Même sans l’avoir vue en scène, pour beaucoup d’entre nous, Oh les beaux jours a marqué l’imaginaire collectif du théâtre par l’image de Madeleine Renaud souriante tenant son ombrelle, enfouie jusqu’à la taille dans un tas de sable.
Aujourd’hui, grâce à la mise en scène de Michael Delaunoy, c’est la performance d’Anne Claire dans la célèbre pièce de Samuel Beckett qui sera gravée dans nos mémoires.
Enserrée, enfermée elle aussi jusqu’a la taille dans la première partie puis jusqu’au cou dans la deuxième, Winnie -Anne Claire- nous entraîne dans un tourbillon rythmique de mots étranges et décalés dont on a du mal à suivre la logique et qui pourtant éclaire nos existences dérisoires par cet humour propre à Beckett et son phrasé savoureux, où souvent les phrases font disparaître le sujet ou le remplace par « ça » ! Le génie de Beckett est là, qui parvient par une succession de séquences et de descriptions d’actions et d’objets toujours très concrets à nous emmener dans un univers philosophique que Anne Claire nous fait partager avec intensité.
On est dans un présent qui nous enferme mais la nostalgie est là qui nous reconduit aux portes de l’enfance.
Nous sommes impuissants devant l’implacable cours du temps, auquel on ne peut mettre un terme. Le revolver posé à côté de Winnie nous le rappelle, et pourtant elle n’en fera pas usage tant la pulsion de vie est là chaque matin au moment de se brosser les dents…
La moitié du corps tendu, puis le seul visage, Anne Claire nous offre une Winnie bouleversante d’une finesse et d’une élégance rares.
Michael Delaunoy a raison de nous rappeler, même si on a l’habitude de voir en Winnie une veille dame, que Beckett l’a imaginée en femme de cinquante ans dans la force de l’âge.
Sa Winnie plongée dans le tragique de l’existence se défend, par l’humour et une sorte de légèreté, du poids de l’histoire qui lamine les êtes sensibles. Son partenaire Willie-Philippe Vauchel – contre-point au physique imposant à qui elle ne cesse de s’adresser et de faire appel – oscille entre animalité brutale et humanité profonde. La dernière image où il apparaît enfin, empêtré dans un corps encombrant, puis figé, bouche ouverte et les yeux écarquillés tournés vers Winnie, à la fois proche et inaccessible hantera longtemps notre mémoire de spectateur.
Le tas de sable est remplacé ici par un vaste plan incliné qui lui aussi participe de cet univers de la fuite et de la chute du temps.
Dans ces moments troublés où nous sommes tentés de nous enfoncer dans l’obscurité, le théâtre est là, tous les soirs, pour tenir la lampe allumée.
Pour aller plus loin Oh les beaux jours de Samuel Beckett Mise en scène Michael Delaunoy Scénographie Didier Payen Avec Anne Claire et Philippe,Vauchel Création le 17 avril 2018. Production Rideau de Bruxelles, Théâtre de Liège, La Coop asbl. Partenariat Théâtre des Martyrs. Soutiens Shelterprod, Taxshelter.be, ING et Tax-Shelter du Gouvernement fédéral belge. www.rideaudebruxelles.be/projects/oh-les-beaux-jours-19-20/ Représentations du 7 au 17.01.20 au Théâtre des Martyrs, Bruxelles. www.rideaudebruxelles.be/pratique-lieux-de-representation/
A lire dans Alternatives théâtrales « Le regard chez Beckett : éclatement du moi et stratagèmes métathéâtraux », par Anca Maniutiu, N° 116, Le Mauvais spectateur, avril 2013. « Solo » de Samuel Beckett, Moins à mourir, toujours moins » par Patrick Bonté, N° 28, Théâtre / Passion, décembre 1987.