Ouvrir sa saison théâtrale à Bruxelles par un texte contemporain en ces temps de frilosité du public pour la découverte est un acte courageux.
C’est la voie que Philippe Sireuil a choisie en nous proposant de découvrir Villa Dolorosa de Rebekka Kricheldorf , mise en scène par Georges Lini.
Depuis plusieurs années le metteur en scène et sa compagnie « Belle de nuit » travaillent sur l’interaction entre le contemporain et le classique : c’est tout naturellement qu’il s’est emparé de l’adaptation et la réécriture que l’auteure de théâtre allemande Rebekka Kricheldorff a réalisée à partir des Trois Sœurs.
La douceur mélancolique propre à l’univers des pièces du maître russe est ici transposée dans une explosion et une crépitation verbale détonnante.
Tirant la célèbre pièce de Tchekov vers ce qu’elle appelle un « vaudeville existentiel », l’auteure en a fait une formidable machine à jouer pour des actrices et acteurs qui ne cachent par leur plaisir (et nous en donnent !) de créer des personnages qui peuvent enfin tout dire de leur impuissance à vivre et se réaliser là où Tchekov faisait la part belle aux silences et aux non-dits pour rendre compte de l’immobilisme des personnages et de leur désarroi face à un monde qui change, qu’ils ne peuvent maîtriser et où ils ne peuvent s’engager.
Ici la langue est vivante, crue, violente. Les dialogues sont étourdissants et virtuoses et les interprètes nous entraînent avec délectation dans la peinture d’une bourgeoisie sans repères qui ne parvient pas à donner du sens à sa vie.
Il y a un énorme paradoxe, et c’est peut-être à cela que tient la réussite du spectacle, à utiliser une telle énergie créatrice pour décrire un milieu social frappé d’immobilisme.
L’espace vide (vide du plateau où ils s’aiment et se déchirent- et vacuité de leur existence) où se débattent les personnages est prolongé par une très belle sculpture lumineuse et mobile, jardin extérieur de cette villa « douloureuse » dont les habitants n’ont pas l’air de vouloir jouir, perdus dans des soirées d’anniversaire qui répètent inlassablement la même dérive alcoolisée.
Georges Lini a rassemblé une équipe formidable d’actrices et acteurs dont la plupart l’ont suivi depuis plusieurs années.
France Bastoen Olga engoncée malgré elle dans sa vie d’enseignante, Anne-Pascale Clairembourg (Irina) à la nonchalance d’éternelle étudiante, Isabelle Defossé (Macha) épouse frustrée qui continue de rêver,Thierry Hellin (Andréi) qui n’arrivera pas à terminer son livre, Nicola Luçon (Georg), Pierrot lunaire à l’incapacité d’agir et Déborah Rouach(Janine), seule peut-être à incarner l’avenir : elle donne naissance à deux enfants dont les portraits suspendus sur les côtés du plateau semblent juger ces adultes dérisoires empêtrés dans leurs abattements.
Toutes et tous sont touchants, pétris d’humanité ; ils sont nos soeurs et nos frères contre lesquels nous ne pouvons avoir « le coeur endurci».
Villa Dolorosa de Rebekka Kricheldorff, traduction de Leyla-Claire Rabih et Frank Weigand.
Avec France Bastoen, Anne-Pascale Clairembourg, Isabelle Defossé, Thierry Hellin, Nicolas Luçon, Deborah Rouach, dramaturgie et mise en scène Georges Lini, scénographie et costumes Renata Gorka.
Création au théâtre des Martyrs, Bruxelles le 20 septembre 2019. Le texte français est publié aux éditions Actes Sud.
A propos des Trois soeurs, vous pouvez également lire dans le numéro 129 d’Alternatives théâtrales, Scènes de femmes, Ecrire et créer au féminin, 2016 : « What if they went to Moscou? Entre réalité et fantasme, le désir de changement des Trois Sœurs, de Christiane Jatahy », par Marjorie Bertin