Regards croisés, voix entrelacées

À propos du théâtre d’Amir Reza Koohestani.

Amir Reza Koohestani - Summerless © Luc Vleminckx.

Amir Reza Koohestani est une figure de passeur. C’est ainsi que le définissait en 2009 Liliane Anjo dans le bel article qu’elle consacrait au travail du dramaturge révélé quelques années plus tôt par Dance on glasses (2001). Les années qui ont suivi cet article n’ont fait que confirmer ce statut : les spectacles de Koohestani ont continué à être présentés régulièrement et sur de longues périodes au public européen (Where were you on january 8th ? de 2010 à 2014, Timeloss de 2013 à 2015, Hearing de 2015 à 2017), et leur production s’appuie de plus en plus régulièrement sur des partenaires français, suisses, belges ou allemands.

Non content d’être très présent en Europe, Koohestani s’est aussi approprié certaines tendances actuelles de la scène européenne, notamment en allant étudier l’écriture dramatique documentaire à l’Université de Manchester. Enfin, son travail aborde aussi bien des sujets qui semblent spécifiquement iraniens (dans Dance on glasses, Dry blood and fresh vegetables, Quartet, Where were you…, Timeloss, Hearing), que des sujets « extérieurs » proposés par des auteurs occidentaux (Nadia Ross et Jacob Wren pour Recent experiences, Tchékhov pour Ivanov, Tim Crouch pour The Fourth Wall) et à partir desquels il réalise des spectacles « hybrides ». Le maximum de l’hybridité est sans doute le récent « spectacle Meursault » : Koohestani y adapte pour le théâtre, et avec une distribution internationale, le texte dans lequel l’algérien Kamel Daoud dialogue avec le français Albert Camus autour de L’Étranger. Ces spectacles correspondent en réalité à un geste artistique singulier à chaque fois ; mais on pourrait sans doute tous les décrire comme des greffes, à la fois réussies et problématiques, à la manière dont Tim Crouch définissait sa pièce England, à l’origine de The Fourth Wall.

Étudier les formes très diverses que prennent ces greffes serait sans doute passionnant. On se contentera ici d’analyser la façon dont le passeur Koohestani nous parle du parcours entre l’Iran et l’Europe dans Hearing – d’une façon bien différente de celle dont dix ans auparavant il en parlait dans Amid the clouds. Même si, dans les deux cas, l’Europe apparaît comme un lieu d’exil, de confusion et de vertige, de renaissance et de mort…

Immobilité, besoin de fuir, plaisir de bouger

Peut-être convient-il de rappeler tout d’abord que Koohestani a longtemps défini son théâtre par l’immobilité.

Dance on Glasses était « l’histoire de deux personnes qui n’avaient pas la force de se lever de leur place, avant tout parce que si elles se levaient, elles sortaient de la lumière. […] Moins d’un an avant de monter la pièce, je m’étais trouvé dans une situation similaire, lorsque je me séparais de la fille que j’aimais. J’étais enfoncé dans mon fauteuil, au point où j’étais incapable de me lever et d’aller baisser la musique pour pouvoir entendre sa voix et répondre à ses questions. […] Par la suite, les personnages de ce type se sont installés dans mon univers […] eux aussi manquaient de force pour se lever et provoquer un changement dans leur situation. […] Mon théâtre continue d’être celui de l’incapacité des hommes et des femmes à se lever. »

L’immobilité fondamentale de la plupart des personnages de Koohestani caractérise dans Hearing la cheffe du dortoir (Mahin Sadri), que Koohestani a installée parmi les spectateurs. Mais elle est affectée ici d’une valeur bien différente : ce n’est plus l’immobilité dépressive des personnages de Quartet, Timeloss ou Ivanov. C’est une immobilité qui dit sa position de pouvoir, et met en valeur l’autorité de son regard et de sa voix. Parce qu’elle est moins jeune, parce qu’elle est considérée comme fiable, parce qu’on lui a confié les clés du dortoir, la cheffe est celle à qui il faut rendre des comptes. C’est elle qui mène, tout au long de la pièce, l’interrogatoire des deux étudiantes plus jeunes, Samaneh (Mona Ahmadi) et Neda (Ainaz Azarhoush), celles par qui le scandale risque d’arriver. Neda a-t-elle reçu pendant les vacances un garçon dans sa chambre ? et Samaneh, qui a entendu une voix masculine dans la chambre de Neda, a-t-elle écrit une dénonciation, risquant ainsi de compromettre la cheffe ? L’immobilité de l’inquisitrice contraste violemment avec la bougeotte inquiète de Samaneh et Neda, qui ne cessent tout au long du spectacle d’entrer sur scène puis d’en sortir, de se poursuivre sans se rattraper, et d’arpenter fébrilement l’espace off.

Lire la suite dans le #132 Lettres persanes et scènes d'Iran.

#132 Lettres persanes et scènes d’Iran (2017)
Summerless, Nouvelle création d'Amir Reza Koohestani à voir jusqu'au 26 mai dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts.

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