Chéreau à Bruxelles / Casarès dans la salle

« Accents toniques » est un recueil de notes, la plupart inédites, rédigées depuis 1973 par Jean-Marie Piemme. Extrait 5 : notes non datées (années 80-90).

Jean-Marie Piemme (© Alice Piemme)

– PATRICE CHÉREAU À BRUXELLES. Il cherche un lieu pour représenter Dans la solitude des champs de coton de Koltès. Il a fixé son choix sur les Halles de Schaerbeek. Avant lui, Mnouchkine, pour Sihanouk, avait fait le même choix. Ça et là, on entend des critiques contre Mortier qui programme le spectacle : il investirait des sommes trop importantes pour équiper provisoirement les Halles. Personne ne songe à voir le scandale là où il est : que dans une ville comme Bruxelles, il n’y a actuellement aucune salle équipée pour recevoir des créateurs comme Mnouchkine et Chéreau.

– MARIA CASARÈS QUITTE LE PLATEAU ET S’ASSIED DANS LA SALLE (dans la mise en scène des Paravents de Genet par Chéreau). Tout de suite, mon être de spectateur se modifie. Qui est-elle cette Casarès-là, réelle et imaginaire ? Et qui suis-je, moi qui regarde quelqu’un d’imaginaire et de réel ? Un sentiment de trouble s’impose. Il ne s’impose pourtant que si l’acteur n’en profite pas. Pour jouir du trouble de l’actrice à côté de moi, il me faut avoir la certitude de sa neutralité à mon égard. Si, par exemple, il advenait qu’elle m’adresse la parole, qu’elle vienne à me poser une question qui demande réponse, l’étrangeté de sa présence s’évanouirait. Je lirais cette adresse directe comme un signe, une volonté (un peu puérile) de nier le code en vigueur au théâtre. Et cette timide iconoclastie aurait sur moi un effet des plus rassurants. En effet, je sais que celui qui agirait de la sorte feindrait de me prendre pour un interlocuteur réel bien qu’il sache que tout ceci n’est qu’un jeu, et qu’il sache que je le sais. Nous serions de connivence dans une tentative désespérée (et désespérante) de secouer le joug de la règle. Ou alors se produirait l’effet inverse : rappelé à une réalité non prévue par moi et non feinte (me voilà dans le bain), mis en position de devoir payer de ma personne dans un espace symbolique où je n’ai pas choisi de le faire, précipité dans une situation qui m’est imposée, je ressentirais l’adresse directe comme une agression, provoquant chez moi, non le trouble positif, encore moins la jouissance, mais plutôt l’embarras et la colère. Octave Mannoni rappelle dans Le Théâtre et la folie que le théâtre est le lieu d’une illusion où personne ne doit être trompé. « Celle-ci, dit-il, sollicite notre complicité, mais notre complicité de spectateur n’a rien de commun avec la méconnaissance ou la crédulité. »

Les représentations de Dans la solitude des champs de coton auxquelles il est ici fait allusion, dans la première mise en scène de Patrice Chéreau, ont eu lieu du 21 au 28 février 1987 aux Halles de Schaerbeek (Bruxelles).
couv 35-36Le numéro 35-36 d'Alternatives théâtrales (février 1990) est consacré à Bernard-Marie Koltès et contient un entretien avec Patrice Chéreau (numéro épuisé, disponible en PDF).

L'archive que nous publions cette semaine sur le blog est un entretien avec Maria Casarès publié dans ce même numéro.
www.jeanmariepiemme.be

 

Auteur/autrice : Jean-Marie Piemme

Auteur, dramaturge. www.jeanmariepiemme.be

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