Du 12 au 28 octobre, le Théâtre des Bouffes du Nord présente une création collective des ensembles La Phenomena et La Tempête mise en scène par Maëlle Dequiedt d’après une œuvre de Domenico Scarlatti, Stabat Mater (composée sans doute entre 1714 et 1719), arrangée par Simon-Pierre Bestion. La dramaturgie, signée par Simon Hatab, convie dans ce spectacle d’1h30, outre le poème latin de Jacopone da Todi, sublime méditation sur la vierge au pied de la croix, moult fois mis en musique depuis le moyen-âge, des fragments de La Vie matérielle de Marguerite Duras (1987), et de Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado (2022). Dix instrumentistes chanteurs, quatre comédiens. Des moyens scénographiques affichant une certaine sobriété (un dispositif en gradin, où les musiciens apparaissent d’abord comme des figures sur un retable, un gros matelas de gymnastique, une gazinière, une grande bâche noire, quelques tabourets et accessoires, une boîte, une bassine, des patates…). Des instruments de musique (et des styles musicaux) de différentes époques – piano, accordéon, basse électrique, flûte traversière, clarinette, bugle et tuba, violoncelle, percussions, scie musicale. Des costumes qui connotent plusieurs époques, de la stylisation picturale au nouveau réalisme, du carnaval de carton aux vêtements de notre temps.
Une telle variété renvoie au « théâtre musical » contemporain, à sa manière de privilégier le jeu sur la représentation, à son tropisme pour l’hybridation, à sa liberté par rapport aux codes et aux canons. Plus que d’une « mise en scène d’une œuvre du passé », il s’agit là d’une variation collective sur les traces qui en persistent. Ceux qui s’attendraient à découvrir, comme tirée d’un sarcophage, l’œuvre ancienne mais toute fraiche encore de Scarlatti, peuvent passer leur chemin. Ou rester. Car ce Stabat mater cherche à transmettre ce qui tout à la fois subsiste et nous échappe, ce qui s’éloigne et nous transperce. Ce qui nous reste, à jamais, proche et étranger.
La musique, comme les objets religieux, ne persistent que dans le temps, la reprise, l’interprétation. Ou, aurait dit Bruno Latour, la traduction. Bien sûr, cette œuvre, commandée au compositeur pour un usage strictement religieux (peut-être était-elle destinée à la Basilique Saint-Pierre), n’avait a priori rien à voir avec le théâtre. Et contrairement à d’autres œuvres sacrées qui font aujourd’hui les délices des metteurs en scène (comme les oratorios à sujets bibliques, les passions qui racontent les derniers jours de la vie de Christ, et même les messes qui suivent un certain rituel), le texte de Jacopone da Todi n’est pas dramatique, au sens théâtral du terme.
Il est d’abord une méditation sur la souffrance morale indescriptible endurée par la vierge :
Elle se tient en pleurs face à son fils pendu en croix.
Son âme inconsolable, un glaive l’a transpercée.
Qui retiendrait ses larmes en la voyant endurer un tel supplice ?
Pour toutes les erreurs humaines, elle a vu son fils livré au fouet.
Elle a vu son enfant abandonné, agoniser et soudain rendre l’âme[1].
Puis une supplique :
Ô mère, source d’amour, laisse-moi partager ta tristesse.
Fais brûler mon cœur pour l’amour du ciel.
Imprime en moi les blessures de ton fils.
Laisse-moi m’enivrer de son sang.
Je désire être à tes côtés et de rejoindre par delà les larmes.
Ne sois pas cruelle, laisse-moi pleurer avec toi.
Et enfin une prière :
Et au jour du jugement, protège-moi des flammes dévorantes.
Quand mon corps mourra, fais que mon âme accède au paradis.
L’image de la mère, debout au pied de la croix, évoque de nombreuses toiles et semble fixer un canon visuel au seuil du poème. Mais l’image elle-même cède le pas devant les visions qui submergent l’âme de la mère : le fils livré au fouet, le fils abandonné, agonisant, mourant. L’image en fait naître d’autres, qui alimentent une ardeur doloriste, d’où procède, pour le poète, la pensée de sa propre mort. Si drame il y a dans ce texte qui passe du tableau à la prière, il est dans la prolifération des images intérieures, dans leur dimension spéculaire, leur mouvement, leur appel au partage.
De même, la musique de Scarlatti, contrairement à celle d’un Pergolèse sur le même texte (qui n’a pas pleuré en écoutant ce Stabat mater aux dissonances déchirantes ?), ne se concentre pas sur des émotions singulières, quasi lyriques, mais semble se diffracter et se multiplier dans l’espace de la polyphonie. Elle ne porte pas des émotions de solistes, mais fait communauté. Elle est brève enfin (une demi-heure), rechigne au développement, comme si elle portait en elle, et revendiquait, la marque de l’éphémère.
L’équipe réunie autour de Maëlle Dequiedt et Simon-Pierre Bestion embrasse l’œuvre pour la mener jusqu’à nous, sans hésiter à l’étoffer d’autres motifs. Structurée en huit tableaux, le spectacle se dérobe à la continuité d’un point de vue unique. Le drame, s’il faut vraiment en chercher un, réside précisément dans le feuilleté des époques, la permanence et la diversité des vies de mère, au sein d’une société patriarcale, dont l’Église offre une sorte de perfection. Car dans le Stabat mater, ce texte emblématique de la culture occidentale savante, si la mère est là dès l’incipit (Stabat mater), si elle est rendue présente dans la picturalité vibrante de l’image, elle est mise à distance par le texte lui-même, qui en fait le réceptacle des douleurs, des angoisses, des prières. Et jamais ne retentit sa voix. C’est autour de ce vide que se tisse la polyphonie de Scarlatti, qui semble fuir avec elle et qui accueille jusqu’à son silence.
C’est autour de ce même vide que s’éveille l’écosystème du spectacle de Maëlle Dequiedt, foisonnant de pistes, de personnages, d’émotions, mais préservant le mystère d’une féminité qui refuserait de se laisser enfermer dans l’abstraction de ce statut, mater. Il déploie par exemple tout un éventail de corps où s’imprime le féminin dans le réel. Corps construits, corps déconstruits, corps blessés, corps de labeur, corps résistants, corps résilients, corps libres… dont la diversité convoque des conditions inégales et parfois tragiques (ainsi l’image de la mère qui s’enfourne dans la gazinière), mais qui, au final, fleure bon l’utopie. Notre monde se transforme. C’est maintenant qu’il se tient debout face aux mutations de la maternité, des genres, des sexes, de la génération. À l’inverse, le cadre patriarcal fait l’objet d’une extrapolation théâtrale virtuose, dès la deuxième scène, faisant tourner un conclave burlesque et chorégraphique, au centre de la scène : dérisoire société, concurrentielle et provisoire, où les candidats, un par un, chutent.
Comédiens et musiciens-chanteurs dessinent ensemble ces paysages humains où chacun retrouvera ses propres références – de Jérôme Bosch à Francis Bacon, de Molière à Paul Claudel, ou de Heiner Müller à Nanni Moretti –, et se surprendra à sourire devant les manières insolites de jouer de la musique, de la montrer en train de se faire, matérielle ô combien, mais pourtant irréductible à cette matérialité même. Quant au texte parlé, qui combine des extraits de Duras, de Preciado et des séquences issues d’improvisations, il cultive l’hétérogénéité, jusqu’à donner le sentiment d’être décalqué de scènes vécues (tel l’impayable dialogue du fils avec la mère, à la toute fin de l’œuvre, sorte d’écho au dialogue à jamais perdu de Jésus avec Marie, où le fils tente en vain de faire s’exprimer la mère sur ce que c’est qu’être une mère). Mais sa présence dans le spectacle, au milieu de moments chantés et de scènes sans paroles, éclaire aussi le langage d’une étrange lumière. Qu’est-ce qu’être humain au milieu de toutes ces entités du monde si disparates – figures musicales, rémanences visuelles, histoires refoulées, héritages meurtris ?
Le spectacle n’apportera bien sûr aucune réponse à cette question. Mais en traversant ces espaces imaginaires où coexistent tant d’entités différentes, il nous met face à nos responsabilités et nous invite à refaire communauté, sur d’autres principes que le déni du féminin, la négation de l’autre, la douleur et le sacrifice. Certains n’y verront pas une lecture à la hauteur d’une œuvre sacrée ? Qu’importe. Car notre sensibilité mute, sur ces sujets religieux aussi. Et rien n’est plus fugace et impalpable que le sacré dans l’art.
A lire : Opéra et écologie(s) N° 144-145, oct 2021
Le Manège – Scène nationale de Maubeuge
28 septembre 2023
Opéra de Reims
6 octobre 2023
Théâtre des Bouffes du Nord
du 12 au 28 octobre 2023
Maison de la Culture d’Amiens
1er décembre 2023
Le Quartz – Scène nationale de Brest
5 et 6 avril 2024
Opéra de Lille
12 et 13 avril 2024
Scène nationale d’Orléans
17 et 18 avril 2024
Images : Stabat Mater, d’après Domenico Scarlatti, une création La Phenomena / La Tempête, mise en scène Maëlle Dequiedt, direction musicale et arrangements Simon-Pierre Bestion, Les Bouffes du Nord, octobre 2023. Crédit Christophe Raynaud de Lage.
[1] Le texte est ici celui de la « libre réécriture » de la production, dans le programme du spectacle.