Alternatives théâtrales : Il semble que le théâtre soit à la traine d’une tendance à la diversification des artistes sensible en particulier dans la danse ou la musique, et à plus forte raison dans l’audiovisuel, depuis des années. Pourquoi une telle résistance ou réticence ?
Alain Foix : La distinction est nécessaire pour faire apparaître la vraie problématique. Le problème du théâtre est à la fois spécifique et à la fois lié à celui des autres arts. Cela est dû à plusieurs facteurs. Si l’on prend la danse par exemple, il faut noter que dans le ballet classique, il n’y a pas moins de difficulté à faire apparaître la différence. L’image de la danse classique française est blanche pour des raisons idéologiques évidentes. La sélection des petits rats de l’opéra pour ne parler que d’eux, se fait autant sur la morphologie que sur la couleur de la peau. Le corps classique n’est pas seulement blanc mais répond à des critères de forme, de poids, de taille très précis.
Lorsque Benjamin Millepied est arrivé à la tête de cette institution, il a fait publiquement remarquer l’incroyable ségrégation qui existe dans ce lieu en plein cœur d’une capitale marquée par son cosmopolitisme. C’est que le ballet classique américain est beaucoup moins axé sur une représentation idéologique du corps, et le pragmatisme dont il fait preuve est lié d’une part à la culture américaine globale, d’autre part au fait qu’un combat des danseurs noirs américains, relié à celui des droits civiques, s’est fait dès les années 60 par la création du Dance Theater of Harlem.
Ce qui n’est pas possible en France par l’hyper-institutionnalisation de la danse classique. Laquelle trouve son fondement, comme je l’ai montré dès 1979 dans mon mémoire de philosophie « la négation du corps dans les théories occidentales de la danse » par le fait que la création de la danse classique est née d’un acte politique de Louis XIV visant à unifier le corps social en un seul corps, l’État en une seule représentation : la sienne, le corps du roi devenu roi soleil autour duquel tourne le ballet. Le roi soleil a, en partant, laissé sa place au danseur étoile qui a la même fonction d’unification symbolique.
Il faut donc savoir de quelle danse on parle. Si le danseur choisi par sa couleur de peau représente l’image du corps social dans sa totalité, cela implique la représentation mentale qu’un danseur noir danse une danse dite noire, un asiatique ou un indien de même. Ainsi, chacun reste à sa place. Et comme disaient les racistes du sud des États-Unis, « on aime nos noirs tant qu’ils restent à leur place ». Égaux, mais séparés, disaient-ils.
Sans doute cette comparaison est-elle choquante pour un Français. Elle l’est assurément. Mais si nous nous posions les vraies questions concernant non l’esprit de la nation française et de sa république prônant l’égalité, mais sa gestion par les pouvoirs publics, nous pourrions, en regardant la réalité et le fait social lui-même, découvrir que nous créons les conditions non dites d’une véritable ségrégation culturelle et sociale.
La danse moderne est née au début du siècle dernier dans une volonté de se réapproprier le corps individuel, par la même sa singularité. D’où une plus grande ouverture a priori aux autres corps que le « corps blanc » (nb: ce terme ne renvoie pas à un fait mais à une représentation idéologique), et une autre représentation du corps de la femme, ouvrant à d’autres possibilités de jeu chorégraphique.
Cependant, une certaine idéologie de la représentation théâtrale de la danse en général impose ses contraintes symboliques et freine la représentation des corps non blancs. Et même là où la diversité semble pouvoir être mise en représentation comme chez Montalvo ou chez Decouflé, il y a, à l’analyse, une mise en œuvre par le corps du danseur et son geste d’une diversité culturelle liée à une certaine perception exotique et qui souvent remet en jeu sans vraiment de distance critique (cela apparaît criant dans les premières pièces de Decouflé) une imagerie post-coloniale.
Il y a donc une difficulté récurrente à considérer l’individu dans sa particularité individuelle (et non culturelle) comme élément d’un tout symbolique unifiant par la diversité corporelle la représentation symbolique de la société.
Ce sont les post-modernes américains, comme Steve Paxton ou Andy De Groat, qui ont vraiment réussi à mettre en scène l’individu dans sa différence morphologique en tant que telle et non renvoyant à une supposée culture allogène. Ce qui est vrai pour la danse l’est aussi à un moindre degré symbolique pour la musique classique ou contemporaine. Là, on pourra aussi parler de freins culturels.
Le problème du théâtre, à la fois le même et différent, rassemble toutes ces difficultés, mais sa différence est liée aussi en partie au fait des emplois et caractères théâtraux des personnages.
Il est vrai que des metteurs comme Peter Brook ou Peter Sellars, ont fait jouer des Africains, des Indiens, des Asiatiques etc. dans des rôles principaux. Mais cela est dû d’une part à son travail dramaturgique de mise en scène, d’autre part à la dramaturgie elle-même. L’insistance des pouvoirs publics et des institutions français à soutenir très puissamment le répertoire au détriment de l’écriture contemporaine est une des clefs du problème. Faire jouer des caractères qui ont été pensés entre le 16e et le 19e siècle dans des sociétés radicalement différentes de la nôtre à partir de caractères sociaux et de problématiques sociales qui ne sont plus les nôtres réellement, contraint à une gymnastique de la représentation qui, dans son effectuation, reste souvent insatisfaisante et ne laisse pas beaucoup de possibilités de faire apparaître la diversité.
Un théâtre réellement contemporain, s’inscrivant dans des problématiques sociales et culturelles actuelles, laisserait plus de place à ce qu’on appelle la diversité réelle de notre société.
Enfin, la relative tolérance des danses et musiques exogènes peut également être liée au fait non-dit d’une hiérarchisation des valeurs. Qu’un noir danse et joue de la musique, c’est dans « sa nature » (le fameux préjugé du rythme dans le sang). Mais cela sous-entend également qu’il ne s’agit pas de danse ou de musique noble. Une telle discrimination est la pendante de l’opposition entre art majeur et art mineur qui, malgré les discours démagogiques, reste un fait que l’on retrouve dans les institutions.
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Propos recueillis par Martial Poirson et Sylvie Martin-Lahmani.
L'intégralité de cet entretien sera disponible prochainement sur notre site, dans le dossier que nous consacrons à ce sujet en préambule à la publication du #133 (automne 2017).