Spectacle d’Amos Gitaï
Théâtre de la Ville – Les Abbesses
J’avais rencontré Amos Gitai sur un plateau de télévision et sa pensée aussi concrète que théorique m’avait conquis, voire même marqué ! Au nom de ce souvenir lointain je décidais d’aller voir son spectacle prévu en juin, déplacé et, finalement, programmé en ouverture de saison au Théâtre de la Ville.
Exils intérieurs… Moi-même exilé, ce questionnement me motive et me taraude ! Dans la salle des Abbesses où l’assistance formait une assemblée n’ayant comme signe distinctif que les masques Emmanuel Demarcy-Mota a ouvert la soirée et les mots prononcés sur un fond de fatigue évident ont résonné plus particulièrement dans le spectateur que j’étais. Grâce à ses mots, le sens de ma présence m’est apparu avec une gravité inhabituel. Elle se constituait en acte responsable, acte de résistance qui répondait à la responsabilité du fait de jouer. Entre la salle et la scène s’installait alors un effet de miroir. Cette réciprocité des images fondait notre « être ensemble » et une même gravité nous réunissait. Nous étions nécessaires les uns aux autres plus qu’à l’accoutumée !
Peter Brook dit : « si cette activité que l’on appelle théâtre a un sens, celui-ci c’est d’être ensemble ». D’accord, mais « être ensemble » pour interroger le monde et entendre des voix, des mots qui résonnent en nous ? C’est ce que j’espérais des Exils d’Amos Gitaï. L’intervention d’Emmanuel Demarcy-Mota fut un inoubliable lever de rideau par ces temps auxquels nous répondions, malgré tout, grâce à notre présence commune, acteurs et spectateurs.
Une rencontre, un mot échappé entre deux portes ou entre deux verres peut servir de réflexion à long terme, de programme économe, dépourvu de développements arborescents ou appuis théoriques, souvent peu pertinents. Combien de fois n’ai-je pas ressenti l’effet de cette pensée immédiate, en acte ? Inoubliable preuve, à titre d’exemple, un petit dîner avec Gérard Mortier après le débat à l’Opéra Bastille consacré aux rapports entre « l’Opéra et le théâtre ». Gérard était découragé en raison d’une de ces grèves dont le personnel était devenu l’expert réputé dans toute l’Europe au point que des critiques étrangers s’avouaient réticents à programmer des voyages à Paris … « J’ai décidé de poursuivre… et j’ai laissé le plancher pour la danse car l’on aurait pu refuser de le monter et de le démonter et j’ai programmé des opéras en version concert », dévoilait Mortier, sa stratégie d’alors. En version concert… comme un oratorio, pour se vouer à la musique seulement. L’épure de l’œuvre… Une solution de secours par temps de grève !
En assistant au spectacle au Théâtre de la Ville – salle des Abbesses -, cette réduction à l’essentiel qui m’avait séduit à la Bastille m’a réconforté de nouveau. Des mots et des lettres sans l’apparat du spectacle, révélant ainsi tout leur poids de vie, de doute, de mélancolie ! De grands interprètes, assis autour d’une table, lisent aidés par des lampes strictement disposées et des micros réglés avec justesse… Ici, les paroles résonnent grâce à leur nudité, à ces solitudes des êtres réunis dans un chœur où chacun s’exprime tout en s’inscrivant dans l’assemblée réunie. La parole, comme la musique dans les versions concerts, s’affirme grâce à ces voix vivantes : elle ne s’incarne pas, mais elle se fait entendre, elle résonne dans le spectateur que je suis et conforte craintes et désarrois actuels. Plus besoin de rien d’autre. Voilà un oratorio profane, et non pas une performance, comme par erreur l’indique la promotion du théâtre.
La solution adoptée par Amos Gitaï s’appuie également sur la transition qui engendre toujours de l’émotion, transition de la parole aux chants ! Ils se relaient, s’entraident, en rappelant l’adage de Heiner Müller : « Ce dont on ne peut plus parler, il faut le chanter » – et, en plein cœur du déchirement de l’Europe sous la pression du fascisme, aux cris d’alarme, aux affres des aveux, répondent les sons de la musique allemande exaltée par la voix de Nathalie Dessay ! Les sons consolent de la douleur des lettres : « Qui ne sait plus parler, qu’il chante » disait à son tour Claudel. Le chant ou l’au-delà des mots…
Durant cette soirée, des découvertes interviennent. Les appels désespérés d’Antonio Gramsci qui, de sa prison, s’adresse à la famille et fait ressurgir des figures féminines dont il n’ignore pas l’incompréhension mais dont il éprouve le besoin : la cellule et la réclusion ne se trouvent apaisées, dit-il, que « grâce à la correspondance ». Et Pippo Delbono, déjà marqué par une dépression qui le poursuit depuis longtemps et qui lui a permis de signer son chef d’œuvre Gioia (élégie pour son double, Bobo), lit avec une gravité extrême les mots de l’intellectuel communiste voué à vingt ans de prison par Mussolini. Ce n’est pas la pensée de Gramsci que l’on découvre mais sa détresse ! Et elle s’empare du spectateur que je suis et résonne avec une gravité troublante.
L’échange de missives, très protocolaires, mais révélatrices des postions personnelles de Thomas Mann et Herman Hesse à l’égard de la déflagration fasciste, forme le noyau du spectacle. En exil tous deux, ils procèdent à des échanges polis, échanges parcimonieux marqués par le respect réciproque, mais échanges fermes qui conduisent de la neutralité initiale de Thomas Mann à ses imprécations anti nazies et dont Herman Hesse se dissocie en plaidant pour l’impératif du « silence » que tout écrivain, affirme-t-il, doit respecter ! « Après vos prises de position, je reste le dernier écrivain allemand ». « C’est le silence qui l’atteste », renchérit Hesse ! En écho, dans l’ultime lecture, Camus, lors d’une conférence à Upsala après la remise du prix Nobel, appelle à l’engagement contre « le silence » comme refuge. Postures qui s’affrontent…
Grâce à ces dialogues croisés je découvre les textes extraordinaires de Rosa Luxemburg dont m’était connu le destin tragique mais nullement ses positions, par exemple, sur la liberté qu’elle affirme avec fermeté face à Lénine lui-même. L’autorité du parti unique défendue par l’artisan de la Révolution, dit Rosa Luxemburg, est incompatible avec « la liberté ». Rosa, c’est une Hannah Arendt jeune ! Elle la précède… Dans la galerie des apparitions surgit la figure de la poète erratique Else Lasker Schüller que ce critique acerbe qu’avait été Karl Kraus admirait sans réserve. Elle s’impose comme une artiste, en déshérence, sans points d’attache ni repères, portée par ce qu’elle incarne plus que tous les autres, « l’exil intérieur ». Un naufrage qui s’achève, près de la folie, à Tel Aviv ! L’émotion, alors m’est apparu comme le fondement de « l’être ensemble » au théâtre. Emotion qui assure « l’effet miroir » entre la scène et la salle Par ailleurs ces mots, ces lettres, ces appels le confirment tout au long de la soirée. Dans les années 30 l’Histoire, comme le dit Hamlet, est « sortie de ses gonds », et les intellectuels de l’Europe en ont éprouvé les effets. Cet archipel des solitudes n’a comme liant que la douleur partagée. Le XXe siècle fut le siècle de tous les exils ! Extérieurs et intérieurs.
L’articulation de l’argument, son absence au temps de la pandémie qui ferme les théâtres met en évidence l’intuition géniale de Daniel Guérin qui avait le premier nommé la « peste brune ».