depuis le 3 novembre 2021, la nouvelle création collective du Théâtre du Soleil, sous la direction d’Ariane Mnouchkine, convoque l’île comme thème littéraire et objet de réflexion. L’appel d’Hélène Cixous dans sa note pour le programme signale que l’île y est avant tout conçue comme virtualité d’ordre philosophique et politique. « Vous vous souvenez d’Utopia naturellement. Une île presqu’incroyable… » Utopie : voilà ce qu’incarne avant tout l’île, pour Cixous, Mnouchkine et l’ensemble de la troupe. Mais quelle utopie ? Un espoir, un projet ? Ou peut-être un rêve – c’est du moins ce que peut laisser penser Cornélia, l’héroïne malgré elle d’Une chambre en Inde, qui se trouve cette fois malade du Covid et, de sa chambre d’hôpital, rêve qu’elle est au Japon.

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Le Rêve d’Isolde

Aimer jusqu’à la mort a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Au festival d’Aix-en-Provence, le metteur en scène australien Simon Stone transpose « Tristan und Isolde » en 2020, et met le mythe wagnérien à l’épreuve de notre modernité.

            L’actualisation radicale de l’opéra de Wagner par Simon Stone n’est pas originale en tant que telle. C’est aujourd’hui un véritable exercice de style de demander ce qui serait encore « actuel » dans un opéra, et de répondre en transposant l’action… dans le présent. Simon Stone joue pleinement cette carte, qui a le double avantage de proposer une lecture critique des œuvres du répertoire, tout en proposant de mieux comprendre notre présent à partir d’elles. Mais cela suppose de montrer à quoi tient la singularité du présent, et de dire pourquoi certains mythes ne seraient plus les nôtres. En effet, si l’histoire de Tristan et Isolde est une image de l’insatisfaction du désir, de quel point de vue serait-elle aujourd’hui dépassée ? L’immense intérêt de la mise en scène de Simon Stone ne tient donc pas dans son geste d’actualisation, mais à la manière singulière dont il le fait. En voulant confronter le mythe de l’amour à mort (Liebestod) avec les expériences amoureuses d’aujourd’hui — réelles ou fantasmées — Simon Stone propose une relecture de Wagner profondément ambiguë. Il s’agit bien sûr d’une démystification, réalisant scéniquement la phrase d’Adorno qui voyait dans Tristan une sublimation du vaudeville bourgeois. Mais si Tristan est vraiment un pur fantasme, cela implique pour Simon Stone de limiter sa critique aux ilots privilégiés de nos sociétés où l’adultère n’engage pas — le plus souvent — de risque mortel. Cette restriction du champ est assumée par le metteur en scène, qui formule son diagnostic dans un dispositif astucieux, où la démystification se situe elle-même sur le plan du rêve amoureux : Isolde ne peut que rêver aujourd’hui son aventure avec Tristan, car plus rien ne s’y oppose vraiment, et la tragédie de l’amour impossible n’en est plus une, il n’y a que « relation » ou solitude. Simon Stone cherche à explorer cette contradiction, en suggérant que si le mythe de Tristan n’a plus de sens dans une société comme la nôtre, nous continuons de le fantasmer d’autant plus et le faisons survivre sous d’autres formes, à commencer par celle du cinéma.

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« Innocence » et l’innommable

Créé au Festival d’Aix-en-Provence, le nouvel opéra de Kaija Saariaho, mis en scène par Simon Stone, sonde les ressorts d’une violence qu’on voudrait croire gratuite. C’est aussi une grande œuvre sur le deuil et la survie.

Dès les premières mesures, la musique de Kaija Saariaho frappe par sa densité. La pulsation sourde des cordes dans les graves est comme un autre rideau noir, où les timbres clairs du célesta et des harpes se détachent en arpèges, invitant à l’introspection. Au lever de rideau, la magnifique étrangeté et intimité de cette musique vient rencontrer un espace scénique dont la fonction est toute autre : accrocher et déjouer les regards en quête de transparence. Le metteur en scène Simon Stone a construit un décor tournant, une véritable maison d’architecte (de théâtre), dont les pièces sont des fenêtres ouvertes sur l’intimité des personnages et ménagent des points aveugles au fur et à mesure de la rotation du décor, comme si les nombreuses facettes de l’intrigue et de la musique s’emboitaient dans une logique implacable sans jamais épuiser un fond de cruauté qu’on soupçonne à l’arrière-plan d’une fête de famille, dont le fils (Markus Nykänen) se marie avec une jeune femme rencontrée en Roumanie (Lilan Farahani). Mais la mère (Sandrine Piau) et le beau-père (Tuomas Pursio) délibèrent sur la nécessité de dire la vérité à leur belle fille, en lui parlant d’un absent que personne ne parvient à oublier. La mise en scène emprunte beaucoup aux codes du drame familial et du thriller nordique, mais le suspense ne durera pas. L’absent et sa venue au mariage ne sont pas le véritable enjeu de la pièce. Il s’agit plutôt des différentes personnes qui l’ont connu dix ans plus tôt, et qui chantent chacune dans leur langue maternelle une expérience profondément traumatisante.

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Delphine Peraya, une nouvelle auteure de théâtre

L’arrivée d’une maison d’édition de textes de théâtre en Belgique francophone est trop rare pour ne pas être saluée et encouragée ! C’est au cœur de la pandémie, en 2020, qu’Aurélie Vauthrin-Ledent a fait le pari un peu fou de soutenir la création théâtrale par l’édition en lançant, dans une démarche coopérative, une collection de petits livres de théâtre au format A5 et au prix de 10 euros (!) sous le joli nom de « les oiseaux de nuit ».

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Wajdi Mouawad et sa Mère Courage

Un grand spectacle autobiographique au Théâtre de la Colline — Paris

« Comme Dieu ne pouvait pas tout faire, Il a inventé les mères », dit un proverbe du Proche-Orient. Dans bon nombre de cultures et des situations extrêmes, elles agissent comme Son substitut et, vouées à cette tâche extrême, les mères s’épuisent en efforts, s’érigent en gardiennes de leurs proches, veillent sur eux et s’assument meurtries jusqu’au sacrifice de soi. Elles s’érigent en Dieu, un Dieu laïque, familial et souvent débordé par les épreuves de la vie. Comme Mère Courage de Brecht ou une autre, de la même famille, cette Mère de Wajdi Mouawad. Les deux se trouvent confrontées à la guerre… comment être mère pendant la guerre ? À la même question, réponses similaires. Mères qui se protègent des émotions et livrent un combat sans merci sur fond d’exaspération excessive qui ne peut conduire qu’à la défaite finale, défaite crainte et pourtant inévitable. Mères Courage… Wajdi renonce et à l’article défini de « la mère » et à l’épithète « courage » pour proposer le titre générique de… Mère.

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Loco

d’après le journal d’un fou de Gogol.

Un spectacle de Natacha Belova et Teresita Iacobelli.

Au théâtre avoisinent le grand et le petit. 

En découvrant la remarquable adaptation que Natacha Belova et Teresita Iacobelli ont faite du journal d’un fou  de Gogol (« loco » signifie fou en espagnol) (1), je me suis rappelé l’impressionnant Revizor (l’inspecteur général)  du même Gogol mis en scène par Mathias Langhoff au tournant du siècle que j’avais invité au théâtre National  dans le cadre de Bruxelles 2000, ville européenne de la culture.

Un bondissant Martial di  Fonzo Bo (tiens, un Argentin, pas loin du Chili de Teresita…), mélange de Buster Keaton et de Charlie Chaplin évoluait dans un immense décor en forme de tour de Babel. Langhoff prenait appui sur la fable ( un blanc-bec bien  fringué se fait passer pour l’envoyé du gouvernement et en profite pour s’en mettre plein les poches) pour déployer un comique dur et blessant qui faisait mouche  ; un théâtre de la rage.

Avec Loco, c’est un tout autre Gogol qui est mis à jour  : celui de la tendresse et de la fragilité humaine.

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Gravité, par la compagnie Preljocaj au Festival Vaison-Danses (édition 2021)

Depuis 25 ans, chaque été, le théâtre antique de Vaison-la-Romaine accueille une programmation de danse. Empêché de se tenir l’an dernier, il a, cette année, fêté avec bonheur la reprise de ces spectacles en plein air, placés sous le signe de Maurice Béjart dont on voit les portraits photographiés par Marcel Ismand aux quatre coins de la ville.

Du 10 au 26 juillet des spectacles internationaux de haut vol voulaient marquer cette édition : de la Folia  de Mourad Merzouki mêlant danse hip hop et musique classique aux jongleries contemporaines de Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala en passant par les jeunes danseurs del’EcoleAtelier Rudra Béjart de Lausanne, le fandango et le flamenco revisités de David Coria et David Lagos, le mythe de Don Juan ré-imaginé par le chorégraphe suédois Johan Inger et la compagnie italienne Aterbaletto. Plusieurs de ces spectacles ont dû être reportés ou remplacés, mais le festival a tenu bon !

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