« Homme libre, toujours tu chériras la mer »
Baudelaire
Les textes de théâtre, qu’ils soient classiques ou contemporains sont un carcan pour l’acteur. Lorsqu’il participe à une belle aventure collective où metteur en scène, dramaturge, créateur de son, de lumière et ses camarades de plateau joignent leur art et leur intelligence de la scène pour faire vivre la représentation, le public, comme lui, en sort grandi et heureux.
Jacques Weber a, au cours de sa longue carrière, pratiqué son métier dans cette discipline des textes et son inscription dans les cadres des œuvres tirées au cordeau où la rigueur et la force de l’interprétation se déploient dans un travail collégial.
Est-ce pour cette raison que le désir lui est venu de s’échapper de la gangue d’une pièce « corsetée « pour se lancer dans une aventure de spectacle « libre » où tout ne serait pas construit d’avance ?
« Weber à vif » fait le pari d’associer deux musiciens d’exception- l’accordéoniste Pascal Contet et l’harmoniciste Greg Zlap – pour une rencontre insolite entre des univers d’improvisation de jazz et rock et de grands textes classiques et contemporains que Weber affectionne, qui tantôt s’enchaînent dans une fluidité d’évidence, tantôt s’entrechoquent et marquent des ruptures – le théâtre comme la vie bascule sans crier gare de douceur apaisante en violence insoutenable. Irriguant ces climats aux palettes multiples on ressent chez les trois protagonistes une vérité d’expression et une ludicité contagieuse.
L’ambition de cette démarche est moins -comme cela se fait souvent au théâtre et au cinéma-de ponctuer les situations dramatiques par un univers musical qui les appuie ou les renforce que de proposer de véritables échanges où chacun des trois artistes peut développer sa propre expression et sa propre sensibilité en toute autonomie.
Le choix des textes, dont beaucoup ne sont pas des textes de théâtre renvoient au plaisir de la langue lorsqu’elle déploie sens et émotion ; il permet aussi de proposer au public une leçon de théâtre à travers l’Histoire et le temps: l’implacable texte journalistique de Marguerite Duras sur le suicide d’une famille seule et pauvre de l’Est de la France (2), la profession de foi du séducteur Don Juan à Sganarelle de Molière (3), l’impressionnante métamorphose de l’acteur de plus en plus vieillissant dans les pathétiques stances de Corneille à la marquise Thérèse de Gorla (4),la force de la brillante explication de texte d’un extrait de l’expiation de Victor Hugo (5), le poème nostalgique et tendre de Rimbaud « … on n’est pas sérieux quand on a 17 ans … ».
Même si le bouleversant dernier texte du spectacle nous ramène à la folie d’Antonin Arthaud et son désir paradoxal de ne plus vouloir parler, c’est bien un moment de partage et d’humanité que ces trois artistes complices et généreux nous font vivre.
(1) Le spectacle se donnera dans cette même salle durant le festival d’Avignon 2023 du 7 au 29 juillet. (2) Marguerite Duras écrit en 1987 « le coupeur d’eau », nouvelle inspirée d’un fait divers tragique, publiée dans « La vie matérielle », Éditions P.0.L. (3) Molière, Don Juan, acte 1, scène 2. (4) Révélé au grand public par la très belle adaptation musicale qu’en fit Georges Brassens en y ajoutant la chute humoristique de Tristan Bernard. (5) « il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l’aigle baissait la tête… »