LVG : Que revêtent selon toi ces termes de « diversité culturelle » devenus usage courant au sein des institutions culturelles et comment définirais-tu ton travail de création artistique envisagé à l’aune de la « diversité culturelle » ?
SK : C’est mon cheval de bataille. Je souhaite amener l’émotion à l’endroit de universel. En ce moment, je reprends la tournée du Stabat Mater de Vivaldi ; j’ai voulu que cette œuvre soit réarrangée pour violoncelle et accordéon. Pour moi, l’accordéon est un instrument populaire, que tout le monde connaît. J’aime ces genres hybrides. La diversité commence là : un opéra avec un accordéon ! Je travaille pour que le public ressente une bulle d’émotion. Je le dis avec humilité. J’essaie d’être le plus vrai possible. Tout cela demande beaucoup de technique, ce n’est pas simple.
Je tente de décloisonner l’opéra, le jazz, la danse, etc. Le spectacle que je prépare est dans cet esprit-là : une rencontre culturelle entre les multiples identités d’Afrique et l’opéra, et une rencontre humaine. Je souhaite déstructurer les codes de l’opéra et le réinventer au contact du gowka gouadeloupéen, du biguine des Antilles, de la rumba congolaise, de la musique des griots maliens et du mbala sénégalais.
Déjà le nom de ce spectacle, Second souffle, en dit long ! En ce moment, on a besoin d’un second souffle, même en politique. Il y aura du Rossini, du Rameau, du Vivaldi, accompagnés de batterie, accordéon, djembé. Mes choix d’instruments sont des actes « militants » en quelque sorte. Mais je ne veux rien imposer au public, je souhaite qu’on se retrouve autour d’une table émotionnelle. Chacun ressentira quelque chose de différent. Je souhaite donner un second souffle plein d’espoir !
LVG : As-tu déjà senti à titre personnel une inégalité de traitement ou as-tu été victime d’une sorte de stigmatisation de par tes origines et ta couleur de peau ?
SK : Je me sers aussi bien du négatif que du positif pour faire exister cette émotion. J’ai été blessé un jour, victime d’une grave agression raciste. Lors des représentations de Coup Fatal, la production ne voulait pas que ce soit annoncé avant la représentation. Je ne pouvais pas danser, j’aurais voulu qu’on sache pourquoi. De mon côté, je n’ai pas eu l’énergie de demander des explications…
LVG : As-tu déjà eu des propositions de rôles où tu sentais que c’était lié à ta couleur de peau et pas spécialement à ton talent ?
SK : J’ai senti que c’était lié aux deux. Je fais un style de musique qui est assez atypique pour un Noir. Les projets style « bêtes de scène », j’y fais attention, bien sûr. J’ai refusé récemment un projet à New York parce que je sentais qu’ils m’avaient invité plus pour « m’exhiber » par rapport à mes origines que pour ma personnalité artistique. Mon but est de donner du bonheur aux gens et de les faire rêver, voyager. Tout comme un acteur lit le scénario avant de s’engager, j’essaie de bien comprendre le concept d’un projet, le message général, avant de dire oui. Si les contours sont flous, si le sentiment est vaguement empreint d’« apitoiement », je refuse souvent. Je ne veux pas que les gens puissent éprouver de la pitié. Mais si le spectacle ouvre des portes, s’il est généreux, ça me parle.
LVG : Le fait d’être Congolais d’origine t’a-t-il apporté des difficultés ou plutôt des propositions intéressantes ? Ta carrière a-t-elle été freinée par tes origines ou le contraire ?
SK : Ça dépend… Ça dépend des maisons d’opéras, des théâtres. Il y en a beaucoup qui sont ouverts. Je pense qu’au final je suis appelé à travailler davantage que les autres, pour « prouver » que je suis à la hauteur. Si je suis venu en Europe c’est surtout pour briser ces frontières artificielles. Nous avons tous des choses à partager et nous avons besoin les uns des autres.
LVG : Qu’as-tu ressenti à ton arrivée au Conservatoire de Namur ?
SK : C’était pas évident. J’étais pas le seul Noir en Europe, heureusement, mais au Conservatoire je crois bien que j’étais le seul. J’ai souvent senti qu’on ne me « calculait » pas, que je ne comptais pas. Ça, je l’ai ressenti pendant toutes mes études. Je devais réfléchir à chaque acte que je posais, à chaque geste que je faisais, chaque mot que j’énonçais. Si je me trompais ou si je faisais une chose de travers, je devais doublement me justifier. J’ai dû beaucoup travailler pour exister au milieu de tout cela.
LVG : Assiste-t-on à une crise de la représentation théâtrale, d’après toi, vu le manque de diversité et de diversification de nos scènes européennes ?
SK : Je pense qu’au théâtre et à l’opéra, ça commence à s’ouvrir doucement.
LVG : As-tu parfois assisté à des réactions étonnantes de la part de spectateurs, se demandant si tu avais été engagé pour des raisons dramaturgiques ?
SK : Je pense que si le spectateur s’arrête à ça, à une histoire de couleur de peau, c’est l’artiste qui en est responsable. L’artiste doit se surpasser et faire oublier son apparence physique pour servir au maximum le rôle et la musique. Là encore, pour un Noir c’est encore plus dur sans doute, il faut être irréprochable, d’un point de vue technique mais aussi émotionnel.
LVG : Quel est le rôle des artistes dans le décloisonnement non seulement des disciplines artistiques mais aussi des mentalités ?
SK : Je pense que les artistes, de tous bords, ont une grande responsabilité car ils détectent les dangers ou les signes précurseurs de danger, avant les autres. Les artistes observent la société et interprètent ce qu’ils y voient. En tant qu’artiste, je souhaite qu’on respire un second souffle, un second souffle plein d’espoir. Mon objectif, ma raison d’être, est de créer des espaces émotionnels et respectueux de l’autre. Manifester, se révolter dans la rue, c’est bien aussi, mais cela ne suffit parfois pas. L’artiste manifeste, se révolte, sur le plateau. C’est pourquoi je souhaite créer au sein de ma compagnie (Likembé association) des actions artistiques qui soient aussi sociales, des résidences, qui favoriseraient des rencontres dans une écoute mutuelle. Je me renseigne sur le travail d’un artiste, sur ses valeurs, sur ce qu’il défend, si je dois l’engager dans mes créations. Pour moi, c’est essentiel de faire de l’art une source de dialogue entre les pays et les peuples.
LVG : Quel est le rôle le plus surprenant que tu aies endossé ?
SK : Tous les rôles sont surprenants. Il n’y a pas de petits rôles. C’est l’artiste qui doit rendre le rôle surprenant. Un rôle n’est jamais surprenant en soi. Parfois, les petits rôles, où on ne chante pas beaucoup, déclenchent de grandes émotions.
Serge Kakudji sera prochainement au Théâtre Chaillot dans Two, Seul d’Annabelle Bonnery du 15 au 17 février 2018. Ce spectacle mêle la danse contemporaine à la musique baroque. Il chantera aussi dans L’Arbre en poche, composé par Claire Diterzi, programmé bientôt au Centquatre-Paris. Le documentaire Rêve Kakudji de Ibbe Daniëls & Koen Vidal (2013) retrace une partie de sa vie et de sa carrière. En 2014 le n°triple 121-122-123 d'Alternatives théâtrales était consacré à la création à Kinshasa.