Bats abat ses cartes

Isabelle Bats est l’une des curiosités les plus singulières du paysage artistique wallono-bruxellois – où l’on érige volontiers la singularité en valeur première.

projet « girl/fille » conception Isabelle Bats, L'Ancre, Charleroi, fév. 2019. ©Olivier Donnet.

Cette fille (ou girl) de Charleroi aurait pourtant pu finir comme tant d’autres : sage metteure en scène livrant son honnête travail trois fois par an, ou autrice dramatique un peu didactique.

Si elle échappa à ce destin qui lui semblait promis à la sortie de l’INSAS (elle fit d’abord un parcours un peu inquiétant dans ce sens), c’est peut-être parce qu’elle eut la chance (c’est elle qui emploie ce terme, évoquant même « l’ordre du merveilleux ») de naître à Charleroi-Nord, et de vivre son enfance dans une rue du haut de la ville, marquée « quart-monde », et qui eut deux fois les honneurs des faits divers de Détective. Soit un terreau dramatique, violent certes, mais combiné à une éducation volontariste à l’art et à la culture passant par les sublimes expos du Palais des Beaux-Arts de Charleroi (époque Laurent Busine) et la programmation défricheuse du Théâtre de L’Ancre (époque Jacques Fumière). C’est notamment la fréquentation de L’Ancre (Fool for Love, de Sam Shepard, qu’elle y vit monté par Robert Cordier, en reste un souvenir marquant) qui va l’amener à l’INSAS… où elle espérait trouver « une liberté de ton ».

Il faudra quelques années ensuite pour que, d’expériences en expériences, au théâtre de la Balsamine ou au théâtre Poème à Bruxelles, au Cirque Divers à Liège, Bats déduise que les rôles proposés dans l’organigramme théâtral (« autrice », « metteure en scène », « actrice »), ne sont pas tout à fait taillés à sa mesure. Ou au moins qu’elle ne s’y sent pas à l’aise uniquement. Au milieu des années 2000, alors que le théâtre se laisse (à nouveau) contaminer par les esthétiques de la performance, Isabelle Bats trouve réellement sa liberté de ton. Avec Anne Grandhenry dans Anne et Isabelle, seule dans Les Petits ruisseaux font les grandes rivières (1), puis dans nombre de performances uniques, et dans des « moments conférencés » bien informés, à la fois fluctuants et d’une grande maîtrise du verbe, nourris de sa pratique très anglo-saxonne du spoken word. Elle se maintient aussi en alerte grâce à son travail de curatrice (notamment avec Mathias Varenne pour les soirées de performance « Crash Test » (2), un des espaces bruxellois de découverte les plus aventureux de ces dernières années). Et continue aussi à se prêter aux projets d’autres artistes (notamment avec la circassienne transgenre et féministe Phia Ménard (3)), dans une position d’interprète volontiers modeste.

Le tank de la « Ghost Army » d’Isabelle Bats et Boris Dambly, à voir dans le cadre de Signal #7 à Bruxelles du 21 au 23 sept.©CIFAS

La modestie est une des qualités de sa présence, à la fois sans fard et souvent un peu en distance d’elle-même, prise dans un re-jeu. La précision aussi, résultant plus de la concentration dans l’instant que du labeur de la répétition, qui éteindrait l’intensité. Ces qualités, qui s’appliquent à des actes physiques donnés à voir pour ce qu’ils sont, sans dramatisation excessive, et à des récits les yeux dans les yeux, n’empêchent pas l’humour – plutôt froid – ni un imaginaire se réclamant de la pop (avec un fort penchant pour celle, alternative, des années 1980), du sport, du New Burlesque, et d’un panthéon d’icônes lesbiennes, de Louise Brooks à Nadia Comaneci. La dimension lesbienne du travail de Bats est d’ailleurs remarquable, plus du point de vue de l’esthétique et du politique que dans un érotisme affiché. À moins que cette absence d’érotisme apparent ne soit le summum de l’érotisme lesbien ?

Ces éléments seront forcément constitutifs du prochain projet de Bats, intitulé pour le moment Girl/Fille, qui à travers plusieurs phases de recherche et résidences, doit l’amener à une sorte de parcours procédant par stations – stations dont l’ordre demande encore confirmation et expérience au plateau. Une sorte de Passion lesbienne, forcément hors des schémas du théâtre, quoique conçue pour des plateaux de théâtre, et où Bats abat toutes ses cartes : le tennis (central), Land de Patti Smith, un défilé des icônes ci-dessus évoquées, un arpentage des représentations de la lesbienne dans les séries télévisées, quelques phrases d’Ulrike Meinhof… Une somme, en somme, non dénuée de nostalgie.

Cette nostalgie qui également appartient à son vocabulaire. Bats rappelle par exemple avec un trémolo dans la voix être née à la maternité Reine Astrid de Charleroi, dans un magnifique bâtiment moderniste (4) aujourd’hui remplacé par un stade de foot. Ce regard attendri qu’elle porte vers le passé, on le retrouve fréquemment dans ses collages scéniques, quand elle convoque souvenirs d’enfance et d’adolescence, figures artistiques, sportives ou politiques, et grands événements de l’Histoire ou de l’actualité qu’elle agrège à sa cosmogonie personnelle. Ce n’est jamais dans une approche mortifère, pour se lamenter sur la disparition du passé. Mais pour aller de l’avant, portée par le souvenir, dans un mouvement courageux d’optimisme volontaire, et sans niaiserie.

 1. Dans les deux cas sous le regard de Christine Grégoire.
 2. Les soirées « Crash Test » se sont tenues au Brass (Centre culturel de Forest, Bruxelles) depuis 2013. Elles sont appelées à se tenir ailleurs à l’avenir.
 3. Dans Belle d’hier, création au festival Montpellier Danse 2015 (Opéra Comédie).
 4. Œuvre de l’architecte carolorégien Marcel Leborgne.
Retrouvez Isabelle Bats et Boris Dambly dans « Ghost Army », dans le cadre du festival Signal #7 organisé par le CIFAS à Bruxelles, du 21 au 23 sept.


Signal #7, illustration Charlotte Peys.
Cet article est publié initialement dans « L'Ancre, un théâtre royal en résonance, 50 ans de création à Charleroi », qui sortira sous peu aux éditions Alternatives théâtrales.

Vous pourrez découvrir le prochain spectacle d'Isabelle Bats, « Girl/Fille », à L'Ancre (Charleroi) dans le cadre du Focus autobiographique « Me, Myself & I » du 7 au 9 février à L’Ancre.

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