À l’occasion de la présence de Phia Ménard dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, à la Maison des Arts de Schaerbeek / Huis der Kunsten van Schaarbeek, Bruxelles, les 7 et 8 septembre 2020, avec Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère, nous publions en ligne un article du N° 138 d’Alternatives théâtrales : Arts de la scène et arts plastiques, oct. 2019.
Eau, vent, terre et ciel. Phia Ménard fait feu de tout bois. Dans des créations inclassables qui organisent la présence du corps dans un espace semé d’embûches, la jongleuse et metteuse en scène dompte les matières et joue avec les éléments. Depuis 2008, elle crée des pièces transdisciplinaires avec la farouche intention de repousser les limites habituelles de la scène. Sans doute guidée par l’adage «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme», elle a baptisé sa compagnie Non nova : Non nova, sed nove. (Nous n’inventons rien, nous le voyons différemment).
À la manière de Bachelard1, Phia Ménard se joue des Éléments.
Dans son cycle sur l’air, elle crée L’après-midi d’un foehn2 il y a une dizaine d’années et invente un dispositif scénique à mi-chemin entre la piste de cirque et le castelet. Un cercle, entouré de ventilateurs, constitue la piste de danse qu’occupera une interprète capée. Telle une étrange maîtresse de cérémonie, celle-ci crée des personnages fabriqués à vue dans des sacs en plastique… L’air pulsé par les ventilateurs donne l’illusion de vie à ces petits sachets qui se mettent à danser dans les airs. Gonflés à bloc sous la baguette invisible de leur manipulatrice, les personnages en matière ignoble – le bois est considéré comme une matière noble, pas le plastique3 – semblent évoluer de manière autonome. Présentée par Phia Ménard comme une chorégraphie pour marionnettiste et marionnettes, avec un dispositif de ventilation et quelques accessoires (sacs plastique, manteau, paire de ciseaux, rouleau adhésif, canne et parapluie), sur les notes de trois œuvres musicales de Claude Debussy (L’après-midi d’un faune, Nocturnes, Dialogue de la Mer et du Vent), cette pièce serait née d’une vision au Muséum d’Histoire Naturelle de Nantes en octobre 2008 : «Déambulant dans le musée seule la nuit, je passais de longues heures à saisir ce qui me troublait dans un pareil espace, entourée de mammifères inanimés parmi les plus sauvages. Je finis par comprendre que c’était l’absence de courant d’air qui me faisait défaut. J’installais donc dans la galerie de l’évolution une série de brasseurs d’air silencieux. C’est sous le léger crissement des pelages que je pris conscience que je me trouvais finalement dans un lieu de la représentation de la mort. Le musée devînt alors pour moi un cimetière dans lequel je décidais de réintroduire de la vie sous une forme inattendue. Un sac plastique rose lesté se mit donc à circuler parmi les animaux figés, tel un visiteur inadéquat! De là naquit l’envie d’écrire une forme chorégraphique pour sacs plastiques transformés.»4 Parallèlement à cette vision poétique, la créatrice s’intéresse aux changements d’humeurs liés aux conditions thermiques. D’après une étude menée par l’Université de Munich, relative aux interactions entre le «foehn» et les comportements humains, il y aurait une augmentation de 10% du nombre de suicides et d’accidents lors d’épisodes de ce vent chaud et sec en Europe. En complément de son cycle sur les «Pièces de Vent», (L’après-midi d’un foehn créé en 2008 puis Vortex en 2011), l’artiste poursuit son exploration des matières et met en scène P.P.P5 , première forme des «Pièces de Glace» en 2008: «Jongler de la glace est plus qu’un défi, c’est un dialogue avec une matière se transformant à chaque instant. Du bloc congelé à la flaque d’eau, un parcours semé d’obstacles qui finit toujours par vous ramener à la position parallèle au plancher!». Seule en scène au milieu d’un univers givré, elle y invente des mondes hérités des grandes ères glaciaires. Sur un sol glissant, hostile et merveilleux, avec frigidaire au lointain, elle évolue sous des rangées de boules de glace suspendues dans les cintres – chutant violemment au gré du dégel –, et aborde métaphoriquement son sujet de prédilection : la mue, le changement et l’évolution : sa difficile transformation physique aussi bien que sa perpétuelle mue artistique.
À la manière de Sisyphe, elle reconstruit des abris voués à l’effondrement
Habitée par l’Intranquillité, tenue en éveil par un imaginaire de la métamorphose et nourrie par ses recherches sur nos relations aux matières, elle développe depuis 2018 le projet «I.C.E» (Injonglabilité Complémentaire des Eléments) et élargit son champ de créations, jusque-là réservé au spectacle vivant, à des installations pérennes ou éphémères.
Pour cette artiste-architecte, l’installation renvoie aux arts plastiques et à l’inerte, et la performance, à la mise en jeu d’un être humain, aléatoire, irreproductible. On retrouve ces deux dimensions, qui l’intéressent également, dans les Contes immoraux 6 qu’elle créé en 2017. Maison Mère est le premier conte d’un triptyque né d’une commande de la Documenta 14, quinquennale d’art contemporain de Kassel, autour de la thématique: «Apprendre d’Athènes, pour un Parlement des Corps». Pour concevoir ce premier volet, Phia Ménard songe aux habitats éphémères. En souvenir d’un grand-père nantais enseveli sous les bombes pendant la Seconde guerre mondiale et relégué à la fosse commune, en mémoire de «l’absurdité du Plan Marshall et de la reconstruction suivant un modèle de maison préfabriquée…», en écho à la crise migratoire et à la question non résolue de l’habitat des sans-abris, elle s’est attaquée à l’esthétique de la déconstruction. Seule en scène, telle une Amazone arrachée au dernier opus de Mad Max, elle construit un Parthénon de carton. Magnifique et dérisoire, l’édifice qu’elle parvient à ériger avec les plus grandes difficultés, est voué – on le sent – à un anéantissement programmé. Après s’être acharnée pendant les deux-tiers de la représentation à l’érection de ce temple précaire, la performeuse s’ingénie à le défaire. Des trombes d’eau déversées sur l’édifice s’infiltrent lentement dans la toiture, jusqu’à transformer l’œuvre plastique en décor de carton-pâte branlant. Installée côté cour pendant une sorte d’épilogue de la représentation, Phia Ménard assiste à la mort annoncée de son projet. Impuissante et médusée – à l’instar du public inquiet –, par la beauté venimeuse de ces décombres fumant…
Cri d’alarme anthropocène? Geste poétique et politique, comme la plupart des œuvres de la compagnie Non Nova ? La créatrice protéiforme a choisi cette métaphore pour évoquer une Europe en éternelle déconstruction/ reconstruction. Après cet Écroulement de la Baliverna peut-être annonciateur de mondes meilleurs, le cycle des Contes immoraux étalé sur trois années, se poursuivra par Temps Père et La Rencontre Interdite.
Notes de bas de page :
1. Dans L’eau et les rêves (1942), essai d’esthétique littéraire, Gaston Bachelard s’intéresse à l’un des quatre éléments matériels – l’eau – qui, avec le feu, la terre et l’air, régirait l’ensemble des forces imaginantes de notre esprit. 2. L’après-midi d’un foehn, Version 1, première des «Pièces du Vent» au muséum d’Histoire Naturelle de Nantes, 2008. 3. Cf Jean Baudrillard, «Bois naturel, bois culturel», Le système des objets, Tel/ Gallimard, 1968. 4. Tous les propos de Phia Ménard cités en italique sont empruntés au site de la compagnie Non nova: http:// www.cienova.com/ 5. P.P.P., Manipulation de matières – Pièce de Glace, interprétée et mise en scène par Phia Ménard, janvier 2008.
Pour aller plus loin : Site compagnie Non Nova : http://cienonnova.com/ Programmation et réservation : KFDA