Parution, Claudette Joannis. Edouard de Max, Gloire et décadence d’un prince de la scène française (1869 – 1924). Collection Saint – Germain des Près Inédit
Dans ce livre rare Claudette Joannis s’engage sur les traces d’un acteur hors pair, Edouard de Max, venu de Roumanie, plus précisément de Iassy, pour s’imposer à Paris et finir dans son refuge hétéroclite du 66 rue Caumartin. Lui qui a tant aimé clamer les mots et projeter ses passions, assumera sur le ton de l’aveu testamentaire l’association des deux pays entre lesquels son destin se noua : « Vive la France ! Vive la Roumanie ! ».
De Max, réputé pour ses performances auprès de Sarah Bernhardt ou au sein de la Comédie Française, apprend-t-on ici qu’il s’inscrit parmi les pionniers de l’Avant-garde représentée à la fin du XIXe siècle par André Antoine, Lugné-Poe, Paul Fort, Adolphe Appia. Qui sait aujourd’hui qu’il fut présent dans la représentation de Rosmersholm, la première pièce d’Ibsen jouée en France ou dans Manfred, spectacle réalisé par Appia ? Ce livre brouille son homogénéité de star « académique » et nous le révèle dans la complexité de son errance. Et ainsi nous l’aimons davantage. Comment ne pas être sensible à son passage du Théâtre de l’œuvre, foyer de la modernité, à celui de « la divine » Sarah ou au Français ? Et comment ne pas être surpris par cet appel d’Henry Bataille : « Il me faut De Max », exige l’auteur à succès de l’époque. Un écrivain et un acteur aussi différents… qui l’eût cru !
De Max, nous le savions, déploya presque constamment l’excès vocal, et sa voix, à gorge déployée, résonna sur les scènes de France et d’Amérique mais jamais elle ne parvint à un épanouissement aussi absolu que dans le plein air des arènes de Béziers où il incarna avec une fougue inouïe Prométhée. Il disposait, selon les dires étonnants du maître du « naturalisme », André Antoine, du « lyrisme du grand acteur ». Ses déchaînements ont suscité des enthousiasmes autant que des réserves, comme chez Gide qui l’aime davantage lorsqu’il est moins expansif et agressif, plus retenu. De toute manière « il n’est jamais commun » va conclure Sarah Bernhardt ! La gloire de De Max ne fut pas unanimement célébrée et Claudette Joannis, avec discrétion, inventorie les éloges autant que les piques : De Max, un héros percé de flèches, tel Saint Sébastien, le patron des homosexuels, dont il se réclamait avec franchise.
Sur tout acteur étranger reste marqué le sceau de sa langue maternelle. Elle l’habite et perdure comme une nappe phréatique, langue des sources. Propos que De Max confirme car il n’a jamais pu se départir de son accent d’origine. Accent qualifié tantôt d’«exotique », tantôt de « satanique », persistance roumaine qui ressurgit dans la voix de cet émigrant ainsi dénoncé. Elle restera insurmontable sans qu’il veuille pour autant la dissimuler. Malgré le retentissement de ses envolées sonores, De Max ne sera pas tout à fait d’ici et ainsi, sur la scène, sa voix attestera vocalement sa déchirure. L’accent le préservera de l’intégration intégrale !
De Max n’a nullement cherché à passer sous silence, à oublier son origine. Et, nous l’apprenons, à Paris il est resté en contact avec la Roumanie et ses acteurs, en particulier Maria Ventura ou avec Marta Bibesco et son fils Antoine dont Proust était épris, mais aussi avec sa ville natale et son pays à l’heure de la guerre malgré l’indécision qui fit entrer la Roumanie en guerre seulement en 1916. Ces aveux implicites d’appartenance et d’intimité avec la colonie roumaine surprennent chez le dandy qu’il était et le rendent encore plus attachant. Il ne fut pas prisonnier de son pays de départ, mais il ne se détacha pas de lui comme un serpent de sa peau !
De Max fut, explicitement, un pionnier du combat homosexuel. Il ne s’en cacha pas, il s’afficha dans toute sa vocation sexuelle parfois avec éclat, souvent avec humour. Ne dira-t-il pas à Sarah « la patronne », lors d’une scène conflictuelle : « Madame, je suis aussi femme que vous » ou à Alice Cocéa qui, après un concours raté, éplorée, se blottissait contre lui : « Tu sais, je ne suis pas trop du côté des femmes. Tu me compromets ! ». Il joua en travesti dans des cabarets et ne dissimula rien, au risque de porter préjudice à sa carrière. De Max a séduit Cocteau jeune, Gide ne resta pas indifférent à son aura, mais aucun ne fut présent à son enterrement. De qui s’étaient-ils éloignés : de l’acteur extraverti ou de l’homosexuel excentrique, qui, de concert, avaient agité les milieux parisiens ?
De Max a affirmé conjointement sa passion du spectacle et son homosexualitéen affichant la théâtralité du luxe au quotidien : vêtements extravagants et accessoires voyants – boutons de manchettes, bagues, tabatières – faisaient partie du répertoire de ses apparitions parisiennes. Certains s’en sont amusés, d’autres, plus cruels, les ont considérés comme des résidus provinciaux, rappelant, disait avec mépris l’un d’entre eux, « le goût d’un pédicure de Bucarest ». De Max souhaitait ne pas dresser une frontière entre la scène et la vie, sans cesse il voulait « jouer » tout autant des personnages imaginés par d’autres que son propre personnage, conçu et assumé par lui ! Comme une star qui, au-delà de la scène, ne cesse pas de « célébrer » son art et sa biographie. De Max a cultivé obstinément leur association. Il se réclamait ainsi de ce personnage hors-normes qui lui fut cher, de même qu’à Antonin Artaud, Héliogabale ! Par son goût pour la décadence il s’apparentait à lui et procédait à l’expansion du théâtre au-delà du plateau. Prisonnier du visible, propension de star….
De Max fut un excentrique et un personnage ludique comme on n’en trouve plus aujourd’hui. On le découvre ici dans ses performances théâtrales et sociales, toujours « acteur » dans l’acception la plus noble comme la plus dérisoire. Mais, lui, prisonnier narcissique de lui-même, n’a pas hésité à s’impliquer dans la Grande Guerre, d’un côté ou de l’autre, celui de la France ou celui de la Roumanie ! N’oublions pas cet engagement qui le rapproche de Sarah ! Comme elle, De Max est allé au front, a récité, consolé des soldats plongés dans la tourmente qui ébranla l’Europe ! Un acteur au cœur du… Feu ! Feu qui a détruit tant d’artistes, Apollinaire, Braque, Franz Marc…
De Max ne s’est pas dérobé à l‘exercice raffiné de la récitation des vers, surtout de Baudelaire, son idole. Séduit par la beauté des vers et attiré par « la malédiction du destin » dont il se sentait proche. L’acteur qu’il était, sans nulle précaution, aspiré par ce vertige enivrant, plongea dans l’intensité de l’univers baudelairien. Il répondit par ailleurs à l’invitation de la comtesse de Bearn et participa à l’ouverture du Théâtre byzantin devenu aujourd’hui le fleuron de l’ambassade de Roumanie à Paris. De Max, un acteur, juif et homosexuel, a honoré ce lieu qui préserve encore la bibliothèque de Paul Valéry mais qui a oublié « le prince » de la scène. Les acteurs, c’est leur destin ! Ce livre s’y oppose sans rhétorique mémorielle ! Il invite à retrouver des étoiles éteintes comme De Max.
De Max n’a rien dissimulé, il a tout assumé et affiché. Il fut brillant et insupportable, déchiré par son « écartèlement » entre deux pays, entre des courants artistiques opposés, entre deux siècles… Il n’a pas cessé de jouer comme un acteur absolu. « Nous n’existons qu’en scène. Toute ma vie tient dans mon art ». Sa scène fut celle du théâtre et celle du monde. Scènes réunies dont il a scellé avec ardeur les fiançailles. Elles lui ont permis de pleinement s’accomplir et, également, elles l’ont calciné.
Ce livre nous permet de retrouver de Max dans sa solitude décadente, dans son génie atypique, dans sa condition double ! Fugitive renaissance d’une légende oubliée !