Ascanio Celestini continue de faire des émules en Belgique francophone. Cette fois-ci, ce sont deux jeunes acteur et actrice sortis en 2016 du Conservatoire de Mons, Iacopo Bruno et Salomé Crickx, qui s’emparent de ses textes. Ils adaptent librement son roman, Lutte des classes (1) en ce moment au théâtre des Martyrs (2). Iacopo Bruno, qu’on a pu voir dans Lehman Trilogy de Stefano Massini (mes Lorent Wanson au Rideau de Bruxelles) a découvert l’auteur italien dans Fabbrica, traduit et mis en scène par Pietro Pizzuti au Rideau en 2003, spectacle qui l’a profondément marqué par son engagement civique et sa manière de rendre vive l’histoire de ceux qu’on n’entend jamais (3). Salomé Crickx (4), fut elle aussi très touchée par l’écriture si particulière de l’auteur italien, faite de « strates » qui se superposent comme autant de récits de vie qui finissent par ébaucher la grande Histoire, à travers les yeux de ceux qui la subissent.
Abandonnant la trame narrative du roman, Salomé et Iacopo en ont choisi des extraits qui traitent de deux des quatre personnages principaux : Nicola et Marinella, opérateurs d’un des plus grands Call center d’Europe qui a réellement existé, l’Atesia, de Rome. Ce centre d’appels fit parler de lui en 2006 à cause d’une révolte des employés exploités par l’entreprise, qui a abouti à une conciliation suivie par la plupart des travailleurs (5). Assez vite, les morceaux choisis associent lutte des classes et lutte pour l’égalité entre les sexes : « Quand tu es petite on te dit que dans une nation démocratique comme la nôtre la femme peut devenir tout ce qu’elle veut. Sauf que c’est une arnaque, Parce que Berlusconi, cette sacrée nation démocratique, il se l’est toute bouffée.(…) Parce que la seule chance qui s’offre aux femmes c’est d’avoir un corps de poupée Barbie et de se faire photographier le cul pour le calendrier. » (p. 68-69)
Ils racontent chacun à leur tour (plus qu’ils n’incarnent) aussi bien les événements relatifs à cette histoire réelle que les fictions qui l’agrémentent. Ils « sont » les corps de Nicola et Marinella traversés par des voix off (accentuées par l’utilisation – rare – du micro), sans hiérarchie de valeur entre les récits et tenus par une ironie constante, jamais cynique.
Parfois à la manière de l’auteur-acteur italien, lui rendant même clairement hommage quand ils s’expriment debout sur des tabourets (voir photo ci-dessous) ou en reprenant certaines de ses chansons, mais s’éloignant le plus souvent des règles tacites du théâtre de narration dont Celestini est un représentant connu.
Comme à l’origine du théâtre, les acteurs s’adressent ici au peuple-public rassemblé autour d’eux et le prennent à parti tout au long de la pièce. Chacun enrichit immanquablement en son for intérieur les propos qu’il entend de sa propre expérience.
Sans faire directement référence à des icônes de la « lutte des classes », le spectacle est profondément idéologique, aussi bien dans la forme que dans le fond. Pour Celestini, la révolution doit venir du peuple, qui n’est pas un enfant, contrairement à ce que l’État veut faire croire (6). Elle est l’expression de la rage des opprimés, des précaires. La chanson Cadaveri vivi (Cadavres vivants) qu’il a écrite et qui est reprise dans ce spectacle, véritable hymne aux persécutés de l’histoire, énumère tous les marginaux et les minorités d’aujourd’hui : les anarchistes, communistes, homosexuels, juifs, Palestiniens de l’Intifada, Noirs, méridionaux…
Dans une Italie anesthésiée par deux décennies de berlusconisme et figée aujourd’hui dans l’horreur de l’extrême droite et du populisme, Celestini fait partie d’un îlot de résistance bien vivant.
Il continue, à travers d’autres acteurs et actrices et dans des formes assez différentes, à toucher le public en Belgique francophone dont le passé minier et les révoltes ouvrières sont encore au cœur de l’inconscient collectif.
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Traduction française par Christophe Mileschi, éditions Notabilia.
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Lutte des classes d'après Ascanio Celestini, interprétation et mise en scène Salomé Crickx et Iacopo Bruno / ASSISTANAT TECHNIQUE & ARTISTIQUE :Andrea Messana / LUMIERES :Renaud Ceulemans / REGIE : Cristian Gutiérrez Une production Le Festin/Mars dans le cadre de la Biennale 2018, le Théâtre des Martyrs - Bruxelles et la Coop asbl. Au Théâtre des Martyrs. Présenté aussi à Mars à la Maison Folie à Mons.
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« Nous vivons tous dans l’histoire même si nous n’en habitons que la périphérie », entretien avec Ascanio Celestini publié dans le #130 d’Alternatives théâtrales.
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Salomé Crickx que l’on a pu voir notamment dans Les Femmes savantes, mise en scène Frédéric Dussenne, créé au Théâtre des Martyrs et qui sera repris en janvier 2019.
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Cet événement fut relayé non seulement par Celestini dans son documentaire Parole sante (qui a donné aussi l’album de chansons éponyme) mais aussi par Paolo Virzì dans son film Tutta la vita davanti. Lire l'article du Corriere de Roma ici.
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« Il popolo è un bambino », phrase emblématique qui revient comme un leitmotiv (ou mantra) dans son disque et qui souligne l’idée de la manipulation du peuple par les grandes puissances et les media. « La révolution, on l’a montrée de loin au peuple, comme une ballerine de la télévision. Le peuple est un enfant qui aime regarder les ballerines. (...) Le peuple aime la révolution mais il faut la lui montrer comme le cul des ballerines. Comme une chose belle et impossible. Il faut la lui raconter comme une fable. » (dans « Le peuple est un enfant », le morceau-manifeste, parlé et non chanté qui accompagne tout l’album Parole Sante - traduit par moi).