L’arrivée d’une maison d’édition de textes de théâtre en Belgique francophone est trop rare pour ne pas être saluée et encouragée ! C’est au cœur de la pandémie, en 2020, qu’Aurélie Vauthrin-Ledent a fait le pari un peu fou de soutenir la création théâtrale par l’édition en lançant, dans une démarche coopérative, une collection de petits livres de théâtre au format A5 et au prix de 10 euros (!) sous le joli nom de « les oiseaux de nuit ».
J’ai vu, par plaisir et par profession, des centaines (plusieurs milliers ?) de spectacles de théâtre. Curieusement, grand lecteur de romans, d’essais politiques ou philosophiques, je lis rarement des pièces de théâtre… C’est pourtant la rencontre avec certaines d’entre elles qui m’ont fait basculer, durant une courte période de ma vie, vers la mise en scène : moment captivant de la traduction des textes vers la scène, de l’incarnation des mots dans le corps des actrices et des acteurs, gourmandise des mots qui s’échappent vers le public, fascination pour une pensée en acte et les émotions qu’elle procure.
Un heureux hasard a voulu que je rencontre une jeune artiste qui fait ses premiers pas dans l’écriture de textes de théâtre et que « les oiseaux de nuit » ont eu le bon goût d’éditer. Sous le titre étrange (mais judicieux) « C’est lorsque le glaçon a totalement fondu que l’eau est la plus froide », Delphine Peraya a écrit un très beau texte aux lectures plurielles et qui m’apparaît comme une formidable matière à jouer.
Je ne sais si l’auteure a lu « la disparition », cet étonnant texte de Georges Perrec, 300 pages écrites sans la lettre e, mais je crois savoir que la disparition est un thème qui la questionne depuis l’enfance et qu’on retrouve en filigrane tout au long du récit. À l’occasion d’un aménagement/déménagement, un couple de deux jeunes femmes s’interrogent sur la place des objets en même temps que sur la difficulté de communiquer entre elles leurs sentiments. Entre les dialogues menés par Sacha et Camille, un personnage de petite fille intervient (sera-t-il une voix off dans le spectacle ? ou un personnage représenté que les protagonistes ne voient pas — un défi à relever pour la mise en scène) qui est à la fois une sorte de voix intérieure des personnages, mais aussi un regard extérieur sur eux pour mettre leurs comportements et agissements en perspective.
Entrelacé dans ce premier récit s’en glisse un autre qui aborde au travers du dialogue entre trois femmes (appelées ici « trois générations ») le thème de la mémoire — un concept proche de celui de la disparition, d’autant qu’est mise en avant ici la question de sa perte par la « première génération » qui oscille entre présence et absence à la réalité, expérience qu’ont vécu et que vivent douloureusement toutes celles et ceux qui ont vu se dégrader les capacités de discernement d’un proche.
On pourrait penser par la description que je viens d’esquisser de l’univers dans lequel baigne « C’est lorsque le glaçon… » qu’il s’agit d’une pièce austère et sévère. Il n’en est rien.
Le talent de Delphine Peraya fait se mêler dans son récit la grande et la petite histoire, le concret de la vie quotidienne et une pensée interrogative et lucide sur le monde, une écriture qui mêle approche prosaïque et dimension poétique, de petites doses d’humour bienvenues, tout ce qu’il faut pour que des actrices s’emparent de ce texte original et touchant et le partagent avec le public.
Mais le texte existe aussi par sa qualité littéraire et sa dynamique propre, et devrait ravir le lecteur curieux de nouvelles inventions d’écriture.