Dirigée par l’argentine Gabriela Carizo et le français Frank Chartier, la compagnie de théâtre belge Peeping Tom fête ses 20 ans cette année par une série de reprises (1) heureusement permises par la réouverture des salles de spectacles.
Le KVS a eu la bonne idée de proposer Vader,– créé en 2014 – (2).
Spectacle emblématique de la compagnie, il plonge ses racines dans l’univers du cabaret – divertissement où se mêlent chansons populaires, danse , acrobatie, humour déjanté, gags, adresses au public – qui, quand il est réussi, peut aussi aborder les thèmes et les questions qui sont au coeur de la vie en société (ici la fin de vie dans une maison de repos).
Peeping Tom (qui signifie en anglais « voyeur ») revendique une esthétique hyperréaliste qui se déploie dans une scénographie concrète : le point de départ de toutes leurs créations part d’unest un lieu dans lequel se déroulent les répétitions —-un mobilhome, une caravane, un jardin, un salon, une cave. C’est çà partir de ce lieu que les chorégraphes imaginent un monde onirique fait de cauchemars, de peurs et de désirs (3).
On retrouve dans Vader l’influence des grandes figures qui ont marqué la scène européenne de la danse contemporaine, notamment Pina Bausch et surtout Alain Platel (Frank Chartier a dansé dans la Trizteza complice, Iets op Bach et Wolf) : simultanéité des actions scéniques, virtuosité des danseurs, confrontation du sordide et du sublime (par exemple ici scatologie et musique de Bach).
Vader (père en néerlandais) interroge donc la réalité de la fin de vie qui, dans nos sociétés où le vieillissement de la population va grandissant, devient une question majeure pour tout le monde,- que ce soit dans la relation que nous entretenons avec nos proches ou dans la perspective de notre propre devenir.
Dans une succession de séquences où alternent effervescence diabolique débridée et moments d’émotion retenue, les danseuses et danseurs, actrices et acteurs nous entraînent dans un univers qui bascule sans cesse entre démesure grotesque (certains visages renvoient à Jérôme Bosch) et douceur d’une humanité profonde.
Tout dans le spectacle joue sur la transformation des corps, les mutations qui s’opèrent de l’enfance à la mort : la confrontation du père (Léo De Beul, 82 ans, doyen de la compagnie) et du fils (Simon Versnel), un corps fluet et un corps lourd ; une jeune fille élancée se transforme en vieille femme tordue ; vivacité et fluidité des parties dansées dans l’énergie, la force et une maîtrise technique époustouflante, et moments d’arrêts où toute la scène se fige dans un silence « assourdissant ».
On pourrait croire, sans avoir vu le spectacle, qu’un thème comme celui- là invite à s’appesantir (un comble pour des danseurs) et à plonger dans une représentation maussade et déprimante.
C’est tout le contraire grâce à la « Peeping Tom touch » (4) et son humour décalé : ainsi apparaissent un infirmier— -commissaire du peuple à la chinoise-— sans doute le directeur de l’établissement qu’il dirige d’une main de fer ; une infirmière (genre Cruella) qui régente tout son petit monde à la baguette ; la même, à un autre moment, tente désespérément à l’aide d’une brosse télescopique surdimensionnée faisant presque toute la hauteur du décor (- lui- même énorme)- d’atteindre sans succès des petites fenêtres pour les laver et ensuite, déséquilibrée, de faire survoler son gigantesque balai au dessus du public, hilare ; dans un autre épisode les « pensionnaires » sont atteint de piqûres de moustiques qui les poussent à des mouvements frénétiques…
Ces petits événements du quotidien qui empoisonnent les résidents de home sont ici tournés en dérision comme pour mieux s’en défendre.…
Les situations vécues sont régulièrement appuyées en contrepoint par un groupe de personnages :- ce sont 10 figurants (5) que Peeping Tom choisit selon les lieux où il travaille et qui répètent pour la représentation du jour-, sorte de choeur antique qui permet de donner à la scène une véritable dimension collective.
Tous les interprètes de la compagnie sont à saluer (6). Par leur vitalité communicative, l’excellence de leur pratique et leur rapport au monde, ils contribuent à promouvoir un art de la scène cathartique et libérateur, bien nécessaire dans ces temps tourmentés.
(1) À Anvers, au Singel, le triptyque The missing door, The lost room et The hidden floor du 9 au 12 juin. Au KVS à Bruxelles, Vader les 9 et 10 juin et Moeder les 12 et 13 juin. (2) Depuis 2014, Vader, – premier volet d’une trilogie Père, Mère, Enfant- a été joué près de 130 fois à travers le monde.(3) Sur la démarche générale de la compagnie, voir leur site peepingtom.be(4) Les parties parlées et chantées le sont essentiellement en anglais, mais aussi dans la langue maternelle des acteurs/danseurs : portugais, néerlandais , coréen, taïwanais.(5) Thierry Thieu Nang, compagnon de route de Patrice Chéreau avait dans le même esprit, en 2013, pour le 100e anniversaire du sacre du printemps réalisé le magnifique Dudu Printemps !,… entraînant 25 danseuses et danseurs séniors amateurs de soixante ans à plus de quatre-vingt ans.(6) Leo De Beul, Jef Stevens, Marie Gyselbrecht, Hun Mok Yung, Brandon Lagert, Yi-Chun Liu, Simon Versnel, Maria Carolina Vieira.