Inne Goris

Entretien réalisé par Marieke Baele

Huis.(c) Koen Broos.

Pendant la dernière année de ses études en psychologie sociale, Inne Goris a cherché une place de stage. Sur les conseils de son père (« Ce n’est pas si compliqué : tu aimes le théâtre et tu aimes travailler avec les enfants. »), elle s’est retrouvée au Bronks, théâtre pour jeune public à Bruxelles. L’envie de monter elle-même des spectacles ne lui est venue que lorsqu’elle a commencé une formation à l’Académie de théâtre de Maastricht. Dans son travail, Inne Goris est à la recherche des vestiges d’un vaste ensemble et rend visible ce qui était caché. Le résultat est une oeuvre étrange qui transgresse les limites de l’art plastique et du théâtre. Bien que très variés, ses spectacles ont comme point commun de ne pas éviter les thèmes sombres. Et de toujours prendre le public – enfants comme adultes – au sérieux.

Qu’est-ce qui fait des enfants un groupe-cible si particulier ? Et lorsque que tu prépares un spectacle pour enfants, est-ce que tu t’y prends autrement que pour un public adulte ?

C’est un débat qui fait rage depuis des années dans le secteur. J’ai toujours plaidé pour l’abolition des frontières entre le théâtre pour la jeunesse et le théâtre pour adultes. Moi-même, je lis aussi des livres jeunesse et je vais voir des spectacles pour les jeunes. Je ne me demande pas si c’est pour les jeunes ou pour les adultes. Mes spectacles sont toujours pour « tout le monde à partir de X ans.» L’important, c’est de trouver des références communes avec le public. Si je prends Huis (Maison) comme exemple : tout le monde ne grandit pas avec un parent dépressif mais tout le monde a eu un jour affaire à un adulte qui, pour une raison ou une autre, n’était pas disponible. Tout le monde (re)connaît cela.

Je pense que, pour moi, tout dépend du sujet choisi ; je ne me dis jamais « maintenant je vais faire quelque chose pour les petits. » Droesem a vu le jour parce que certains contes de fée me travaillaient à un moment de ma vie où je voyais souvent un gamin de quatre ans jouer. La fantaisie dont il faisait preuve me fascinait. Un dinosaure apparaissait soudain dans la forêt du petit chaperon rouge, un bloc de bois se transformait en auto, puis en tour, puis en des dizaines d’autres choses encore. Pour quelqu’un qui voit cela de l’extérieur, c’est un enchaînement qui peut paraître illogique, mais pour un petit enfant, cela va de soi.

Tu as l’air d’attendre un même degré de fantaisie de ton public. Tu lui donnes toute liberté d’interprétation, à lui d’imaginer, de se poser des questions…

De nombreux adultes osent poser des questions dont ils connaissent déjà les réponses, comme s’ils avaient besoin de se conforter dans leurs opinions. Alors que la force de l’art, c’est justement de poser des questions auxquelles on peut apporter diverses réponses. Moi-même, je n’ai souvent pas les réponses aux questions que soulèvent mes propres spectacles. Il arrive que des enfants sortent d’une représentation et disent qu’ils n’ont pas compris. Si on leur renvoie la balle et qu’on leur demande ce qu’ils ont vu, ils vous racontent exactement l’histoire qu’ils ont vue sur scène. Quelque part en chemin, nous perdons notre fantaisie. Dans Droesem, on voit une boîte en carton rectangulaire se hisser lentement puis s’allumer dans les hauteurs. De nombreux enfants crient alors : « Le soleil ! La lune ! » Alors que les adultes se demandent : « Qu’est-ce que ce truc faisait là-haut ? » C’est comme si notre fantaisie se muselait quand nous grandissons. Ce n’est pas encore le cas chez les petits. C’est ce qui est beau chez eux : ils sont encore dans le magique. Et c’est cette fantaisie-là que je veux stimuler.

La dépression, la mort… Les sujets que tu traites dans tes spectacles ne sont pas des plus évidents. Surtout pour de jeunes enfants. Comment t’y prends-tu ?

Je prends les enfants au sérieux et je n’ai pas peur de les confronter à des sujets soi-disant « difficiles. » Ils sont dans la vie, comme nous. Il ne faut pas leur faire croire que tout est rose. Avec Huis (Maison), je voulais montrer ce que c’était d’avoir une maman qui n’est pas disponible. Une chose est sûre cependant : elle aime ta présence. Tu le sais. Si cela suffit pour que tu t’accroches, c’est une autre question. Mais je ne veux pas non plus que les enfants pensent que tout est moche. Je ne veux pas les désespérer, au contraire. Je continue à croire qu’on arrive, d’une façon ou d’une autre, à surmonter la détresse. Que même dans les situations extrêmes, la chaleur humaine, l’espoir et l’amour ont leur place.

Dans Maison, tu joues avec cette idée en présentant deux versions du spectacle. Les enfants entendent la voix de la mère, les adultes celle de l’enfant. Tu peux expliquer ce choix ?

Ça me permet d’introduire diverses nuances. De nombreux adultes ont été bouleversés parce que la voix de l’enfant exprimait une grande solitude. Quand ils entendaient ensuite l’autre version, celle avec la voix de la mère, en général, ils étaient touchés parce qu’ils sentaient qu’il y avait là aussi de la chaleur humaine. En présentant deux histoires, nous caressions aussi l’espoir que les parents et les enfants, poussés par une sorte de curiosité, en discuteraient après le spectacle. Et c’est effectivement ce qui s’est passé. Ce sont souvent ces moments-là qui me donnent le sentiment que j’ai bien fait mon travail. Que quelque chose se passe. Quelque chose qui vous touche et à quoi, peut-être, on continuera à réfléchir.

Huis (La Maison). (c)koen broos.

Ces lueurs d’espoir que tu fais passer prennent souvent la forme de cabanes, de petits cocons ou autres endroits intimes où l’on peut se retirer, qui offrent une forme de protection, semble-t-il…

Tout le monde éprouve le besoin de se créer un endroit où l’on se sent bien. Dans Huis (Maison), l’espace est une partie intégrante de la dramaturgie. Nous voulions montrer que la mère sort rarement de son lit et qu’elle ne fait que le strict minimum. C’est pour cela qu’on trouve des traces de ce que fait la fillette dans toutes les pièces de la maison. Elle dessine partout dans sa chambre, elle accroche des dessins et des photos dans la salle de bains, il y a des peluches dans la salle à manger… Petit à petit, elle s’approprie toute la maison, elle crée des lieux où elle se sent à l’abri, en sécurité. Ainsi, sa chambre est un cocon : les portes sont barricadées, un des murs est pourvu d’un trou dans lequel elle est la seule à pouvoir pénétrer. Cela devient un lieu dont elle exclut même sa mère, dont elle peut clairement dire : « ça, c’est à moi. » D’un point de vue scénographique, nous avons voulu que la chambre d’enfant soit, autant que possible, un endroit pour les enfants. Certains adultes rampent pour y accéder, mais tous ne le font pas. Quand on entre en rampant, on a tendance à rester près du sol, pas à se redresser immédiatement. C’est ce que nous avons voulu montrer expressément avec cet espace. Les mains s’enfoncent dans un tapis moelleux. Le côté tactile est très important, dans d’autres spectacles aussi, dans Droomtijd (Rêveries), par exemple.

La musique semble être un élément au moins aussi important que la scénographie dans tes spectacles.

La musique, au sens large du terme, a toujours joué un rôle important pour moi. Au début, les gens me disaient souvent : « Vous composez des spectacles. » Chaque mouvement, chaque phrase, chaque note, tout forme un ensemble cohérent. Il s’agit, à chaque fois, de trouver la meilleure façon de raconter une histoire. Parfois c’est beaucoup plus parlant de le faire avec un mouvement ou de la musique, d’autres fois avec des mots. Lorsque Hans Bruneel m’a proposé de travailler chez LOD Muziektheater, cela m’a évidemment donné l’opportunité d’utiliser plus intensément la musique. Ainsi Snow (Neige) est pratiquement une introduction à l’opéra. Le personnage principal danse et chante, c’est sa façon de raconter une histoire.

Sneeuw (Neige). (c) Koen Broos.

Chaque nouveau compositeur, chaque nouvel écrivain me pousse à chercher une nouvelle façon de travailler. Pour Huis (Maison), ça s’est passé de façon tout à fait naturelle. On se retrouvait régulièrement autour d’une table pour discuter de différents éléments. « La goutte que j’entends dans la salle de bains est beaucoup trop terrifiante. Est-ce vraiment ça que l’on veut faire passer ? » Tous les éléments sont en rapport étroit les uns avec les autres et chaque nouvel élément ajouté doit être bien intégré. Il y a un texte qui doit être entendu mais aussi des bruits dans la maison, il y a les éléments du décor… On travaille en collaboration avec toute une équipe. C’est toujours ainsi que ça se passe.

Comment décrirais-tu votre façon de collaborer ?

Je ne suis pas le genre de metteur en scène qui décide à l’avance jusque dans les détails de la forme que le spectacle doit prendre. Je pars d’une atmosphère particulière, d’une image qui m’inspire et autour de laquelle je vais broder. Parfois, les gens disent que je ne sais pas ce que je veux. Mais je sais très bien ce que je veux. Je suis tout simplement curieuse de savoir ce que pensent ceux avec qui je travaille, quelle est leur façon de voir les choses. Nous sommes toujours dans l’interaction. J’ai fait ainsi une adaptation d’Orgueil et Préjugés de Jane Austen avec des jeunes. J’ai trouvé des choses très intéressantes dans ce livre, mais eux aussi, et peut-être que sur certains points, ils font une tout autre lecture que moi. C’est ce qui m’intéresse justement et j’aime approfondir cela avec mon équipe. Il faut évidemment qu’un spectacle se tienne et qu’il soit fin prêt, mais le chemin à parcourir est pour moi presque aussi important que le résultat final.

Comment vois-tu ton travail évoluer dans le futur ?

Je suis arrivée à un point où, en tant que créatrice, j’éprouve le besoin de m’engager davantage dans la société. Un engagement qui ne se contenterait pas de monter des pièces dans le circuit régulier. C’est en train de devenir une autre histoire, plus large. Dans mon dernier projet scolaire à long terme, il n’y avait que des enfants d’origine étrangère sur scène : un Serbe, un Turc, un Ghanéen, un Nigérien et sept Marocaines. Accomplir un voyage avec ces enfants-là – la plupart issus de familles fragilisées ou vivant dans des conditions difficiles – c’est ce que je trouve de plus beau dans mon métier. En tout cas, c’est ce que j’aime le plus. La mère d’une des fillettes qui participait à ce projet m’avait prévenue : « Yasmine ? Elle est tellement timide, elle ne dit presque rien à la maison. » Eh bien, c’était une raison de plus de la faire participer. C’est elle qui avait levé la main, c’est elle qui avait choisi de participer au projet. Et cette enfant timide s’est transformée en une personne qui tenait son rôle sur scène, qui osait s’exprimer lors des réunions, qui osait faire des blagues… Si bien qu’à la fin du trajet, sa mère est venue nous dire : « Elle a changé, elle n’est plus la même. » Et en fait, c’est cela que je cherche.

Traduit du néerlandais par Arlette Ounanian.

La Maison, d'Inne Goris, déambulation sous casques
, dès 8 ans. Du 27 nov. au 2 déc. à LOD musiektheater, Gand.
Le 20, 21 et 22 nov. 2018 à L'Onde Théâtre Centre d'art, 8 bis, avenue Louis Breguet, 78140 Vélizy-Villacoublay.
Dans le cadre du Festival Immersion 2018.
Inne Goris fait partie des artistes interrogé.es dans le cadre du #136 Théâtre <-> Musique, Variations contemporaines.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.