Créé dans le cadre des Sujets à Vif (SACD- Festival d’Avignon 2018), prononcer fénanoq est le fruit de la rencontre corporelle, plastique, politique et poétique entre Cécile Proust et Pierre Fourny. Dans cette proposition en mots, en images et en mouvement, inspirée par les questions de genre qui ont soulevé le Festival d’Avignon cette année, Cécile Proust, danseuse, chorégraphe, autrice et directrice artistique de femmeuses livre avec Pierre Fourny, poète, metteur en scène et codirecteur de ALIS (Association Lieu Image Son) un combat pour la reconnaissance de la place des femmes à la ville comme à la scène.
Au moyen d’une fabuleuse machine à découper les lettres et à inventer de nouveaux mots, et d’une exploration historique et théorique des usages de la langue, les deux complices nous rappellent qu’il fut un temps où le féminin pouvait l’emporter sur masculin, où l’on féminisait les noms de métier – sans crier au ridicule…
En écho à notre rencontre du 19/07, dans le cadre des Ateliers de la pensée 2018, (extrait à voir ou revoir ici) en présence d’Emmanuelle Favier autrice, Phia Ménard, metteuse en scène et performeuse, Anne Pépin, agente principale aux politiques, Commission européenne secteur genre, et en résonance avec un de nos numéros publiés en 2016, le #129 Scènes de femmes, Écrire et créer au féminin, nous avons le plaisir de publier plusieurs extraits de textes écrits et choisis par Cécile Proust.
Les deux premiers (« La masculinisation de la langue française » et « Noms de métiers ») des cinq textes de Cécile Proust puisent leurs sources historiques dans les travaux de Bernard Cerquiglini, Anne-Marie Houdebine et Éliane Viennot.
1/ La masculinisation de la langue française
À partir du XVIIe siècle, l’offensive contre les femmes s’étend à la langue et, alors que la langue française est parfaitement outillée pour être égalitaire, des lettrés et des académiciens la rendent sexiste. Cette masculinisation de la langue française, qui a suscité de vives résistances, commence au XVIIe siècle, mais ne réussit à s’imposer qu’à la fin du XIXe avec l’école publique obligatoire, la même qui interdit en son sein les langues régionales.
Gilles Ménage, grammairien du XVIIe siècle, vit et étudie à Angers, la ville dans laquelle, trois siècles et demi plus tard, Pierre [Fourny, NdE] réussit brillamment ses études secondaires au lycée David d’Angers, au moment même où, dans la même ville, je rate magistralement les miennes au lycée Joachim du Bellay. Poète du XVIe siècle, Joachim du Bellay rédige Défense et illustration de la langue française dans laquelle il propose, afin d’enrichir et de fortifier la langue française, d’inventer des mots !
Mais laissons Joachim du Bellay à sa douceur angevine et revenons à ce qui nous réunit : les contorsions masculinisantes imposées à notre belle langue française, avec l’exemple d’un « la » qui doit devenir un « le ». Gilles Ménage rapporte dans ses mémoires une conversation qu’il eut avec Madame de Sévigné, dont il était, par ailleurs, éperdument amoureux : « Madame de Sévigné s’informant de ma santé, je lui dis : ‘Madame, je suis enrhumé.’ ‘– Je la suis aussi, Monsieur.’ – ‘Il me semble, Madame, que selon les nouvelles règles de notre langue, il faudrait dire : je le suis.’ – ‘Vous direz comme il vous plaira, Monsieur, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement.’ »
2/ À propos de l’effacement de certaines formes féminines de noms de métiers.
Le mot « autrice » était couramment employé au XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, les académiciens décident que, ce métier ne convenant pas aux femmes, le mot « autrice » ne doit plus être employé.
Au XIXe siècle, Louis Nicolas Bescherelle, oui, celui de vos manuels de conjugaisons, confirme que les métiers ne convenant qu’à des hommes doivent être uniquement désignés par des noms masculins.
Alors qu’il n’y jamais eu d’offensive contre brodeuse, coiffeuse, danseuse, boulangère, adieu professeuse, gouverneuse, graveuse, médecine, mairesse, libraresse, notaresse, peintresse, philosophesse.
3/ Bras de fer
Un jour, quand j’étais à l’école primaire Edmond Proust, l’instituteur me fait venir, moi, première de la classe et Dominique, le garçon dont j’étais amoureuse et qui était premier ex-æquo. Et, afin d’illustrer la règle le masculin l’emporte sur le féminin, l’instituteur nous demande de faire, devant toute la classe, un bras de fer !
4/ Non binarité
Des personnes non binaires, qui ne se reconnaissent ni dans un genre ni dans l’autre ou se reconnaissent dans les deux à la fois, mais aussi des allié.es cisgenres qui ne veulent pas rigidifier la dualité homme/femme
inventent des drag king lexicales,
des LGBTQIAA+ syntaxiques,
des intersexionnalités performatives et langagières,
font de la haute voltige philologique, de la magie perlocutoire, de la sorcellerie linguistique,
transcendent les orthographes, troublent les genres grammaticaux, performent les graphies,
dégoupillent les néologismes, caressent les points médians, accordent les proximités,
ouvrant ainsi le répertoire des identités grammairiennes et créent des langues épicènes et jouissives
et font avec des ils et des elles… des ielles,
créent des toustes,
inventent des celleux, des ceulles, des ceuses,
mais aussi des auteurices, des créateurices et des professeureuses.
72e FESTIVAL D’AVIGNON : LES SUJETS À VIF – Programme D : prononcer fénanoq – Pierre Fourny et Cécile Proust Cécile Proust travaille sur le genre et les féminismes. Pour prononcer fénanoq elle plonge dans la langue française masculinisée depuis le 17ème, travaille au corps les graphies transgenrées, met la langue en mouvement, fait valser les binarités, tranche les mots par la verticale. Pierre Fourny travaille le corps des lettres. Au sein de ce projet, il dessine une nouvelle police de caractères rythmés par les ronds et les droites d’un code numérique. Pour lui les mots se coupent à l’horizontale, et génèrent, à 2 mi-mots, des assemblages poétiques. Ensemble et chacun.e avec ses outils Pierre Fourny et Cecile Proust construisent et déconstruisent une langue en chantier comme leur espace.
#129 Scènes de femmes, Écrire et créer au féminin avec un dossier sur Anne-Cécile Vandalem, est disponible en PDF au prix de 8,99 euros.