Enrique Diaz : parcours d’un artiste multiple

Enrique Diaz lors d’une performance dans les rues de Rio de Janeiro, 2018. Photo : Isabel Muniz.
Enrique Diaz lors d’une performance dans les rues de Rio de Janeiro, 2018. Photo : Isabel Muniz.

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Artiste prolifique, Enrique Diaz est un metteur en scène d’une importance capitale dans le panorama des arts de la scène au Brésil. Il a influencé toute une génération de jeunes artistes. Sa reconnaissance internationale s’est affirmée de façon sensible depuis plus d’une vingtaine d’années. Il travaille également en tant qu’acteur au théâtre, au cinéma et à la télévision. Manifestant un intérêt récurrent pour le métalangage, il a mis en scène des adaptations de textes classiques, contemporains, littéraires et des textes créés à partir d’improvisations faites par les acteurs. Marquée par la performance et nourrie par les avancées technologiques, sa pratique demeure centrée sur le travail des acteurs, leurs improvisations et leurs jeux avec les personnages.

Au Brésil, Enrique Diaz a été un des pionniers dans l’utilisation de la projection d’images sur scène. D’autres metteurs en scène contemporains brésiliens, comme Gerald Thomas, Felipe Hirsch et José Celso Martinez Corrêa, utilisent ce procédé, mais plus rarement. Nous observons aussi depuis quelques années les créations de Christiane Jatahy qui dialoguent avec le langage cinématographique. Dans le cas des mises en scène d’Enrique Diaz, les projections se font sur une toile blanche en fond de scène. Toutefois, si la technologie utilisée est presque artisanale, les procédés esthétiques sont pour leur part très sophistiqués. Enrique Diaz s’approprie les procédés médiatiques pour les appliquer à son théâtre, par exemple les constructions en hyperlien qui deviennent des passages d’une scène à l’autre à partir d’un point de référence, un lien, avec de fréquents retours aux scènes de départ. Ces enchevêtrements créent un effet de mise en abyme qui invite le spectateur à être co-constructeur du spectacle. Ces mises en abyme brouillent les frontières de la fiction et jettent un doute radical sur la cohérence d’une vérité absolue, d’une réalité unique, ouvrant la voie à d’autres points de vue sur des sphères différentes de la réalité.

En observant le parcours artistique d’Enrique Diaz de façon globale, nous relevons trois   phases distinctes. Une première phase coïncide avec la création, avec d’autres amis acteurs, de sa compagnie de théâtre, nommée Companhia dos Atores. Il crée cette compagnie en 1988, à 19 ans, fort d’une carrière d’acteur déjà intense et productive. Les artistes de la Companhia dos Atores ont été inspirés par le travail collectif des compagnies brésiliennes des années 70. Les artistes de ces compagnies comme Asdrúbal trouxe o Trombone, Manhas & Manias, Ornintorrinco et Intrépida Trupe se servaient du texte comme d’un objet à déconstruire dans une tentative de dévaluer le « texte classique ». Ils improvisaient beaucoup et les tâches artistiques étaient partagées entre les acteurs. Ils cherchaient aussi la dissolution de la division entre scène et public. Ces pratiques étaient assimilées à un « théâtre expérimental », un « théâtre de recherche collective », tout en tenant des discours moins directement politiques que les pratiques artistiques collectives des années 60 avant le coup d’État de 1964 et la mise en place d’un régime militaire. La Companhia dos Atores a été également influencée par le théâtre d’auteur des grands metteurs en scène brésiliens des années 80 comme Gerald Thomas, Moacir Góes, Antunes Filho et José Celso Martinez Corrêa. À la suite de l’ouverture politique des années 80, le théâtre brésilien a vu éclore le phénomène de la hiérarchisation au sein de la structure des groupes avec la suprématie de la fonction artistique du « metteur en scène », responsable de la signature des spectacles plus formalistes prônant une quête esthétique très rigoureuse. Le croisement du théâtre avec l’art de la performance, le cinéma et les nouvelles technologies a apporté un saut qualitatif aux paramètres procéduraux et esthétiques du théâtre des années 80, à travers l’importance donnée aux nouvelles technologies et aux recherches sur différentes techniques d’entraînement physique et de formation d’acteurs.

La pratique artistique d’Enrique Diaz au sein de la Companhia dos Atores a occupé une frontière floue, étant à la fois une pratique très collaborative et cependant centrée sur ses décisions et son autorité de metteur en scène. Lors de l’analyse de différentes dynamiques créatives à caractère participatif, José Da Costa, dans Teatro contemporâneo no Brasil : criações partilhadas e presença[1] , reconnaît que certains metteurs en scène brésiliens, comme Enrique Diaz, exercent leur autorité plutôt pour donner une orientation globale au parcours esthétique de la compagnie que pour unifier les voix dissonantes dans une création partagée. En ce sens, le travail d’Enrique Diaz comme metteur en scène consisterait plutôt à être un catalyseur de questionnements esthétiques et politiques au sein de la compagnie.

Le spectacle A Bao A Qu – um lance da dados, monté en 1990, est considéré comme fondateur de l’esthétique de la Companhia dos Atores. Enrique Diaz y fait une adaptation du conte homonyme de Jorge Luis Borges, tiré du Livre des êtres imaginaires, en s’inspirant également du langage mathématique du poème de Mallarmé, Un coup de dés. Ce spectacle a une structure fragmentaire sous forme de réseaux avec une combinatoire de plans narratifs. Chaque scène construite finit en chaos et destruction pour être reconstruite ensuite, recombinée d’une autre façon. A Bao A Qu – um lance da dados a projeté le nom du metteur en scène Enrique Diaz au plan national, avec un immense succès auprès du public et de la critique. Les artistes de la Companhia dos Atores ont conçu plus de dix spectacles au Brésil, quelques-uns en tournée internationale, comme le spectacle Melodrama, présentéau Festival d’Automne à Paris en 2005. Tout au long des spectacles de cette première phase, Enrique Diaz affirme son intérêt pour le métalangage et les questionnements portant sur le processus de création lui-même. On y observe la valorisation de l’entraînement physique des acteurs, le recyclage de matériaux esthétiques, l’utilisation récurrente de textes métathéâtraux et la projection d’images sur scène.

La rencontre avec l’actrice Mariana Lima, avec qui il s’est marié, et la création du collectif Coletivo Improviso délimitent une seconde phase de son parcours, marquée par différentes dynamiques de collaborations artistiques et de partenariats, divers voyages à l’étranger et des prix internationaux. Ses pratiques y sont plus hybrides et performatives. En 2002, lors d’un séjour à New York au sein de la SITI Company (Saratoga International Theater Institute), Enrique Diaz découvre les Viewpoints et la Composition, un ensemble de techniques développées par Anne Bogart et Tina Landau à partir des principes d’improvisations de la danse contemporaine[2], ainsi que les méthodes d’entraînement physique, spirituel et mental développées par Tadashi Suzuki. À son retour au Brésil, Enrique Diaz et Mariana Lima rassemblent un groupe d’artistes, dont j’ai fait partie, pour partager et s’approprier ces techniques. Suite à ces expériences, il fonde le Coletivo Improviso au sein duquel les artistes s’entraînent et présentent des performances diverses, au Brésil comme à l’étranger. L’appropriation de ces techniques et de ces méthodes est devenue la base constitutive de toutes les créations d’Enrique Diaz qui vont suivre. Au cours de cette seconde phase, Enrique Diaz travaille moins avec les artistes de la Companhia dos Atores. Il établit diverses formes de partenariats avec d’autres artistes invités temporairement au sein du Coletivo Improviso. Il anime, tout comme les artistes qui collaborent avec lui,divers stages et ateliers internationaux.Toutes les créations de cette époque sont présentées en France et dans d’autres pays d’Europe[3], aux États-Unis et à Moscou.

Le premier spectacle de cette phase est Passion selon GH, unsolo de Mariana Lima, adapté du roman de Clarice Lispector, présenté à la Ferme du Buisson en 2003 et au Festival d’Automne à Paris en 2005. Il est produit en dehors de la Companhia dos Atores ; en partenariat avec Mariana Lima. Il s’agit du premier spectacle réalisé avec la technique des Viewpoints et de la Composition. La narration qui présente le voyage intérieur du personnage GH à partir de sa rencontre avec un cafard s’appuie sur l’utilisation de différents types de projections d’images, de façon emboîtée ou juxtaposée.

Parallèlement, Enrique Diaz réalise avec le Coletivo Improviso trois performances-spectacles sans texte prédéfini, comme Improviso Coletivo (2002), A ne pas regarder maintenant (2003) et OTRO (or) weknowitsallornothing[4] (2010). La conception du projet OTRO (or) weknowitsallornothing est signée par Enrique Diaz, mais sa mise en scène est faite en collaboration avec l’artiste Cristina Moura. Les performeurs sont cités dans le programme en tant que créateurs. Enrique Diaz a aussi travaillé avec le documentariste Felipe Ribeiro pour filmer le processus de création des acteurs en interaction avec des passants. Les témoignages recueillis sur l’intimité des personnes choisies aléatoirement ont été repris sur scène et mixés avec les données biographiques des acteurs. L’œuvre de Clarice Lispector inspire ces trois spectacles-performances qui ont pour thématique l’idée de l’autre, de l’étrange à l’extérieur de nous et en nous. Pendant cette phase, fut aussi créé le spectacle Ensaio.Hamlet (Répétition.Hamlet)[5], avec la participation d’acteurs extérieurs à la Companhia dos Atores et de quelques artistes du Coletivo Improviso[6]. Dans Ensaio.Hamlet et le spectacle suivant, Seagull-play, Enrique Diaz exacerbe les procédés qui rendent lisibles les conditions de leur production dans une autoréflexivité qui renvoie au fonctionnement du processus créatif.

Seagull-Play/La Mouette, Enrique Diaz, São Paulo : SESC Pinheiros, 2007. Photo : Fernanda Chemale
Seagull-Play/La Mouette, Enrique Diaz, São Paulo : SESC Pinheiros, 2007. Photo : Fernanda Chemale

Avant de quitter officiellement la Companhia dos Atores en 2010, Enrique Diaz signe la mise en scène du spectacle Seagull-Play/La Mouette créé avec d’autres acteurs invités. Il s’agit d’une adaptation très personnelle du texte La Mouette de Tchekhov, caractérisée par des incrustations de discours autofictionnels des artistes sur le texte de Tchekhov. Avec les acteurs, Diaz construit, détruit et reconstruit des fictions sur la scène théâtrale, suivant une logique non-linéaire et en valorisant l’imprévisibilité des actions sur scène. Les acteurs-performeurs ne sont pas seulement les porteurs d’un personnage dramaturgique, ils mettent en évidence leur corps et leur identité, faisant du personnage scénique un lieu complexe de jeu et de production de sens. Dans Seagull-Play/La Mouette, la projection d’images sur scène montre les scènes de répétitions, les replis intérieurs de l’œuvre et des créateurs. Ces procédés de dédoublement de l’image des acteurs et de la scène multiplient les points de vue et brouillent les récits. En multipliant les images personnelles des acteurs, Enrique Diaz engendre une saturation qui finit par valoriser la présence réelle de l’acteur. L’hyper-valorisation d’un discours intime et la démultiplication de l’image de soi, paradoxalement, n’empêchent pas l’ouverture de la pratique théâtrale aux sujets sociaux contemporains et à des références populaires pleines de rythme et d’humour. Nous considérons cette phase comme le moment le plus ouvert, complexe et performatif du parcours d’Enrique Diaz.

La rencontre d’Enrique Diaz avec les textes métalinguistiques du canadien Daniel MacIvor en 2011 initie la troisième phase de son parcours. Enrique Diaz trouve une syntonie entre son goût pour les structures scéniques en abyme et la dramaturgie métalinguistique de MacIvor qui crée des couches fictionnelles et s’adresse directement au spectateur. Cette phase est caractérisée par la diminution du nombre d’artistes avec lesquels Enrique Diaz collabore. En effet, il s’éloigne des expérimentations au sein du Colectivo Improviso et ne travaille qu’avec des amis très proches et sa femme. Il fait un usage plus discret des Viewpoints et de la Composition, de la méthode Suzuki ou d’autres techniques d’entraînement physique de l’acteur. Contrairement à la surcharge de matériaux des spectacles antérieurs, la mise en scène de In on It, A Beautiful View et Monster est sobre, presque vide d’objets, de décors et de costumes. Dans In on It, Enrique Diaz a concentré toute la mise en scène sur le jeu subtil des acteurs Emilio de Mello et Fernando Eiras, avec un minimum de mouvements et peu d’objets présents sur scène. Il en est de même avec les actrices Drica Moraes et Mariana Lima dans A Beautiful View. Le troisième spectacle, le solo Monster, présentéau Centquatre à Parisen 2013, nous donne l’impression d’être au cinéma à cause de la projection ininterrompue d’images en mouvement. Enrique Diaz est seul sur scène et réalise une partition corporelle très simple avec peu de gestes. Sur une toile panoramique qui forme un demi-cercle situé en fond de scène, il projette diverses images pendant toute la durée de ce spectacle. Cette série d’images aléatoires semblait sortir de la tête du personnage comme un flux de conscience qui se mélangeait à sa narration. Les divers personnages, avec leurs vies entremêlées, sont visibles sur scène à partir du travail d’acteur et de ses mouvements physiques très discrets. Placé devant les images panoramiques floues et en mouvement constant, le corps d’Enrique Diaz devient une espèce d’hologramme.

Enrique Diaz dans Monstro/Monster
Enrique Diaz dans Cine-monstro/Monster, Enrique Diaz, Rio de Janeiro : Oi Futuro Flamengo, 2013. Photo : Nathalie Melot.

À partir de 2014, Enrique Diaz s’éloigne du théâtre et se consacre à son métier d’acteur au cinéma. À l’inverse du parcours de Tom Baxter dans le film La Rose pourpre du Caire, Enrique Diaz rentre dans les écrans pour participer à des fictions à grands succès et enchanter les Cecilia dans les cinémas du monde entier. Parallèlement, il reprend les études universitaires et ses prises de paroles en public deviennent plus militantes et politiques. Il soutient un mouvement d’émancipation et d’autonomie des étudiants des écoles publiques et fait de l’activisme. Mécontents de la situation de leurs écoles, les étudiants revendiquent plus d’investissement pour l’éducation. Ils produisent des performances, shows et happenings. Récemment, en 2017, Enrique Diaz a partagé, avec le danseur Ricardo Linhares, la direction d’une performance-conférence de Mariana Lima qu’ils ont présentée dans les lycées de Rio de Janeiro. À l’époque des élections présidentielles de 2018, Enrique Diaz, sa femme et quelques amis ont décidé d’abandonner l’activisme virtuel pour aller dans les rues de Rio de Janeiro. Pendant quelques semaines, ils ont proposé des actions où ils posaient chacun, dans différents endroits de la ville, une petite table avec deux bancs. Ils invitaient les passants à s’asseoir, boire de l’eau et discuter sur les questions politiques et sociales du moment.

Il nous faut espérer que la pratique théâtrale d’Enrique Diaz connaîtra un nouveau cycle, avec des nouvelles phases. Telle une plante vivace qui subsiste grâce à ses réserves, espérons que sa pratique théâtrale puisse se réinventer et revenir avec force pour circuler de par le monde, enrichie de toutes ses expériences antérieures.  


[1] José da Costa, Teatro Contemporâneo no Brasil : criações partilhadas e presença diferida, Rio de Janeiro, 7letras, 2009.

[2] Bogart Anne & Landau Tina. The Viewpoints Book : a Practical Guide to Viewpoints and Composition. New York : Theatre Communications Group, 2005.

[3] Pendant cette phase, Enrique Diaz et les artistes du Coletivo Improviso ont eu comme coproducteurs en Europe le Temps d’Images 2010 / La Ferme du Buisson, Scène nationale de Marne-la- Vallée / Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles, Belgique) / Hellerau – European Center for the Arts (Dresde, Allemagne) / Wiener Festwochen (Vienne, Autriche) / Le-Maillon Scène européenne – Théâtre de Strasbourg.

[4] Ce spectacle a été présenté en 2010 à La ferme du Buisson, au Théâtre 71 Scène Nationale- Malakoff et au Kunstenfestivaldesarts en Belgique où avait été également présente Seagull-Play 2007.

[5] Une captation du spectacle est disponible à l’adresse suivante : https://vimeo.com/572329282

[6] Répétition.Hamlet a été présenté au théâtre de la Cité Internationale en 2005, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, à la Ferme du Buisson-Scène Nationale de Marne la Vallée, au TNP – Théâtre National Populaire, entre autres, et a obtenu le Prix de la Critique française du meilleur spectacle étranger de la saison 2005-2006.

Marcela Moura (Marcilene Lopes de Moura) est docteure en études théâtrales à l’Université fédérale de l’État de Rio de Janeiro – UNIRIO et l’Université Sorbonne-Nouvelle – Paris 3, metteuse en scène et comédienne.

Références

BOGART, Anne & LANDAU, Tina. The Viewpoints book: a practical guide to Viewpoints and composition, New York, Theatre Communications Group, 2005.

BORGES, Jorge Luis, Le Livre des êtres imaginaires [1957, 1967], Gallimard, 1987.

DA COSTA, José, Teatro Contemporâneo no Brasil : criações partilhadas e presença diferida, Rio de Janeiro, 7letras, 2009.

LISPECTOR, Clarisse, La passion selon GH [1964], Éditions de femmes, 1998.

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