Écoutez, jeunes gens, la leçon de l’Histoire
Jacques Bertin
Mai 68, cinquante ans après… Impossible de passer à côté de l’évènement. Depuis des mois les journaux, les hebdomadaires, les émissions de télévision, les enquêtes, les reportages n’ont de cesse de marquer l’évènement.
Que peut faire le théâtre ? Informer, rendre sensible, jouer…
J’allais à cette représentation avec le désir de revivre des moments qui m’ont profondément marqué et retrouver un peu de l’énergie et de la flamme qui parcourait ces années là et… je n’ai pas été décu !
La réussite du spectacle tient d’abord à la personnalité des protagonistes : le metteur en scène et les deux acteurs ont tous les trois « quelque chose en eux de 68 ». L’invention déjantée de Chalie Degotte, la contestation gouailleuse de Claude Semal, la poétique politique de François Sikivie, collent au plus près de l’humeur de cette époque qui aura mené à de profonds bouleversements, si non dans l’utopie et la radicalité incandescente espérée des débuts au moins dans l’évolution des moeurs, la dignité des femmes et des hommes, l’exercice de l’autorité, la libération de la parole, la conscience des inégalités et les luttes possibles pour les combattre.
La qualité du spectacle tient aussi dans sa construction, notamment dans le va et vient entre la relation d’événements historiques précis – on suit le déroulement en jours et dates – et la distance permanente créée par le jeu aux multiples facettes des acteurs qui font se croiser la grande Histoire et les témoignages personnels. Volontairement synthétique (le rythme soutenu est une démarche habituelle et heureuse du metteur en scène Charlie Degotte), le spectacle se concentre exclusivement sur les évènements de Paris, qui sont sans doute emblématiques de ce qui s’est passé partout dans le monde cette année-là, et propose une vision joyeuse et burlesque d’une série de personnalités et de représentants d’institutions qui sont au coeur des évènements : de Gaule, Pompidou, le préfet de Police Maurice Grimaud, Daniel Cohn Bendit, les syndicats, les mouvements étudiants et leurs multiples chapelles, les groupuscules politiques sans oublier un clin d’oeil à jean-Luc Godard et… aux maoïstes. Le spectateur a droit à des numéros d’acteurs qui n’hésitent pas à imiter tout ce beau monde et à se transformer en clowns et bateleurs (la représentation se donne d’ailleurs sous un chapiteau de cirque).
Le médium de 68, c’est la radio. (Je crois me souvenir que Cohn Bendit monnayait ses interviews à RTL pour financer le mouvement étudiant). Grâce au décor sonore très présent et percutant de Guillaume Istace, on se retrouve au coeur des manifestations, des grèves et des barricades. On entend siffler les grenades lacrymogènes et on réécoute avec bonheur la voix prenante d’Armand Bachelier, le correspondant de la RTB à Paris, mais aussi celle de de Gaulle- avant et après les émeutes.
N’hésitant pas à faire appel au public pour « donner de la voix » , le spectacle rend justice aussi aux gens de l’ombre, grévistes dans les usines, paysans dans les campagnes qui, on l’oublie souvent, ont participé de manière décisive à la contestation de l’ordre établi. Ca et là pointe la nostalgie d’une époque moins cynique que la nôtre mais qui laisse heureusement des traces et des héritages que l’on trouve chez les zadistes de Notre Dame des landes en France et dans le soutien aux réfugiés dans le parc Maximilien de Bruxelles.
Les artistes ont privilégié l’espace vide cher à Peter Brook : deux chaises, deux balayettes et surtout deux acteurs formidables qui nous font vibrer d’émotion et d’intelligence. Un théâtre pauvre, riche d’enseignement.
Circus 68 de et avec Claude Semal et François Sikivie. Mise en scène : Charlie Degotte. Création sonore : Guillaume Istace Costumes : Pascal Vervloet. Une coproduction du Théâtre de Poche et du Théâtre du Chien Ecrasé. À voir jusqu'au 16 juin au Théâtre de Poche (Bruxelles)