Avec ce texte Traverser la nuit (Durch die Nacht) et son adaptation au plateau, Anne-Marie Storme signe une nouvelle partition de l’intime. Tenir le beau rôle, ou pas. Faire semblant, ou tout le problème du théâtre. Dire la vérité, oui mais après ?
Frère et sœur enlacés presque emmêlés, nœud d’amour lié à jamais, projeté sur le devant de la scène comme expulsé de l’arène, aux prises avec les pulsions de sa génitrice. (Re)chercher l’endroit sacré, la matrice, la place centrale de la mère, cette pièce-maîtresse de maison dont la présence se fond désormais jusque dans les poignées de porte… Un décor pour tenir à bout de bras ce corps présent envahissant au passé dévasté. Se convaincre que l’avenir ne fera pas tapisserie, même s’il faut en passer par des couloirs suintants, chargés (allers-retours virtuels ou la vidéo vagabonde et inquiétante de Jacques Sechaud) ; hall qui déborde d’un tout, de ce vide lourd et grave de l’indicible. Se promener dans les travées mortifères, allées de passage qui sont aussi lieux de vie. Relier les pièces à conviction grâce au corridor, théâtre de toutes les corridas maternelles : cordon-religion, langue à délier, l’allemand pour être dans le vrai, attraper le pompon de la maldonne ou agiter avec impertinence le chiffon rouge et s’autoriser à grimper aux rideaux. Des machines à dérégler et autant de lavages de cheveux qu’on veut. Au diable la tyrannie jusque dans la cadence des shampooings… Plutôt que de rendre les coups, décider d’appuyer sur ses propres boutons. Déclencher l’acmé. S’engouffrer dans les failles, fouiller le sang et revenir parmi les vivants. Alors oui il y a incontestablement du Lagarce dans ce théâtre-là, et puis aussi du Sarah Kane (en moins psychotique tout de même). Car distribution à la volée de polaroïds il y a, avec pas mal de montées sans filet en double pour le même fil d’Ariane. Monstre bicéphale venu défier et ressusciter le Minotaure. Maman a tort ? Avait-elle tort ou raison… ? A trop creuser on risque d’ébranler les fondations. En-dessous on n’y trouvera que des racines carrées. Souterraine la matriarche, la reine finira par aller se planquer d’elle-même dans la soute. A nous de saisir son itinéraire, sa logique en pagaille, quitte à rester en manteau, en visite, non on ne restera pas longtemps ça c’est sûr. Après tout, nous aussi nous sommes de passage.
La fratrie qui d’entrée de jeu invective et refuse les pieds de plomb, revendique son propre envol. Prendre l’histoire à bras le corps, tel un couple Electre/Oreste (Sophie Bourdon/Jérôme Baëlen, duo touchant et tactile) qui porte et s’emporte tout en évitant l’écueil du bras d’honneur trop facile envers l’Histoire. Passé poisseux, France-Allemagne, mais non ce n’est pas une énième finale de foot qui a fini en queue de poisson, la suite des plats s’il vous plaît car la mère (Anne Conti, sépulcrale) s’impatiente dans une impasse et s’apprête à jouer les murènes ou les passe-murailles. Ça s’épice ça se lisse ça se tasse ça se glace ça dégèle enfin, tant de choses à régler à liquider. L’eau de boudin, paraît qu’on y trempe encore, Ingeborg Bachmann nous l’avait dit (elle et tant d’autres). Reste l’électricité, et cette culpabilité à trimballer. Ça colle à la peau et aux oripeaux, on s’y sangle, la main dans le sac, on se camisole à force. Alors mieux vaut s’en lester et boire et danser fugacement pour oublier. S’étreindre pour ne pas s’éteindre. Car dans le labyrinthe on s’éreintera assez à reconstituer la généalogie du logis (scénographie subtile signée Ettore Marchica). Et via la toile chercher un autre point de vue, tenter une autre approche. Derrière chaque porte interdite deviner son absence, sa présence à elle, la suprême, sa main, la sienne, toujours là dans les contours, avec le châtiment toujours possible, la peur bleue pour avoir osé lui rire à la barbe, qui sait. Derrière l’écran, elle protestera encore : cyclo forever. Tout est à (re)faire, ce n’est pas elle qui dira le contraire. Et même si on fera comme ça nous chante, juste pour la titiller un peu, pour de faux, histoire de tester sa résistance et de s’affranchir momentanément de son influence, au final on s’efforcera d’appliquer à la lettre ses conseils. On suivra l’exemple. On reproduira. La petite ritournelle du rituel (les thèmes entêtants de Johann Chauveau). Et on inventera aussi la nôtre, au passage.
La compagnie Théâtre de l’instant naît en 2007 sous l’impulsion d’Anne-Marie Storme, jusque-là infirmière avec comme bagage scénique une pratique de la danse classique. Très vite elle joue, écrit, se forme en accéléré et crée des spectacles épurés mais non moins chargés émotionnellement. Ici les mots nous renversent dans une valse vivifiante, bien qu’ovipare. Mais les secrets que l’on couve suffisent à fissurer d’eux-mêmes la coquille, et le reste avec. Une renaissance de tous les instants pour un théâtre à vif.
Selina Aït Karroum
TRAVERSER LA NUIT (Durch die Nacht) d’Anne-Marie Storme Texte publié aux Éditions L’Harmattan Avec Jérôme Baelen, Le frère Sophie Bourdon, La soeur Anne Conti, La mère Création lumière Bernard Plançon Création vidéo Jacques Sechaud Scénographie Ettore Marchica Création musicale Johann Chauveau Régie son/vidéo Caroline Carliez Production Théâtre de l’instant Avec le soutien du Conseil Régional Hauts-de-France, l’Adami – Société des artistes-interprètes, gérant et développant leurs droits en France et dans le monde pour une plus juste rémunération de leur talent - et la ville de Marcq-en-Baroeul. Remerciements à La Virgule/Tourcoing, La Verrière/Lille, le Théâtre Charcot pour leur accueil en résidence. www.theatredelinstant.fr
Les prochaines dates :
- 3 novembre 2017 // Maison Natale Charles de Gaulle, Lille (version auditorium)
- 10 novembre 2017 // Théâtre Les Tisserands, Lomme