Le patrimoine génétique communiste

Une contribution au #134 « institutions / insurrections » qui vient de paraitre.

Mikhail Troynik et Odin Byron dans Dead Souls de N. Gogol, mise en scène Kirill Serebrennikov. Photo Alex Yocu.

On le sait, chacun possède un patrimoine génétique dont il est indissociable et qui capitalise les données d’un passé familial et permet de déceler les données d’une identité. Mais ce qui concerne une personne seule semble pouvoir s’élargir à une société et à ses empreintes historiques. Aujourd’hui, plus d’un quart de siècle après la chute du communisme, les manifestations récentes de certains dirigeants des anciens pays de l’Est semblent révéler la constitution d’un patrimoine génétique « politique » au nom duquel ils agissent et, bizarrement, trouvent un consentement général. Cela se confirme de Moscou à Budapest ou Varsovie. Le passé rattrape le présent, le gangrène et le soumet aux résidus de l’ordre ancien que nous pensions être disparus, sans possibilité de retour. Erreur qui, aujourd’hui, se révèle dans toute son ampleur ! Le patrimoine ressuscite et nous confronte au connu qui ne meurt pas. Répétition du même, à peine modifié, rejet des attentes surgies en 1989 et repli sur des pratiques héritées d’un passé qui bouge encore. Le patrimoine génétique des sociétés de l’Est prend le sens d’un poids ancien dont elles ne parviennent pas à se dégager.

Comment ne pas identifier, nous qui les avons vécues, les manifestations d’un pouvoir qui s’inspirent aujourd’hui de l’exercice jadis généralisé dans les pays communistes ? Le présent semble être contaminé et soumis, surtout ces derniers temps, aux vieux démons autoritaires réactivés. Le diagnostic ne fait pas de doute. Repérons et déclinons les symptômes ! Et pour plus de précision, il vaut mieux circonscrire le champ examiné. En l’occurrence la culture et plus particulièrement le théâtre, activité publique.

Il y a une ruse, habilement cultivée : la censure ne s’exerce plus sur le mode ancien, elle n’a pas été restaurée en tant que telle par le pouvoir, mais, subtilement, a été déléguée à des instances apparentées, l’église en particulier. Celle-ci intervient, suscite des courants d’opinion et alerte contre des œuvres considérées contraires aux normes et aux dogmes qu’elle défend. Cela n’entraîne pas toujours, immédiatement, une interdiction mais y conduit subrepticement au nom de « l’opinion » ainsi manipulée. Stratégie du détour qui ne trompe pas et qui s’exerce avec évidence, en Russie ou en Pologne, stratégie fondée sur l’association avec cet allié du pouvoir qu’est devenue l’église, catholique ou orthodoxe.

Le patrimoine génétique du communisme se manifeste de manière flagrante et sans camouflage, même pas de circonstance. De plus en plus, les institutions se trouvent soumises à ce qui fut le propre de l’ancien pouvoir : l’arbitraire. Le pouvoir nomme, défait des contrats, écarte les leaders nommées hier et congédiés aujourd’hui car il n’a pas de compte à rendre. Ses interventions sont brutales et il reste muet, indifférent à toute révolte publique suscitée par la violence de ses oukases agressifs qui éveillent des souvenirs anciens. À Wroclaw, le directeur est chassé, mais le ministère de la culture n’entend pas le chœur des appels internationaux contre la violence de cette décision. À Bucarest, une célèbre comédienne, directrice d’un des théâtres les plus respectés, est démise sans préavis et en dépit d’une évaluation flatteuse quelques mois auparavant. Comble de la parenté avec les comportements autoritaires supposés abandonnés, lors de la conférence de presse organisée pour qu’elle puisse s’exprimer, son bureau est mis sans dessus dessous et, à son retour, ses affaires gisent dans le couloir ! Le communisme – pas mort.

C’est au patrimoine politique du communisme que l’on emprunte les chefs d’accusation. Les arguments s’adressent à l’opinion publique toujours sensible à des mises en cause rudimentaires, directes et faciles à admettre. On ne cherche pas à maquiller avec soin le procès ouvert, bien au contraire, on se contente, avec un cynisme méprisant, de jeter les artistes en pâture à la société civile: là où l’on devait, démocratiquement, susciter et engager des débats esthétiques, on se résume à invoquer soit la corruption – même si c’était le cas elle ne peut être que dérisoire par rapport à la « grande » corruption du monde des affaires – soit l’homosexualité – tare des artistes sanctionnée drastiquement sous le communisme ! Affligeants procureurs dépourvus d’idées, on peut le supposer et déplorer, mais, en réalité, il s’agit d’une volonté délibérée de s’affranchir de toute argumentation complexe. Elle est considérée inopérante face à un corps social mobilisé seulement contre ces deux pêchés « capitaux ». Point d’incertitude, seulement l’attendu de l’accusation et la brutalité de la sanction. Comme en Russie avec Kiril Serebrennikov, cas emblématique. Il se trouve accablé par une exclusion qui ne dit pas son nom et ne s’assume pas comme telle : elle est principalement politique.

De la stratégie qui évoquent les temps d’autrefois s’inspirent aussi les choix des remplaçants, tous dépourvus de la moindre représentativité artistique, des personnages de second ordre, des figurants placés dans des rôles trop importants pour eux. Ainsi le pouvoir laisse supposer que quiconque peut assumer la direction d’un théâtre ou d’une autre institution sans la légitimité d’une reconnaissance de la profession ni les garanties d’une responsabilité minimale, de même qu’à l’époque stalinienne où l’on considérait que n’importe quel quidam pouvait prendre en main les destins d’une structure économique ou artistique. Ce qui prenait alors le sens d’un déni des « élites » se convertit maintenant en manœuvre à même de limoger un leader considéré gênant au profit d’un « remplaçant » érigé en joker de fortune. Mais, il faut le dire, sa médiocrité permet, le cas échéant, qu’il soit écarté, à son tour, sans fracas ni agitation. Le pouvoir n’a pas à s’inquiéter. Qui va le défendre? Il peut être exclu comme il est arrivé, par une décision arbitraire. Ainsi chaque nouveau directeur se trouve d’emblée placé sur une chaise éjectable. D’ailleurs le plus souvent n’est-il pas nommé comme « intérimaire », c’est-à-dire provisoire, interdit de tout projet à long terme. Son statut n’a rien de ferme et il est voué aux sables mouvants, explicitement placé sous contrôle politique.

Cette pratique des nominations imprévisibles est propice à la manipulation du monde artistique. Un directeur projeté dans un poste de responsabilité risque toujours d’opposer une moindre résistance, d’être plus malléable et plus sensible aux supérieurs ministériels auxquels il est entièrement redevable. Ainsi, le contrôle sans qu’il soit pour autant aussi explicite qu’auparavant, se manifeste, en réalité, par l’impératif de la soumission explicite de ces nouveaux leaders institutionnels, condition de leur survie dans des fonctions injustement attribuées. Les mouvements sur l’échiquier de la vie culturelle ne se soumettent à aucun ordre préalable : le pouvoir est maître du jeu ! Partout.

Cette violente réactivation d’un patrimoine génétique supposé défunt correspond à une volonté de reprise en main des sociétés actuelles, dites « démocratiques », selon le modèle communiste, autoritaire et arbitraire. En procédant à des évictions brutales et à des nominations impulsives s’affiche le désir de restaurer l’exercice ancien du pouvoir qui, même sans la justification, comme autrefois, d’une « idéologie », s’érige en héritier d’un patrimoine génétique de triste souvenir. Et il y parvient grâce aussi bien aux décideurs politiques qu’à la persistance dans l’opinion publique d’un accord tacite avec pareille « restauration ». Elle accorde avec indifférence son quitus aux maîtres actuels. Un même ADN rattache – heureusement de manière partielle – les décideurs et les électeurs. Le patrimoine génétique du communisme les relie.

P.S. : Peter Brook, lorsque je m’enflammais pour « la transparence » défendue par Gorbatchev, me décourageait en me disant : « La Russie a un autre patrimoine politique… le tsarisme ». Poutine le confirme aujourd’hui et les sondages d’opinion, semble-t-il, pas truqués, justifient leur envolée par ce que l’on pourrait appeler « le patrimoine génétique d’une nation ». En Russie celui-ci remonte au-delà du communisme ! Brook ne s’est pas trompé.

Cet article fait partie du sommaire du #134 institutions / insurrections paru le 27 mars 2018.


Lire aussi dans ce numéro :
La liberté de l’art n’est ni un don de la politique ni du pouvoir (Pologne), par 
Agnieszka Zgieb
 
Le rideau sur lequel il est écrit « Poutine »
« L'affaire Serebrennikov » et la nouvelle révolution conservatrice (Russie), par 
Marina Davydova.

Auteur/autrice : Georges Banu

Essayiste, membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (co-directeur de publication de 1998 à 2015).

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