Accents toniques de Jean-Marie Piemme

Critique par Gianni Poli

Bien connu du monde culturel belge francophone mais aussi de son versant néerlandophone, le Belge Jean-Marie Piemme (né en 1944) fait partie des nombreux auteurs méconnus des lecteurs et praticiens de théâtre italien. Après des études de théâtre en France et de sociologie en Belgique, il a collaboré comme dramaturg auprès de l’Ensemble Théâtral Mobile, du Théâtre du Crépuscule et du Théâtre Varia de Bruxelles. Depuis 1987, il a écrit des dizaines de pièces et participé au débat critique européen. Sa pensée, appliquée aux problèmes de l’écriture scénique et attentive aux aspects liés à la gestion des théâtres, poursuit une recherche assidue de l’histoire contemporaine. Dans la lignée marxiste et brechtienne, Piemme part des exigences du quotidien pour exprimer les diverses potentialités du langage dramatique.

Le livre est introduit par une lettre-préface de Stanislas Nordey, qui se reconnaît redevable envers les auteurs belges et envers Piemme en particulier, de lui avoir fait découvrir et aimer l’œuvre de Pier Paolo Pasolini. Le metteur en scène et directeur du Théâtre de Strasbourg énonce les caractéristiques de l’ouvrage : « ce travail à mi chemin entre le témoin et l’acteur. Oui : être à la fois acteur et témoin d’une histoire. C’est de ce théâtre-là dont tu parles, de ce théâtre qui regarde au-delà des murs du théâtre, de ce théâtre qui est la vie, qui est dans la vie »  (p.11-13).

Dans sa miscellanée, Piemme recueille beaucoup de notes diaristes, les réorganise avec un regard tourné vers le présent et les synthétise souvent sous forme d’aphorisme. Parfois, il les amplifie dans une réflexion approfondie, jusqu’à délimiter des profils de personnages ou établir des jugements d’ordre généraux.

La division en trois périodes (1973-1986 ; 1987-2000 ; 2001-2017) marque une sensible différence parmi les thèmes affrontés mais sa qualité de communication se maintient aussi bien dans le ton que dans la rigueur de l’expression. L’auteur rapproche poètes et théoriciens de l’art théâtral et les compare en de multiples considérations qui, à partir de la recension d’un spectacle ou d’un livre, constituent des points discriminants dans son éthique de la production et de la diffusion artistique. Il s’emploie principalement à marquer d’un regard international l’étude de la dramaturgie et sa méthode de travail privilégie la réécriture comme procédé récurrent. L’autobiographie et le fait divers alimentent ses conceptions intellectuelles, inépuisables sources d’inspiration créative. Comme « manifeste » de sa méthodologie, élaborée même sous la forme autocritique, il soutient : «  Je lis le journal. Mon théâtre commence là. » tout en contestant immédiatement le réel trop grossier et violent et revendique l’attente d’un moment de « revanche symbolique. Relance de l’imagination. Remettre en jeu le réel. Le décomposer. Le recomposer. » (p.188).

Il en résulte une dialectique entre raisonnement et imaginaire où même l’inconscient trouve un espace inventif. Le dramaturge est conscient de faire partie d’un secteur soumis à des corrélations spécifiques, avec des lois communes et valables pour tous les arts. « Le malheur du monde est par définition la matière du geste artistique… Je ne suis pas devant les contradictions du monde. Je suis dans les contradictions du monde. L’individu est dans le monde. Il se constitue contradictoirement dans les contradictions du monde. Mon théâtre ne raconte que ça » (p. 191). Par des formulations synthétiques, il établit ses assertions les plus incisives : « Le théâtre est un art de la lenteur… Le théâtre est un art de la trace par un biais du texte (dans un temps qui oublie). Le théâtre est un art local (à l’heure de la mondialisation) » (p.195). Faisant sienne la théorie de Mc Luhan, il affirme : «  Le théâtre, art minoritaire. En tant qu’art minoritaire, il exerce une fonction politique » (p. 198).

Passionnantes surtout ces pages où l’expérience personnelle est traversée par la tentation émotive, rééquilibrée cependant par le poids des limites reconnues. Le monde de la scène, à l’écart mais profondément humain, est pour l’auteur appel à l’imagination, dans sa racine librement shakespearienne. Cette liberté s’étend : « le théâtre est une voix qui se déploie entre les murs de la scène, une voix qui se projette vers le spectateur » (p.218), fait en sorte que les lieux évoqués ne satisfassent pas l’illusion, parce qu’ « ils sont précisés à titre de signes à déchiffrer, ils sont langage avant d’être image » (p.218). Naturellement, alors, la recherche de la mimesis est inadmissible (« nous sortons de la représentation comme mimesis et lorsque incarnation il y a, celle-ci se donne sur un mode citationnel » p. 394) et la dénonciation du reflux du naturalisme, surtout celui véhiculé avec l’alibi de l’acteur qui raconte la (présumée) directe « vérité » de lui -même (p. 374).

Piemme apprécie beaucoup de vérifier, par rapport à ses propres textes (desquels il livre de savoureuses fiches synthétiques), le fonctionnement de nombreuses œuvres célèbres d’autres auteurs, de Goethe et Brecht à Müller et Genet. Il continue ainsi à chercher, et à trouver, des liens révélateurs entre les oeuvres et les styles, les sensibilités et esthétiques, au point de les proposer comme autant de preuves de la continuité sous-jacente mais évidente entre le passé et le présent, ou comme de constantes inspiratrices humaines de la dramaturgie de tout temps. Certaines pièces qui l’ont impressionné reviennent comme modèles de la mémoire critique à livrer aux héritiers. Ainsi, Les Nègres de Genet ou Le Prince de Hombourg de Kleist. Ou encore, Le Mariage de Gombrowicz dans la mise en scène de Jorge Lavelli, L’Opéra de Quat’sous de Brecht mis en scène par Giorgio Strehler, La Dispute de Marivaux par Patrice Chéreau. En ce qui concerne sa collaboration avec Jacques Delcuvellerie et le Groupov, « nous parlions la même langue » (p 278), confie-t-il lorsqu’il évoque Rwanda 94, spectacle qui fit sensation en 2000 par la rencontre originale entre réalisme et imagination.

L’actualité sensible que les textes de Piemme incarnent se confirme justement en ces temps d’attentats et de violences : l’auteur rapproche par exemple la coïncidence des exploits cyclistes d’Eddy Merckx avec le débarquement sur la lune et l’exploite, après l’attentat au Bataclan, dans Eddy Merckx a marché sur la lune (2016) montée en 2017 par Armel Roussel au Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles) (1). Ce travail est nourri de l’esprit de 1968 et, en même temps, le dépasse : « N’est pas le texte d’une trompeuse nostalgie, où l’on ressasserait le bidonnant couplet du « c’était mieux avant ». Ce n’est pas non plus mieux maintenant, le réel est le réel, c’est tout » (p. 393).

En conclusion, le concept d’écriture infinie me semble intéressant (« le processus qui unit le spectateur à l’œuvre présentée », p. 367) parce qu’il introduit une « altération » dans le déroulé typique de la théorie canonique de la communication. Si cette dernière prévoit une correspondance entre l’émission et la réception du message, « le processus d’écriture infinie postule au contraire que le spectateur féconde constamment les signes reçus (du texte et/ou du plateau) par les traces de sa propre expérience » (p. 367). Ce qui présuppose sans doute une confiance illimitée et illusoire dans la contribution personnelle du spectateur.

Quant aux dernières pièces, elle proviennent toutes de témoignages sur l’extrême difficulté de la cohabitation citoyenne. Dans les appendices concises, la bibliographie précise offre la mesure quantitative et qualitative d’une œuvre aussi vaste dans ses thèmes qu’originale dans ses solutions formelles.

Traduit de l'italien par Laurence Van Goethem. 
Paru initialement sur drammaturgia.it
Accents toniques Journal de théâtre 1974-2017 de Jean-Marie Piemme
Avec une préface de Stanislas Nordey
Alternatives théâtrales édition, collection alth. 440pages 
12 euros en papier / 8,49 euros en numérique.
  1. Jours Radieux a été monté au Théâtre Varia en octobre 2017 et Bruxelles, Printemps noir au Théâtre des Martyrs en mars 2018.

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