S. M-L : Il est d’usage aujourd’hui de critiquer les théâtres publics au motif de leur incapacité à intégrer la diversité culturelle de nos sociétés multiculturelles ? Existe-t-il, selon toi, un problème spécifique d’accès des artistes issus de l’immigration aux scènes européennes ?
H. A. : Une chose est sûre, la diversité des artistes issus de l’immigration ne se retrouve pas sur la plupart des plateaux. Il y a plutôt des scènes « spécialisées », en France on s’intéresse beaucoup à la francophonie. Ce sont des endroits spécifiques où il est possible de découvrir des artistes ou des auteurs « venus d’ailleurs », vivant dans des pays francophones mais aussi issus de l’immigration. J’ai l’impression que cela bouge toutefois. Je ne sais pas si la situation est européenne ou plus particulière dans tel ou tel pays. Il y a des initiatives partout, en tout cas en Europe. Je pense à l’initiative très importante du Théâtre Gorki, à Berlin, sur le modèle du théâtre permanent où tous les acteurs de l’ensemble sont issus de l’immigration, turque ou de l’est notamment… On n’est pas ici dans une logique de diversité liée à la couleur de la peau, mais à une diversité culturelle. Ce mot « diversité » est compliqué. Comment l’appréhender ? Il me semble qu’il ne faut pas le faire de manière sociologique. Il ne s’agit pas de donner des pourcentages pour des catégories de personnes de peau noire ou de type méditerranéen …
S. M-L : Tu veux dire qu’il faut refuser les quotas ?
H. A. : En tout cas, l’enjeu n’est pas d’avoir une représentation sociologiquement proportionnelle. Il faut continuer à penser à un enjeu symbolique. Notre représentation est très importante car elle est de l’ordre symbolique. Elle est aussi importante dans l’absence ou l’incapacité de penser cette fameuse diversité, ou Mondialité en référence à Glissant reprise par Patrick Chamoiseau.
Comment représenter une humanité en Occident qui s’est mondialisée ?
C’est un sujet d’autant plus important me semble-t-il quand on dirige – comme moi – un théâtre en Seine-Saint-Denis. Il suffit de se promener ici pour voir que la mondialité existe, c’est une mondialité visible et elle doit aussi l’être sur les plateaux. J’ai l’impression qu’il y a une prise de conscience réelle, elle est cependant assez récente et il y aura nécessairement un délai avant d’observer des changements importants. Si je considère la programmation de la saison dernière à la MC93, il y a eu beaucoup de physiques différents sur les plateaux.
S. M.-L. : Es-tu attachée à ce sujet historiquement ou depuis ta nomination à la tête de la MC 93 ?
H. A. : Depuis le Festival d’Avignon. La dernière édition que nous avons programmée en 2013 (avec Vincent Baudriller) était extrêmement manifeste, avec Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey comme artistes associés. Dieudonné Niangouna et Stanislas Nordey sont des personnes très attentives à cette question de la Mondialité et de sa représentation symbolique. Peu de gens s’en sont aperçus à l’époque. Par la suite, j’ai choisi de diriger un théâtre public dans les quartiers populaires, et il est évident que ces questions-là s’y posent clairement.
S. M.-L. : Comment se traduit l’injonction contradictoire des pouvoirs publics sur ce qui est devenu un enjeu politique d’affichage et de visibilité, tout en soulevant des débats de fond au sein d’une société marquée par la fracture coloniale ?
H. A. : Je ne le vis pas comme une injonction institutionnelle. Ce qui est intéressant dans ce qui s’est passé lors des dernières élections en France – alors qu’on nous annonçait que le Front national risquait de l’emporter…-, c’est qu’on a pu voir nettement le clivage entre une France mélancolique et défensive d’une logique suprématiste blanche, qui se croit en danger et use de la rhétorique d’un occident envahi par des étrangers hostiles, et se référant à un monde irréel, qui serait pur, cloisonné, et à protéger, d’un côté.
Et de l’autre côté, une partie de la population a admis que le Mondialisation était là, qu’on ne pouvait pas revenir en arrière, qu’elle signifiait multiplication des échanges, circulation, interculturalité…
Ce que j’apprécie dans le concept de Chamoiseau, c’est qu’il définit une Mondialité qui s’oppose à une Mondialisation aujourd’hui uniquement vécue du point de vue capitaliste. La Mondialisation ne devrait pas être réduite à la loi des marchés, mais s’ouvrir aux enjeux écologiques, migratoires, intellectuels.
Qu’est-ce que le théâtre doit faire avec ces questions ? C’est à cet endroit que nous devons travailler. Je suis opposée à une vision du monde clivée autour de chocs de civilisation et le concept de Mondialité est très stimulant dans ce qu’il offre comme possibilité d’avenir. La Mondialité, c’est une complexité et en même temps, c’est une formidable énergie. Et du coup, les questions coloniales, les questions liées à l’écriture de notre Histoire commune, me passionnent. Le débat sur le livre de Patrick Boucheron était intéressant à cet égard.
Il faut sortir de la tentation d’amnésie très présente dès que le passé est moins glorieux. Sur la Guerre d’Algérie, les questions coloniales…
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En ce moment à la MC93 Et Dieu ne pesait pas lourd : Mise en scène et interpétation: Frédéric Fisbach, Texte: Dieudonné Niangouna, Dramaturgie: Charlotte Farcet , Collaboration artistique: Madalina Constantin, Scénographie: Frédéric Fisbach et Kelig Le Bars, Lumière: Kelig Le Bars , Son: John Kaced, Vidéo: John Kaced et Étienne Dusard, Répétitrice: Juliette Murgier , Régisseuse générale: Martine Staerk , Régisseur son: Jacques Guinet, Régisseur lumière et vidéo: Frédéric Constant, Construction décor: Ateliers de la MC93.