Et le corps, alors ?

À propos des « Particules Élémentaires », de Michel Houellebecq, par Julien Gosselin, récemment repris au Théâtre National (Bruxelles).

Tiphaine Raffier, Denis Eyriey, Noémie Gantier dans LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES d’après Michel Houellebecq, mise en scène Julien Gosselin, Festival d’Avignon 2013. Photo Simon Gosselin.

En 2014, Les Particules élémentaires, adaptation de Houellebecq, révélaient Julien Gosselin, alors âgé de 27 ans, au festival d’Avignon dont il était le benjamin.

Rappelons brièvement l’intrigue : plongée acide et désabusée dans le morne déclin occidental de la seconde moitié du 20e siècle, le roman retrace le parcours de deux demi-frères, Bruno et Michel, l’un obsédé sexuel beauf et frustré, l’autre génial scientifique solitaire, s’éloignant de plus en plus de ses contemporains à mesure que ses recherches ouvrent la voie à un avenir post-humain, libéré de la reproduction sexuée comme de la différence des sexes. Explorant les impasses de la libération individuelle post soixante-huitarde, la cruauté et le désespoir où conduit la compétition généralisée (sexuelle, économique et sociale) propre au monde libéral, le gouffre séparant l’égoïsme des hommes et la quête d’amour des femmes, Houellebecq semble ne croire qu’à la puissance de la littérature. À la fois comique et sordide, le livre frappait d’abord par sa lucidité et sa mélancolie sèches.

Ce choc, Julien Gosselin le traduit d’abord par le rythme. Dès le début, ses Particules claquent, faisant s’entre-heurter les voix, les époques, les personnages. Les comédiens, assis de part et d’autre d’un plateau tapissé d’une herbe dont la couleur trop franche colle parfaitement à la société « érotico-publicitaire » décrite par Houellebecq, descendent à tour de rôle comme sur un ring pour raconter un épisode de l’épopée ou le parcours d’un personnage, verbe haut, vif et coupant. La tension est en outre soutenue par de brusques effets visuels et par le son live de guitares saturées qui traverse la pièce par intervalles.

Julien Gosselin, avec sa narration fonceuse, désire embrasser la totalité du roman. On devine en effet que dans Houellebecq, il aime et reconnait tout : la méchanceté et la compassion, le pathétique et l’humour, le désespoir grave et l’œil attentif à la banalité d’un univers fade de Flunch et de trains de banlieue. Mais aussi louable que soit cette ambition généreuse visant à rendre compte avec attention de la complexité du matériau initial, on peut trouver sa mise en œuvre parfois lacunaire ou maladroite. Une fois mis de côté l’habillage visuel et sonore vivifiants, le texte apparaît en effet souvent plus illustré qu’incarné, plus transposé qu’interprété, chaque personnage s’apparentant davantage au bloc de texte qu’il vient cracher à plein poumons, statique, au milieu du plateau qu’à un être vivant innervé d’émotions, de mots, de gestes et de pensées. On peut y voir une audace expérimentale : loin de renier la pâte romanesque originelle pour la traduire théâtralement, Gosselin assume le romanesque et l’écriture protéiforme des Particules, oscillant entre le discours documentaire ou sociologique, le récit d’anticipation et la saga familiale. Mais qu’en est-il de la quasi absence des corps, la plupart du temps raides, immobiles et séparés les uns des autres ? Révèle-t-elle l’insurmontable isolement des hommes dépeint par Houellebecq, ou signale-t-elle une difficulté de la mise en scène, si happée par le texte qu’elle peine à faire exister ceux qui l’habitent ? Julien Gosselin revendique la paternité des grands de la scène flamande contemporaine, de Jan Lauwers à Alain Platel. Certes, on retrouve dans ces Particules élémentaires une énergie débridée et une hybridité des genres qui puisent dans cet héritage, mais la différence réside précisément dans l’attention au corps, matière première chez les belges, ici négligée. Peut-être est-ce aussi parce que le spectacle se prive du corps que la bouche prend une place démesurée, qui finit par nuire à l’expérience. Car si la langue de Houellebecq, en passant à l’oral, dévoile chez Gosselin toute sa vigueur et sa beauté, son martèlement sans frein, tendance rouleau compresseur, dessert parfois davantage sa force qu’il ne l’exprime. Il nous manque ici de l’espace pour l’inconfort et l’ambiguité de ce texte dérangeant, des bulles de respiration qui auraient créé du jeu. Jeu qui, à tous les sens du terme, se dérobe.

Dans le #120 Théâtres de l'émotion (2014), Yannic Mancel proposait sa lecture des Particules Élémentaires mis en scène par Julien Gosselin. Retrouvez son article Élémentaire mon cher Julien en accès libre sur notre site. 

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