Créé à Milan en 2018, l’opéra de György Kurtág d’après Fin de partie de Samuel Beckett se tient au plus près du texte et nous le révèle comme une partition première. Pour la première fois cette année à l’Opéra de Paris, jusqu’au 19 mai 2022.
Les secondes s’ajoutent aux secondes. À l’infini divisibles, les instants font que le temps passe, que les choses commencent et finissent. Une image récurrente hante la pièce de Beckett comme l’opéra de Kurtág. Rien, ou presque : des gouttes d’eau, des grains de sable ou de blé s’ajoutent les uns aux autres, des « instants nuls, mais qui font le compte » comme dit Hamm. Au plus près du texte de Beckett, Kurtág a pris lui aussi au sérieux la fable de Zénon, où tout commence et finit à chaque instant, paradoxe d’un mouvement immobile. Le compositeur a su construire une exceptionnelle densité sonore à partir des bribes des personnages de Beckett, dont il ne retire pas un souffle. Entre parole et silence, le souffle s’entend souvent à l’orchestre, comme dans les premiers moments de la pièce, lorsque les vents jouent à vide, ou bien dans des harmonies très ténues. Jouer à vide, marquer un temps, commencer et finir, autant de notations beckettiennes que György Kurtág a su traduire dans son langage musical et ses timbres subtils.
Beckett s’était explicitement opposé à des adaptations musicales de son œuvre, jugeant que la transposition du texte en rythmes, couleurs ou intonations musicales ne laisserait rien subsister de son langage propre, en lutte contre le silence tout en continuant d’y renvoyer. On est donc frappé par la fidélité paradoxale avec laquelle le compositeur a pu tirer les conséquences de l’interdit de Beckett. Kurtág a su recréer une profonde économie du silence, qui détoure les mots de la pièce. La pulsation concertante entre musique et parole est largement espacée, parfois même inquiétante, comme la « petite veine » palpitante de Hamm, qui lui rappelle pourtant qu’il est en vie. Fortement discontinue, la musique de cet opéra ne se déploie pas en grandes lignes mélodiques, ni même en couleurs atmosphériques. Les interventions musicales sont concentrées en fragments brefs qui recoupent le phrasé des chanteurs, dans une relation organique mais qui évite la simple superposition. Le chant ne s’élève jamais dans de grands « airs », bien que le phrasé et les voix soient exceptionnellement limpides et magnifiquement portés par les interprètes, au plus près de la phonétique du texte, comme s’il fallait une parole d’autant plus tranchante pour des personnages qui avouent parfois qu’ils n’ont rien à dire. L’ironie mordante de Beckett s’en trouve renforcée, par exemple lorsque les violons accompagnent avec lyrisme le romantisme de pacotille de certains personnages (Hamm rêvant de forêts et d’amour, sa mère Nell se souvenant du lac de Côme). Produit de plus de huit années de composition, et d’œuvres vocales antérieures comme « What is the Word » d’après Beckett (Kurtág, 1990-1991), cet opéra relève pleinement un défi majeur : faire reconsidérer une grande œuvre théâtrale grâce à la texture de la musique et du chant. Chaque phrase, chaque mot et peut-être chaque phonème sont comme épinglés dans une orchestration splendide où l’on entend les pointes de rage impuissante des personnages, mais aussi le murmure de leurs corps et affects mutilés. La pitié, la douceur, la tristesse, et même l’amour ne sont pas absents de cette musique, comme le négatif des rapports brutaux entre les personnages. Par quelques bribes de tango, d’accordéon ou des ombres de jazz, Kurtág tend à faire ressortir le fond affectif et élégiaque de la pièce, y compris lorsqu’il est ridiculisé ou moribond.
L’opéra et sa mise en scène permettent d’approfondir sur ce point de vastes questions, qui resteront peut-être sans réponse. En effet, la stylisation extrême de l’écriture et des pantomimes de Beckett sont-elles pour autant exclusives d’une forme radicale de réalisme ? Le fauteuil roulant de Hamm, l’infirmité claudicante de Clov ou les vieux parents de Hamm relégués dans des poubelles sont-ils si exotiques dans nos sociétés que nous devions continuer à voir dans cette pièce une fiction métaphysique plutôt que l’image immédiatement parlante de formes de vie humaines mises au rebut ? Les deux lectures ne sont pas exclusives et l’opéra parvient à en faire la synthèse, même si Kurtág semble tenté en dernier lieu par une forme de rédemption musicale de cette « fin de partie ». Mais sa musique invite aussi à une littéralité violente, par son respect scrupuleux du texte et de sa charge d’affects, qu’ils soient parodiques ou non. La direction d’acteurs fine et précise a su prendre en compte cette dimension. Mais dans ce cas, le choix d’un espace scénique abstrait où une maison-cube se découpe et pivote à chaque scène sans jamais révéler pleinement son intériorité reste peut-être trop allégorique pour un texte qui l’est déjà fortement. Il s’agit sûrement d’une tendance propre à l’opéra, dont l’invraisemblance constitutive invite souvent au symbolisme. Mais une musique aussi profonde que celle de Kurtág, à la fois tendre et acérée, autorisait peut-être d’autres prises de risque. Loin d’être simplement une nouvelle version scénique de Fin de partie, l’opéra de Kurtág est une œuvre majeure qui confère au texte de Beckett un nouvel espace, un véritable horizon musical qu’il faut encore explorer dans ce qu’il peut signifier de plus concret.
Crédits Fin de partie, opéra en un acte composé par György Kurtág (né en 1926), créé à Milan en 2018 et cette année pour la première fois à l’Opéra national de Paris. D’après Samuel Beckett, Fin de partie – Scènes et monologues (1957). Représentations : vendredi 13 mai, samedi 14 mai, mercredi 18 mai et jeudi 19 mai à l’Opéra Garnier. Direction musicale : Markus Stenz Orchestre de l’Opéra national de Paris Mise en scène : Pierre Audi Hamm : Frode Olsen Clov : Leigh Melrose Nell : Hilary Summers Nagg : Leonardo Cortellazzi
Découvrez nos dernières parutions : Revue #144-45 "Opéra écologies", septembre 2021 Revue #146, "Scènes sonores", avril 2022