Depuis 25 ans, chaque été, le théâtre antique de Vaison-la-Romaine accueille une programmation de danse. Empêché de se tenir l’an dernier, il a, cette année, fêté avec bonheur la reprise de ces spectacles en plein air, placés sous le signe de Maurice Béjart dont on voit les portraits photographiés par Marcel Ismand aux quatre coins de la ville.
Du 10 au 26 juillet des spectacles internationaux de haut vol voulaient marquer cette édition : de la Folia de Mourad Merzouki mêlant danse hip hop et musique classique aux jongleries contemporaines de Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala en passant par les jeunes danseurs del’Ecole–Atelier Rudra Béjart de Lausanne, le fandango et le flamenco revisités de David Coria et David Lagos, le mythe de Don Juan ré-imaginé par le chorégraphe suédois Johan Inger et la compagnie italienne Aterbaletto. Plusieurs de ces spectacles ont dû être reportés ou remplacés, mais le festival a tenu bon !
Il s’est achevé le 26 juillet par la dernière création du chorégraphe Angelin Preljocaj : Gravité.
La gravité est au coeur de l’art de la danse : Si le rêve du danseur est de s’élever dans les airs, il finit toujours inexorablement par retomber sur le plateau du théâtre.
Cette notion de gravité n’a cessé de hanter le travail du chorégraphe pour qui « depuis des années les notions de poids, d’espace, de vitesse et de masse ont traversé de façon intuitive sa recherche chorégraphique ».
La force du travail de Preljocaj est d’arriver à proposer un travail de recherche et d’expérimentation exigeant et de toucher en même temps un large public pour qui les oeuvres qu’il propose suscitent l’enthousiasme et l’adhésion.
Gravité s’ouvre et se referme par la présence des danseuses et des danseurs au sol : la première image du spectacle les montrent agglutinés comme dans un magma originel et la dernière les verra se détacher l’un(e) l’autre pour terminer allongés, séparés, comme on est seul face à la mort.
Entre ces deux moments se succéderont une série de séquences portées par un univers sonore éclectique (1) qui pourtant s’enchaînent avec fluidité : Preljocaj aime la narration et si dans Gravité nous ne sommes pas en présence d’une histoire clairement racontée, ces séquences, subtilement éclairées par Eric Soyer (dont on connaît le précieux travail d’éclairage qu’il apporte aux spectacles de Joël Pommerat), nous renvoient aux thèmes de prédilection du chorégraphe marqués ici par une approche dialectique : la déclinaison de l’un(e) et du multiple, de l’orient et de l’occident, de l’obscurité et de la lumière, de la vitesse et de la lenteur, du noir et du blanc (notamment pour les très beaux costumes dessinés par Igor Chapurin) et bien sûr du féminin et du masculin.
On peut faire de ce spectacle une lecture féministe, certes pas clairement affichée comme telle, mais présente en filigrane à de nombreux moments, comme ces amusants clins d’oeil où une danseuse repousse son partenaire masculin d’un petit coup de hanche ou, lors d’un autre passage, d’un léger coup de pied ; une séquence entière voit les couples danseuses/danseurs se mouvoir, l’homme couché et la femme debout (sur fond de percussions primitives) et surtout cette dernière image ou lorsque les 12 danseuses et danseurs sont couchés au sol, immobiles, une dernière interprète féminine apparaît et, toute en longitude blanche et élégante, tentera de se dresser vers le ciel étoilé avant de rejoindre ses partenaires allongés.
Toutes et tous les interprètes – six danseurs et sept danseuses – (2) sont remarquables de maîtrise, alternant des moments de grâce pure à une technique époustouflante (l’image où ils se tournent les mains à une allure vertigineuse est irrésistible). C’est surtout une virtuosité collective qui se dégage de ce très beau spectacle, jamais recherchée pour elle-même mais pour toucher le coeur et l’intelligence du public. Les émotions nous étreignent et se succèdent- comme dans la joie de vivre communicative de cette magnifique séquence d’ensemble dansée sur un concerto pour cordes de Bach, suivie par l’entrée poignante sur la scène de deux danseurs tenant chacun deux danseuses dans leur bras comme une descente de croix doublée et inversée. Dans ces temps troublés – Gravité peut aussi se lire dans son acception de dignité retenue et de vigilance -, ce spectacle nous invite à la prise de conscience des responsabilités individuelles que nous avons et nous donne des raisons d’espérer tant il parie sur la force de l’énergie collective.
(1) La musique est un partenaire à part entière de cette création : dans une des premières séquences du spectacle, tout en émotion retenue, les danseurs évoluent sur un extrait de L’Art de la fugue de Bach. Vers la fin, le boléro de Ravel et sa lancinance entraînent les danseurs dans une ronde étourdissante. On retrouve aussi des univers musicaux marquant le spectacle par leur différence et leur étrangeté ; ainsi des pièces de Daft Punk de 79 D mais aussi de Yannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch et les belles études pour piano de Philip Glass.
(2) Baptiste Coissieu, Leonardo Cremaschi, Marius Delcourt, Léa De Natale, Antoine Dubois, Clara Freschel, Isabel García López, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Nuriya Nagimova.
Autour du thème de la gravité, nous vous conseillons de consulter un de nos ouvrages en coédition avec le CNAC : Kitsou Dubois, Danser l’apesanteur