La démesure des nano-mondes

À propos de «Cold Blood»
de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael. Texte de Thomas Gunzig.

«Cold Blood» de Jaco Van Dormael et Michèle Anne De Mey, texte de Thomas Gunzig.© Julien Lambert.

Quelques années après Kiss & Cry, la chorégraphe Michèle Anne De Mey et le cinéaste Jaco Van Dormael prolongent avec Cold Blood, présenté pour la première fois à Mons en 2015 (1), leur incursion poético-magique dans un univers mêlant théâtre d’objets, nano-danse et cinéma.

Dès les premières secondes, plongées dans le noir, Jaco Van Dormael nous invite à nous laisser porter par un voyage onirique, passant par sept morts stupides, dont il accompagne le récit de sa voix lente et monocorde. Tour à tour, nous partageons les derniers instants d’une tueuse en série cannibale, d’un vieux monsieur emporté par une intolérance à la purée, d’un astronaute perdu dans l’espace, d’un client de prostituée étranglé par une agrafe de soutien-gorge… Et tandis qu’ils glissent, déjà, vers l’oubli, Cold Blood sauve leurs tout derniers souvenirs, sensations infimes de la caresse d’un amant, odeur d’herbe coupée, frôlements nocturnes, moelleux des draps, bruissements d’été.

Toute la jubilation de Cold Blood réside dans sa fabrication sous nos yeux, sur le plateau devenu atelier-laboratoire où s’affairent les cameramen, les danseurs et les autres chevilles ouvrières du spectacle : ils installent à pas de loup les décors et les maquettes où se déroulent chacun des sept récits, donnent vie aux personnages par les mouvements dansés de leurs doigts, créent des effets spéciaux à l’aide de machines à fumée, tapis roulants ou ondulations de l’eau. Filmés en gros plan et projetés sur un écran placé au-dessus de la scène, ces minuscules tableaux et ces infimes bricolages prennent alors une ampleur de film hollywoodien. Jaco Van Dormael, Michèle Anne De Mey et leurs acolytes sont des héritiers de Méliès, fascinés par la puissance des images et la fragile intimité des maisons de poupée, techniciens virtuoses et artisans bidouilleurs, habités tout autant par le goût du dérisoire que par l’appel de la flamboyance.

Donnant à voir simultanément l’envers et l’endroit, le spectacle et les ficelles, l’illusion et le truc qui la façonne, Cold Blood joue des mélanges, entre la précision millimétrée qu’exigent les trouvailles et la démesure des effets, renforcés par le sentimentalisme extravagant, teinté d’absurde et d’humour macabre, de la narration. Certes, le texte, abusant des anaphores et des énumérations, n’évite pas toujours les platitudes (« la mort c’est comme la vie, il n’y en a pas deux pareilles ») ou la sensiblerie kitsch. Derrière l’accumulation d’anecdotes qui fonctionnent plus ou moins bien, on peine à saisir la cohérence et la profondeur du propos.

Et pourtant, malgré ses maladresses narratives et ses excès esthétisants, Cold Blood nous prend dans sa grâce et sa sensibilité à fleur de peau, dans ses milles tours à la folle ingéniosité et ses images somptueuses, comme baignées par la fluidité des mouvements de caméras qui les portent. La magie nous étreint, peut-être parce qu’elle est faite de quelque chose qui ressemble à la peau des rêves : un débordement d’images né du presque rien, l’éclatement d’une force évocatrice lovée en nous depuis le fond de l’enfance, dans les nano-secousses du sommeil.

Cold Blood, vu au Théâtre National (Bruxelles) en décembre 2017.
  1. Lire aussi «Théâtre et cinéma, Kiss&Cry de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael» par Fabienne Darge, paru dans le #124-125 (2015).

 

 

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