Mémoire et « Chant du cygne »

Tout artiste est dissocié de son œuvre, à l’exception des artistes du vivant. Ils sont indissociables et, parfois, ils en souffrent comme cet acteur anglais… qui avouait son regret de ne pas pouvoir se trouver dans le public pour se voir sur scène alors que le peintre peut regarder sa toile ou l’écrivain se refugier dans ses appartements avec un de ses livres à la main ! Il y a une souffrance et Max Frisch la confirmait en assimilant l’acteur à un peintre aveugle qui ne parvient pas à voir son œuvre. Il l’engendre et elle lui échappe, ou s’enfuie, dit-on, mais certains la conservent telle une seconde vie dont le corps se souvient et qui, de manière imprévue, s’éveille ou s’anime un instant. Ils ne sont pas nombreux mais bien que rares ils confirment cette persistance mnémonique déposée par bribes dans le coffret de la mémoire la plus secrète, mais jamais perdue ! Cette conviction s’est réactivée un soir lorsqu’une amie chère, Magda Stavischi, m’a envoyé un petit extrait de vidéo que j’ai regardé sans cesse, « à travers les larmes » comme le disait Tchekhov…

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Première expérience jeune public : transmutation d’un cabinet de curiosités

Sylvie Martin-Lahmani et Caroline Godart, codirectrices d’Alternatives théâtrales, m’ont proposé de relater sur le blog de la revue ma première expérience de spectacle pour le jeune public, en l’occurrence la création d’un cabinet de curiosités pour enfants à partir de ceux que j’ai conçus pour un public adulte. Cette création, qui devait avoir lieu fin novembre au Théâtre La montagne magique à Bruxelles, a été reportée. D’autres dates sont prévues au Centre culturel de Braine-l’Alleud début février – si les théâtres rouvrent…

Le compte rendu de mon expérience ne portera donc que sur l’amont ; l’aval viendra en son temps !

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Plasticité des corps masqués

En créant un diptyque autour de deux oeuvres de Copi qu’il nomme 40 degrés sous zéro, d’après une réplique d’une des deux pièces, Louis Arène utilise le masque afin de révéler l’organicité des corps qui, comme souvent chez l’auteur argentin, dynamite les codes bourgeois et théâtraux de la bien-pensance biologique et sexuelle. Le queer chez Copi et l’outil du masque chez Louis Arène sont ici les armes de résistance ultime face à une société rigidement hétéropatriarcale qui investit et contrôle les corps. Ceux des personnages ici, pour la plupart transsexuels ou travestis, se heurtent à un monde extérieur hostile et menaçant, dans le froid de la Sibérie (« L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer ») et de l’Alaska (« Les Quatre Jumelles »). Et les nombreuses couches de manteaux qu’ils portent sur scène deviennent la métonymie des masques qu’un corps social peut revêtir, et lorsqu’ils tombent ils sont prêts à nous révéler le corps dans ce qu’il a de plus primaire et d’organique. Ce sont aux personnages de « L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer », la première pièce du diptyque, que j’aimerais m’intéresser ici, au croisement avec le travail du masque proposé ici.

©Darek Szuster : 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Olivia Dalric, François Praud, Louis Arene
©Darek Szuster : 40° Sous Zéro, création le 5 mars 2019 à la Filature de Mulhouse Olivia Dalric, François Praud, Louis Arene
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On s’en va… un soir de solitude

  • Mise en scène de Krzysztof Warlikowski

J’ai appris, avant de voir le spectacle, la mort de Ludwik Flaszen, et je me suis rappelé Akropolis où tous les personnages vont à la mort « avec le sourire aux lèvres » comme m’a dit un jour Jerzy : « Le sourire ? Pourquoi ? parce qu’ils veulent dire : comment ce n’est que ça ? »…

Et puis je suis parti avec On s’en va…, une vie et les morts qui se succèdent, pour des raisons biologiques, par accident, par excès érotiques. Ici ce n’est pas un groupe dans son intégralité qui est voué à la mort, mais un groupe qui se défait par les morts, une mort à laquelle personne n’échappe. Elle est inéluctable ! Mais personne ne la craint, chacun la subit et le groupe se réduit tout en se réunissant pour la cérémonie des adieux où les discours échouent invariablement : personne ne parvient à apaiser par la parole.

Wyjezdzamy 29_Crédit Magda Hueckel
Wyjezdzamy 29_Crédit Magda Hueckel

Parole pauvre, parole détournée, parole accusatrice.

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Immanence de la pierre, évanescence du fantôme

A lire : Monique Borie, Le fantôme ou le théâtre qui doute, Actes Sud, 1999.

Deux expositions renvoient à une pensée du théâtre et à l’écartèlement qui le définit entre « ce qui dure » et « ce qui s’évanouit » : Ruines de Josef Koudelka à la Bibliothèque Nationale de France et Léon Spilliaert Lumière et solitude au Musée d’Orsay. Il n’y a pas de tension plus ardue qu’entre ces deux propositions antinomiques. Contradiction irrésolue et vivante du théâtre écartelé entre les pôles opposés.

Koudelka, je l’ai rencontré et connu grâce à une inoubliable photo des Trois sœurs mythiques du grand Otomar Krejca montées en 68 à Prague, après l’invasion russe. Témoignage de la violence inouïe des relations entre les exilées tchekhoviennes, violence que la pellicule avait enregistrée en procurant un effet de proximité. L’image m’a bouleversé avant même de voir, des années plus tard, ce spectacle qui révélait avec une intensité inconnue les déchirements de ces femmes chassées de Moscou, leur « paradis » perdu à vrelation amicale avec la plus discrète et digne figure de la dissidence, Donia Cornea. Dans son atelier d’Ivry où il m’a convié, les vitres conservent la poussière depuis des années tandis que les tirages jonchent en désordre partout. Par contraste, dans ses Ruines de la BNF l’ordre règne et de la nuit savamment éclairée se détachent les fragments disparates saisies par Koudelka lors de ses voyages, plusieurs années durant, autour de Mare Nostrum.

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Hommage à Frie Leysen

Frie Leysen, fondatrice du Kunstenfestivaldesarts et figure emblématique des arts de la scène en Belgique et dans le monde, s’est éteinte le 22 septembre 2020. Lissa Kinnaer, qui a dirigé le Réseau des arts à Bruxelles et travaille aujourd’hui pour le Kunstenpunt, lui rend hommage.  

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Une famille d’artistes : de Victor Brauner à Samy Briss

  • De l’interthéâtralité à l’nterpictularité

Victor Brauner a enfin la rétrospective qu’il méritait au Musée d’Art Moderne mais, dépourvu de chance, comme il le fut toute sa vie, elle s’est ouverte par des temps brumeux, de peur, d’inquiétude mais, malgré tout, de résistance. Masqués, les visiteurs nullement épars se succèdent concentrés devant les toiles de ce peintre roumain d’origine juive qui a évolué, sous le signe du « rêve », entre son pays natal et la France dans la première moitié du XXème siècle. Engagé dès ses débuts dans les mouvements de l’avant-garde roumaine qui a marqué un moment décisif sur la scène culturelle roumaine grâce à des figures éminentes comme Tristan Tzara, Ilarie Voronca, Benjamin Fondane, Brauner s’est affilié ensuite à la mouvance surréaliste radicale placée sous la bannière d’André Breton qui la conduit d’une main de fer. Le passage de la revue UNU – titre du journal roumain que l’on retrouve dans l’exposition – aux réunions avec les artistes qui défendent l’approche de l’art dans la perspective du rêve se produit sans heurts, presqu’organiquement. L’Europe a connu l’unité des avant-gardes jusque dans les années 30 qui, ensuite, va être battue en brèche sous l’impact des dictatures, fasciste ou communiste ! Cela va entraîner des affiliations douteuses ou des exclusions scandaleuses… Brauner en subit les conséquences.

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Un théâtre de rue et d’ailleurs : Patua Nou

– Tu as vu ? Le grand-père de la comédienne a pu avoir une chaise pour s’asseoir devant.

– Comment sais-tu que c’est son grand-père ?

– Je le sais.

A vrai dire, il ne fallait pas de grands pouvoirs de divination au Sicilien que je suis pour reconnaître l’un des siens dans l’homme qui se tenait assis droit sur sa chaise, raide comme pour une cérémonie : cette stature, ce visage un peu austère, ce souci d’être habillé comme il faut, avec un costume gris et une cravate foncée, cet air digne qu’ont les vieux de là-bas…

Je disposais d’un autre indice de taille, avec l’un des papiers pliés en deux que notre guide nous avait distribués à l’entame de notre parcours, en guise de programme. Un papier porteur d’un point rose, comme le ballon qui signalait la présence – à un bout de la place Saint-Paul à Liège – de la comédienne Emilie Franco autour de laquelle nous faisions cercle. « Le grand-père d’Emilie a fui la misère pour trouver un emploi ailleurs », lit-on sur ce feuillet. Ce nonno était cordonnier en Sicile; il est devenu mineur dans un charbonnage liégeois. C’est son histoire que nous allions découvrir.

Une jeune femme seule, sur un bout de place. Pour tout équipement, la comédienne dispose d’un micro relié à un ampli portable et un présentoir à images, en l’occurrence un fil tendu. Magie du théâtre, grâce à laquelle un espace quelconque peut se transformer pour un temps en plateau, en chambre d’imaginaire, en cercle intime capable d’exclure de son enceinte tout l’environnement extérieur : passants pressés, voitures, agitation urbaine.

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« Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles » de Joan Yago, crée par la compagnie Le Grand Cerf Bleu au Théâtre Ouvert.

Dernières répétitions dans la salle de la Cité Véron.

S’il est vrai que l’écriture comme la création sur scène préparent l’ouverture d’un après et d’un ailleurs – il s’agit cette fois d’un vrai départ et d’une future arrivée : ce sont les dernières mois de la présence du Théâtre Ouvert dans les locaux occupés depuis 1981 à la Cité Véron (Paris 18e), avant son déménagement avenue Gambetta (Paris 20e). Le théâtre fondé par Lucien et Micheline Attoun a toujours eu pour vocation d’accueillir et de faire découvrir des écritures contemporaines parmi les plus singulières, comme en témoignent les noms dessinés à la craie sur les murs de la salle : Combats de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès, Bruits de François Bon, Fin d’été à Baccarat de Philippe Minyana, Onysos le furieux de Laurent Gaudé, Les Petites heures d’Eugène Durif, et bien d’autres encore. Mais le théâtre à la coupole cuivrée ne connaîtra pas de « déconfinement » public. Une page se tourne dans le grand livre du Théâtre Ouvert, qui reprendra de plus belle son travail d’exploration avec la nouvelle ouverture prévue en janvier 2021. À ce titre, les répétitions de ces « Brefs entretiens de femmes exceptionnelles » sont fidèles à l’esprit du lieu, en cultivant différentes sortes d’entre-deux.

Entre-deux langues, puisque le texte du dramaturge catalan Joan Yago a été choisi par la directrice Caroline Marcilhac, et proposé à la compagnie Le Grand Cerf Bleu (fondée en 2014) dans le cadre du programme « Fabulamundi », qui soutient la traduction et la circulation de nouvelles écritures entre différents pays d’Europe. Le trait d’union entre les textes contemporains et la scène, tracé par le Théâtre Ouvert dès ses débuts, se double cette fois d’un travail de traduction et d’édition bilingue (à paraître), ce qui est une nouveauté au sein du catalogue qui privilégiait jusque-là l’expression en langue française.

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Philippe, le bienveillant

Philippe Grombeer, le bienveillant

Le métier d’animateur culturel demande des qualités multiples. Philippe Grombeer avait l’art de les conjuguer avec beaucoup de finesse. Tout d’abord l’indépendance vis à vis des pouvoirs publics. Ce n’est pas une mince affaire, car sans l’aide de l’État, pas de support pour l’action culturelle. Philippe agissait avec souplesse et fermeté, un paradoxe qui lui convenait parfaitement. La confiance dans les artistes ensuite, dont l’animateur est le passeur auprès des publics. Là aussi, il excellait.

La poursuite de projets innovants : sans relâche, durant de nombreuses années, et au début avec de très maigres subventions (le ministère de la culture préférait investir dans le Botanique plus prestigieux), il a à travers vents et marées conduit l’aventure des Halles de Schaerbeek jusqu’à leurs rénovations réussies. Mais bien avant les travaux, on avait pu y voir les spectacles de Peter Brook et d’Ariane Mnouchkine. On y retrouvait le « grand » et le « petit », « l’exigeant » et le « populaire » dans une muliplidisciplinarité heureuse, allant du concert de jazz au spectacle de cirque. Rencontrer les autres au-delà des frontières, c’est ce qu’il fit en créant le réseau « transeuropehalles » et en étant associé dès les premières réunions à l’IETM (International European Theater Meeting).

Enfin, il a osé relever le défi du Théâtre des Doms à Avignon. Peu de professionnels croyaient à la réussite de cette entreprise atypique—vitrine officielle de la Belgique Francophone et liberté de programmation pour choisir d’un œil sûr et d’un goût affirmé des créations et des artistes qui ont pu connaître après leur passage dans ce lieu assez « confiné » des tournées mémorables en France et ailleurs.
Ce lieu était à la mesure de la démarche conviviale et bienveillante de Philippe.

Sa chaleur humaine et son sourire vont nous manquer .

Un hommage de Bernard Debroux.