Le théâtre se dérobe au récit des témoins confrontés avec son insaisissable souffle et son irrémédiable disparition. Il ne leur reste que des pincées et des bribes dont ils conservent le souvenir, le transmettent même, sans pouvoir le restituer. Défi de spectateur déchiré entre l’expérience et l’extinction qui suit, enjeu de mémoire et défaite programmée. C’est ce qui distingue les installations – seulement lorsqu’elles se chargent d’un grand impact – car alors nous pouvons raconter la marque déposée sur nous, de même que nous égrenons certains faits particuliers de la vie. Le pouvoir de reconstitution est similaire… ce constat, j’ai pu le faire en assistant à Nachlass, pièces sans personnes du groupe Rimini Protokoll (concepteurs Stefan Kaegi/Dominic Huber). Cette fois-ci, c’est l’expérience éprouvée que, confronté à l’événement, je tente de communiquer sans la frustration que procure un spectacle chargé de détails et émotions particuliers. Je suis seul… et partage ce trouble procuré par un ensemble de paroles et d’objets en absence de tout acteur ou narration. Nous nous retrouvons face à une « construction » modeste qui permet, voire appelle, à la restitution des réactions suscitées.
Le dispositif mis en place se constitue de huit cabines minuscules, chacune ayant, sur la porte d’entrée, l’indication d’un nom. Le nom de quelqu’un qui se prépare pour la disparition et qui dépose un legs pour des héritiers improbables. L’être physique s’est retiré, il ne reste plus qu’une voix, parfois hésitante, parfois en train de s’éteindre… et alors, dans le silence, nous écoutons des fragments de vie ou, même, parfois sans pudeur, nous feuilletons l’amas de vieilles photos dispersées sur une ou des documents classés dans des boîtes, pareilles à des cercueils. C’est le legs d’une personne qui se prépare à disparaître et dont nous entendons les mots espacés et les aveux réservés. Chaque séquence dure quelques minutes, sans précipitation ni lenteur élégiaque: ainsi chacun d’entre nous découvre ces esquisses de biographies en train de toucher à leur terme.
Comme celle d’une jeune fille douée qui portera toute sa vie la nostalgie de ses débuts de musicienne jamais confirmés et qui, une dernière fois, fredonne les accords de la chanson de jadis, pendant qu’une poursuite balaie, comme dans un specatcle de music-hall, le plateau vide, plateau minuscule qui évoque les théâtre d’enfants de jadis.
Ou, et c’est ainsi que l’humour s’insinue, les précautions minutieuses d’un travailleur turc qui prépare son cercueil et le linceul musulman afin que tout soit réglé le moment venu. C’est un homme prudent qui ne sacrifie nul détail…
En quelque sorte, chaque cabine se constitue en foyer d’une micro biographie et, en passant de l’une à l’autre, nous avons le sentiment de feuilleter les pages d’une nouvelle, brève et synthétique! Quand il quitte un de ces endroits privés, le participant se trouve dans la posture d’un visiteur ébranlé, mais prêt à continuer, à visiter d’autres espaces, à écouter d’autres confessions. Et ensuite, il regagne la rue en emportant avec lui ces fragments de vie! Vies des autres qui, un instant, s’immiscent dans la sienne.
La traduction du titre Nachlass veut dire nach (après) et lassen (laisser). Oui, nous avons touché des preuves qui renvoient à des itinéraires et nous avons entendu des mots: voilà le legs « laissé » et dont nous nous sommes chargés lorsque nous avons partagé ces aveux.
Une des personnes pense que, lorsqu’elle disparaîtra, un vent léger va se lever; et il se lève, nous en ressentons la fraîcheur. Quelques heurs plus tard, le même jour, à la fin de cette longue mélopée qu’est La Voix humaine de Cocteau, le metteur en scène Ivo van Hove ouvre la cage où la protagoniste est enfermée et lui permet de s’avancer jusqu’au bord d’une terrasse où un puissant vent vient agiter sa robe avant qu’elle plonge dans l’abyme. Le vent de la mort, écho de deux spectacles qui se placent sous le signe du deuil imminent.
De retour à la maison, j’ai poursuivi la lecture du Dying for ideas de Costica Bradatan qui a pour motif récurrent, obsessif même, la thèse que la philosophie est vouée, comme le disait Montaigne, à « apprendre à mourir ». Et cela de Socrate à Giordano Bruno ou Thomas Morus… cela me semble réducteur, mais le livre a le mérite de rappeler cette séduction souvent éprouvée, de la mort comme ultime défi accompli.
« La mort, toujours la mort » ce sont les derniers mots de Carmen et Bérenger dans Le Roi se meurt clame, à l’opposé des philosophes, la peur de… la mort. Le seul qui s’avoue apaisé est Hamlet qui murmure « mourir, dormir….» constellation des fins assumées!
Nachlass -Pièces sans personnes Kaegi / Huber Concept: Stefan Kaegi / Dominic Huber Text: Stefan Kaegi Scenography: Dominic Huber Video: Bruno Deville Dramaturgy: Katja Hagedorn Creation assistants: Magali Tosato, Déborah Helle (intern) Scenography assistants: Clio Van Aerde, Marine Brosse (intern) Technical conception and construction: Théâtre de Vidy, Lausanne Production: Théâtre de Vidy, Lausanne À voir encore à la MC93 Bobigny (Paris) jusqu'au 17.11.2018.
La Voix Humaine, texte Jean Cocteau, mise en scène Ivo Van Hove, avec Halina Reijn. Du 05 au 09 nov. 2018 au Théâtre de la Ville (Paris).