A propos de Shakespeare résonance – Recherche autour de « La Tempête », du 19 au 21 février 2020 au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris.
Shakespeare résonance, c’est ce par quoi l’inattendu est arrivé ! Le dispositif est unique, mais également dangereux ! Un grand homme de théâtre, Peter Brook, proche de son 95ème anniversaire, fait retour dans son lieu, le théâtre des Bouffes du Nord dont, dit –il, « les murs en ruine, en silence, ont résonné en lui dès sa première entrée »! Il nous convie non pas à un dernier spectacle, selon la coutume, non, il l’accompagne et témoigne à la première personne : en ce sens les trois soirées furent pour nous tous comme des rencontres où l’humain le disputait à l’art, ou, plus exactement, ils faisaient corps commun au nom d’une affection jamais contrariée pour Shakespeare, dieu anonyme du théâtre. L’inédit de la proposition surprend, mais bien davantage elle émeut.
C’est par la présence de Peter Brook que la soirée devient exceptionnelle. Il entre doucement, aidé pour rester debout par l’acteur le plus âgé, Marcello, le futur Ariel dans le spectacle à venir, mais dès qu’il s’assied, au coeur du plateau, sa voix de toujours se met à murmurer avec réserve, en alternant l’ironie et la gravité. Il est là, devant nous, comme jamais ne l’est un metteur en scène, habituellement voué à l’ombre ! Brook ne présente pas le spectacle – loin de là – mais égrène des scènes de vie ou de théâtre pour se livrer le plus souvent à un travail de réminiscence. Il se souvient d’un chauffeur de taxi qui, en conduisant, ne cessait pas de gesticuler et de lancer des rebuffades à droite et à gauche. « A qui vous adressez – vous ? » demanda Brook. « A moi – même, répondit – il, et je finis toujours par être d’accord. » Cette séquence préliminaire détend et précède le voyage en Shakespeare auquel nous sommes conviés – voyage par bribes qui marque les points fermes d’un partenariat dont Brook n’a jamais sacrifié la fidélité ! Shakespeare, son double… il ne parle pas des grandes interprétations, des provocations extrêmes ou des réussites hors-pair. Non, il cite une réplique « être ou ne pas être », ça va de soi, un mot « liberté » et quelques autres qui se constituent en noyaux secrets dont il a constitué son propre legs ! Des mots lourds qu’il peut répéter à volonté, des mots conservés dans le coffre-fort le plus intime… et ils « résonnent » encore, toujours vivants ! Brook invite les témoins que nous sommes à trouver et garder des mots que l’on ne projette pas à l’extérieur, mais que l’on sauvegarde en silence, que l’on protège par le silence ! Ils constituent une sorte de réserve personnelle dont nous sommes les possesseurs et où nous pouvons puiser à l’heure des doutes ou, au contraire, de la plénitude ! Le silence protège le pouvoir des mots qui tantôt résonnent par eux-mêmes tantôt surgissent à travers la voix d’un acteur d’exception… Le mot shakespearien déposé en soi se constitue en « sceau de mémoire ». Et il n’y a pas de meilleur moyen que le silence pour lui assurer la… résonance tacite, mentale, protectrice ! Nous portons avec nous ces mots « élus », mots publics convertis en mots personnels ! Grâce à « la résonance », précise Brook, se poursuit la vie des mots qui survivent en nous mais pour cela il faut trouver leur « vibration » car c’est elle qui fait résonner un mot à l’intérieur. Ce dont parle Brook c’est « la réminiscence », certes, mais davantage encore une « réminiscence vivante », une mémoire qui respire et nous habite ! Elle est une énergie qui agit – non pas un dépôt mnémonique statique!
Brook parle des êtres, de nous, jeunes et vieux, sans jamais oublier le théâtre ! L’acteur qui, en jouant, s’appuie sur « la résonance » des mots pour la faire entendre et la partager à l’extérieur avec le public. A la résonance du dedans qui est propre aux amoureux des mots shakespeariens s’en ajoute, chez lui, une autre, seconde, la résonance dirigée vers le dehors ! Les grands acteurs « laissent vivre la résonance pour partager l’art » car c’est ce gisement personnel qu’ils découvrent, qui se trouve à l’origine de l’impact produit par les grands comédiens. Et Brook évoque « la résonance » du fameux « Never, never, never, never » de Lear que Paul Scofield, son Lear de légende, ne disait jamais de la même manière. Mais, chaque fois, nous entendions l’écho de sa résonance propre que la voix dévoilait ! Et, aujourd’hui encore, je me souviens de la réplique entendue il y a plus d’une demi-siècle à Bucarest : « Maintenant je sais faire la différence entre un être vivant et un être mort », conclusion de l’égarement de Lear que Scofield murmurait en se penchant sur Diana Rigg, sa Cordélia d’alors. Résonance qui se réverbère encore dans le spectateur que suis encore. Non pas une image, mais une voix. Voix que Brook érige ces temps-ci en noyau irradiant de son « théâtre pour l’oreille » auquel il consacre son dernier ouvrage… le filet d’une voix qui ne meurt pas ! Il survit à l’ombre du silence !
Brook continue à faire confiance au théâtre comme occasion « d’être ensemble », évoque, en citant Picasso, ce qui l’a séduit depuis toujours, « le mouvement qui engendre le mouvement », pour conclure son propos par dire que le succès véritable d’un spectacle se mesure non pas tant par les applaudissements, mais par » le silence vibrant, le silence qui résonne « de la salle toute entière.
En douceur, il répond aux interrogations formulées par des spectateurs pour se taire ensuite et conclure avec un de ces conseils que seuls les maîtres dispensent : « Apprenez à poser des questions, mais sans toujours chercher des réponses. Gardez en vous-mêmes une question, définitivement, une question en attente de réponse ! » Indissoluble, énigme irrésolue, inoubliable ! Et alors je me rappelle le titre de son dernier spectacle, réalisé avec Marie-Hélène Estienne, « Why », « Pourquoi ? ». « This is the question » me dis-je en me souvenant les mots du prince danois !
Puis, il se lève et, de nouveau aidé, prend place au premier rang de ce théâtre magique, les Bouffes du Nord, et, parmi nous, il assiste à « la résonance de la Tempête », texte qui l’a accompagné toute une vie ! A ses débuts en Angleterre, puis à l’époque de l’errance en 68 et lors de l’installation dans les ruines des Bouffes, pour y faire retour dans les années 😯 où son grand partenaire d’alors Sotiguy Kouyaté jouait un Prospéro africain plus à même de se livrer à des opérations de magie qu’un acteur occidental ! Aujourd’hui sur le plateau nous identifions des traces éparses du parcours comme sur le chemin d’un conte réputé : le petit bateau rouge dont jadis l’ancien Ariel était paré, un tapis usé qui renvoie à la Cerisaie et à la Conférence des oiseaux, les bâtons de bambou, alliés du premier jour…, je les regarde et je me souviens ! Du coin de l’œil je remarque Peter et Marie-Hélène assis, l’un à côté de l’autre, qui avancent ensemble sur la voie du théâtre, tels Œdipe et Antigone !
Cette Tempête est un condensé de l’esthétique brookienne constituée à travers le temps aux Bouffes… loin de Stratford ! Ici on retrouve la présence du « naïf » qui illumine l’art de Peter et séduit un public « enchanté », public auquel le théâtre offre la version concentrée, non pas amputée, de la dernière pièce de Shakespeare. « On peut abréger pour mieux rappeler la pièce », conclut Brook en légitimant les réductions opérées. Le plaisir du jeu et la persistance de l’enfance sont là. Brancusi disait : « quand on a cessé d’être enfant on a cessé d’être artiste ». Au terme de ces soirées uniques, je me souviens d’une rencontre avec Peter qui, à propos du « théâtre testamentaire », me répondait : « Il faut que le testament soit gai » ! Sans pose, ni rhétorique ! Et à la fin, entouré des acteurs, communauté pluriethnique, pareille au vol des oiseaux qui dans la Conférence… se dirigeait vers l’horizon ultime, le Simorg, Brook se lève et recroquevillé, en compagnie de Marie-Hélène, quitte la scène, les Bouffes ! Quel effort avait-il consenti pour nous ! Quel apaisement a-t-il engendré ! Et, en sortant, nous savons qu’une pareille soirée « résonnera » longtemps en nous, ses témoins qui, comme le demandait Tchekhov, « sourient à travers les larmes ».
SHAKESPEARE RESONANCE Une recherche menée par Peter Brook en collaboration avec Marie-Hélène Estienne Avec Hiran Abeysekera, Yohanna Fuchs, Dilum Buddhika, Maïa Jemmett, Marcello Magni, Ery Nzaramba et Kalieaswari Srinivasan Du 19 au 21 fév 2020 au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris Les 19, 20 et 21 février à 19h