FINAL CUT DE MYRIAM SADUIS. UNE ENQUÊTE INTIME SUR UN CAUCHEMAR COLONIAL 

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 L’origine de Final Cut, ce n’est pas tant la mort de ma mère que le succès d’un racisme politique vécu d’abord de manière intrafamiliale encore enfant. J’en ai pris conscience en 2002, l’année où Jean-Marie Le Pen passait au second tour des élections présidentielles1

Nous reviendrons longuement avec Myriam Saduis, autrice, metteuse en scène et actrice, sur l’écriture de Final Cut, sur ses origines familiales complexes et sur sa mise en scène qui met à distance le personnage qu’elle incarne, et dont elle dit : « C’est moi et ce n’est pas moi, c’est mon texte.» 

Sa prise de conscience politique sonne terriblement juste en 2022. « Ce que j’ai vécu (la folie de ma mère, la négation de mon père arabe et mon changement de nom pour déguiser cette origine) est à replacer dans le flux de l’histoire de l’époque. » 

En 2002, une année charnière, sa mère meurt, folle, à l’Hôpital Sainte-Anne à Paris, lui laissant des documents inédits, qui la mènent jusqu’à la famille tunisienne de son père « inconnu ». Elle termine, la même année, une psychanalyse qui lui a permis de se reconstruire, en douze ans. Et elle découvre un scénario inédit d’Ingmar Bergman, Affaire d’âme, dont elle obtiendra les droits d’adaptation et qui marquera avec éclat, en 2008, ses débuts de metteuse en scène (alors qu’elle avait suivi à l’Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion (INSAS) une formation d’actrice).

 « Le théâtre précédait la psychanalyse et lui survivra. J’ai fait une longue analyse, je l’ai conclue ; ce qui reste, c’est le théâtre. » Dans un entretien, avec le psychanalyste Yves Depelsenaire, Myriam Saduis dresse, en 2016, les acquis de son long travail de reconstruction. « L’analyse a modifié ma place dans le champ du théâtre puisque je suis passée de ‘faire l’actrice’ à ‘faire de la mise en scène’, et que j’ai endossé une fonction, un pouvoir, qu’on attribue généralement aux hommes… L’analyse a mis l’accent sur le pouvoir réel, celui de la fiction… Je l’ai conclue et puis j’ai monté Affaire d’âme.2 »

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Le pouvoir de la fiction

Le pouvoir de la fiction. Et quelle fiction ! Affaire d’âme : un scénario expérimental d’Ingmar Bergman, conçu comme un long « plan rapproché », une forme nouvelle, jamais réalisée au cinéma. Une femme, guettée par la folie, y ressasse son passé tout en essayant de se reconstruire dans l’imaginaire. Folie, chaos, reconstruction. Il y a comme un « réseau » thématique que Final Cut développera en enquête autobiographique.Ici, la mise en scène de Myriam Saduis transforme le solo de Bergman en un duo intense d’actrices jumelles et complices qui multiplient les points de vue en quête d’une improbable vérité. La scénographie joue brillamment sur le rêve plus que sur la réalité. 

En 2012, son adaptation de La Mouette de Tchekhov, devenue La Nostalgie de l’Avenir, transforme la grande fresque russe en une petite musique de chambre, centrée sur la trahison de Nina mais surtout sur l’affrontement mère/fils (Arkadina/Treplev). Le fameux texte novateur de Treplev, moqué et donc « nié » par sa mère, est réparti sur l’ensemble de l’œuvre et devient un moteur de l’action. Comme une revanche. Quant à l’inversion de la chronologie (l’histoire commence par le suicide du fils), l’inconscient y a sa part. « C’était une intuition, au départ. Tout d’un coup, je réalise – mais le spectacle est déjà fait – que commencer par le suicide du fils, Treplev, c’est obliger la mère, Arkadina, à interroger par la mémoire ce qui s’est passé. Paradoxalement, en commençant par la mort, l’enfant est plus vivant. Tout cela, je ne le saisis pas quand je décide de commencer La Mouette par la fin, c’est un inconscient qui s’exprime sous couvert d’une intuition. »  

Inconscient et faufilage 

L’inconscient rôde donc sur la structure narrative. À la fin de son analyse, racontant l’un de ses rêves à son psy, Myriam Saduis s’aperçoit, « après coup, que l’analyse, c’était ça et le théâtre aussi : une ‘déconstruction organisée’2 », ce qu’elle renommera dans Amor Mundi (2015) un « chaos construit3 », pour définir les « irruptions » de pensées d’Hannah Arendt, personnage central de la pièce. Une sorte de « faufilage », revendiqué. Dans une histoire bien racontée, dit-elle, « On joue à la couturière : on tresse et on faufile l’association pour ne pas que l’emmanchure soit de travers. Le cas échéant, on redécoupe, on remet une pièce supplémentaire. À un moment donné, on a le ‘bâti’. Par exemple, dans Final Cut, j’ai introduit une scène de La Mouette. Seule la fiction pouvait me permettre de faire advenir la violence entre ma mère et moi via cette grande scène de dispute entre Arkadina et Treplev. Cette scène est aussi la seule où la mère parle du père, et c’est dans le champ lexical de l’insulte. Pour moi, c’est le noyau : une mère folle, un fils souffrant et un père absent. Dans les associations comme dans les rêves, il y a une logique organique bien plus intéressante que la rationalité. Il faut révéler l’ombre et le secret. »

Entretien avec Myriam Saduis à propos de Final Cut

Christian Jade : De quand date ta prise de conscience d’un père nié ? 

Myriam Saduis : Ma mère m’a convoquée à 14 ans quand elle bricolait mon changement de nom. Je savais très bien que Saadaoui n’est pas vraiment un nom « franco-français ». Elle prend d’abord des gants pour m’annoncer que mon père est arabe et que changer de nom, de Saadaoui en Saduis, m’évitera le racisme qu’elle a subi. Ensuite, dans une tension physique empreinte d’une violence venue de très loin, elle me dit : « Je veux que tu sois libre de faire ce que tu veux. Tu ne seras pas libre avec ce nom, ici. » Elle voit la dure réalité, se met du côté du dominant et essaie de me préserver de la persécution qu’elle a subie. Mais cette décision me révolte et, à 18 ans, je prends la fuite. La théorie raciste actuelle du « grand remplacement » prouve que rien n’a changé.

C.J : En 1958, à 20 ans, en pleine guerre d’Algérie, ta mère tombe amoureuse d’un Arabe, fuit ses parents, l’épouse et fait un enfant. Pas vraiment « raciste »… 

MS : Quand elle n’était pas en crise, ma mère était une femme exceptionnelle, drôle, passionnante, une guerrière percutante. Mais la marche du monde l’écrasait et, d’aussi loin que je m’en souvienne, le père arabe, on n’en parlait pas. C’était forclos et moi, j’essayais d’enquêter. 

CJ : Dans Final Cut, tu mènes justement une enquête autobiographique, distanciée, sur ce passé douloureux. D’où te vient cette force interne ? 

MS : Cela fait écho à ma psychanalyse, conclue en 2002. C’est le moment où je ne m’intéresse plus à ma propre histoire (j’en ai fait le tour !), mais je vois sa dimension politique, à partager avec le public. Bien sûr, remonter tout ça a été douloureux mais le travail avec l’équipe de création a été une joie. J’avais à cœur que ce soit léger pour eux, que les spectateurs ne pensent pas qu’avec une telle douleur j’allais me flinguer à la sortie ! J’avais envie qu’ils se disent qu’iln’y a pas une coupable ou une victime. Ma mère a sa part de responsabilité, mais davantage encore mes grands-parents, la colonisation, l’Empire français… Racisme, fascisme, antisémitisme sont plus présents que jamaisLa folie de ma mère n’était pas l’affaire d’un inconscient privé, elle n’était jamais qu’une ligne de code dans un texte écrit par mille voix, et qui couvre des siècles d’histoire…Même les spectateurs de la version allemande (jouée à Mannheim en septembre 2021) ont senti l’actualité de ce passé. Une exilée m’a dit : « C’est un texte réparateur pour moi qui ai vécu de terribles scènes semblables dans mon exil. »

CJ : Quelle est ta logique pour rendre cette enquête sur ton passé « d’utilité publique » ?

MS : Cela passe par la construction d’un spectacle destiné à un public, pas dans le prolongement d’une thérapie conclue il y a 16 ans. Isabelle Pousseur m’a invitée à aller jusqu’au bout de cette envie d’affronter mon passé et, alors que j’hésitais à donner ce rôle à une actrice, elle a eu cette réflexion décisive : « Tu fais ce que tu veux, mais si c’est toi qui assumes le rôle, ce sera plus généreux. » Paradoxalement, quitter la place du regardant, me jeter au cœur de la tache aveugle, m’a permis de ne plus me concentrer que sur des problèmes de dramaturgie concrète à régler : comment bien raconter l’histoire et la rendre utile pour la réflexion politique ? Comment amener du rythme et une tension dans le récit ? Comment mettre le texte à distance, sans pathos, et le rendre caustique, drôle ? 

CJ : D’où te vient cette envie de donner une structure de rêve (partielle ou totale) à tes mises en scène ?

MS : Le vocabulaire et la logique du rêve, c’est ma maison. C’est comme cela que je vis, travaille, lis, interprète. Pour moi, le temps n’est pas chronologique. Ma logique narrative est associative et mon inconscient est une force de travail. J’ai une puissance analytique qui laisse travailler les associations. S’il me vient une idée, je ne me dis pas : « Non, ce n’est pas logique », au contraire, je poursuis le fil. Par exemple, quand j’ai eu cette vision d’Hannah Arendt, la philosophe des Origines du totalitarisme, qui danse (dans l’ouverture d’Amor Mundi), ma première réaction fut de penser : « Je ne sais pas très bien ce que cela va donner mais suivons la piste. » C’est une posture qui doit me venir de l’enfance et qui précède l’analyse : une qualité d’associations et de rêveries en lesquelles j’ai pleinement confiance. 

CJ : Quel est l’apport de la psychanalyse dans ta vie et dans ton œuvre ?

MS : Mes douze ans de psychanalyse, je les appelle ma « période monastère ». Mais, au fond, c’était pour me faire atterrir dans le monde. Quand les gens sont dévorés par leurs affects, leurs vieilles histoires et le tourment des ancêtres, ils ne sont pas dans le monde mais, au contraire, seuls dans leur tête, où se trainent leurs fantômes. Mes fantômes, je les ai un peu déterrés. Ils m’accompagnent et ne me font plus peur.  

Final Cut a été créé en novembre 2018 au Théâtre Océan Nord (Belgique), puis présenté en 2019 aux Festivals de Tunis et d’Avignon, à Mannheim dans sa version allemande (octobre 2021), à Abidjan (mars 2022) et prochainement à Paris (Théâtre de Belleville, du 2 septembre au 27 novembre 2022). www.myriamsaduis.be

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1 Extrait d’une interview réalisée avec Myriam Saduis en février 2022. 2 Yves Depelsenaire et Myriam Saduis, Le manteau du rêve, dans Théâtre et psychanalyse,éd. L’Entretemps, 2016 pp.130-141. Dans le même volume, elle côtoie Stéphane Braunschweig, Alain Françon, Olivier Py, Romeo Castellucci et Angelica Liddell. 3 Texte d’Amor Mundi : « Irruption », page 8. Sabine Dacalor a interviewé Myriam Saduis sur Amor Mundidans le n°129 d’Alternatives théâtrales. 

PROCHAINES DATES

Du 2 septembre au 30 Novembre 2022 - FINAL CUT - Théâtre de Belleville, PARIS
Le 15 novembre 2022 - FINAL CUT - Le Safran, AMIENS
En décembre 2022, date à déterminer- FINAL CUT- Journées Théâtrales de CARTHAGE (Tunisie)
Les 3 et 4 mai 2023- FINAL CUT- CCAM, Centre Culturel André Malraux, Scène Nationale de VANDEOUVRE-LES-NANCY (FR) 
Du 23 au 27 Mai 2023- FINAL CUT- ATJV, Théâtre Jean Vilar, LOUVAIN-LA-NEUVE (BE)

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